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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOLE 

DES  HAUTES  ÉTUDES 

COMAAERCIALES 

DE  MONTRÉAL 


^W 


BIBLIOTHEQUE 

NO_Il 1- 

COTE : 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


TYPOGRAPHIE   F[RMIN-i)IDOT  ET   c' '.   —   PARIS. 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


SUIVANT  LA  MÉTHODE  D'OBSERVATION 


Directeur  :  M.  EDMOND    DEMOLINS 


17^  Année.  —  Tome  XXXIII 


^?n. 


PARIS 

BUREAUX     DE    LA    TIEYUE 

LIBRAIRIE    DE    FIRMIX-DIDOT    ET   C'« 

IMPRIMEURS   DE   t/iNSTITUT,    RUE  JACOB,    50. 

1902 


QUESTIONS   DU  JOUR 


L  ORGANISATION  SYNDICALE  OUVRIÈRE 


LA  NOUVELLE  FORME  DU  CONTRAT  DE  TRAVAIL  EN  PRÉ- 
SENCE DE  L'AUTORITÉ  PATRONALE  ET  DE  LA  CONCUR- 
RENCE (1). 

Les  employeurs  élèvent  contre  l'organisation  syndicale  ou- 
vrière deux  griefs  d'une  exceptionnelle  gravité  :  ils  affirment 
que  les  syndicats  ne  tendent  à  rien  moins  qu'à  les  dépouiller  de 
toute  leur  autorité  dans  la  direction  de  leurs  entreprises  et  de 
leurs  ateliers  :  ils  soutiennent  en  second  lieu  que  les  ouvriers, 
une  fois  munis  d'un  instrument  pour  dominer  le  marché  du 
travail,  sont  enclins  à  soutenir  des  prétentions  exagérées  qui 
rendent  impossible  la  fabrication  à  bon  marché  et,  par  suite, 
assurent  la  priinauté  soit  des  centres  industriels  situés  sur  une 
autre  section  du  territoire,  soit  surtout  des  pays  étrangers, 
assez  heureux  pour  s'être  préservés  «  de  la  pestilence  syn- 
dicale » . 

Quand  on  se  croit  menacé  de  maux  aussi  graves  et  aussi  im- 
mérités, on  se  doit  à  soi-même  d'ouvrir  sans  retard  les  hostilités 
et  de  les  poursuivre  avec  énergie.    Les  employeurs  n'ont  pas 

(l)  Celle  élude  est  extraite  d'un  ouvrage  que  M.  Paul  lîureau  fait  paraître  en  ce 
moment  chez  Alcan,  108,  boulevard  Saint-Germain,  sous  ce  titre  :  Le  coalrat  de 
travail  :  le  rôle  des  syndicats  professionnels.  Nous  ne  saurions  trop  recommander  à 
nos  lecteurs  cette  œuvre,  d'une  remarquable  puissance,  qui,  contenue  en  300  pages, 
présente,  avec  une  fermeté  et  une  lucidité  toutes  scientifiques,  le  méthodique  ensemble 
des  graves  questions  que  soulève  et  que  doit  résoudre  le  grand  mouvement  pro- 
gressif des  syndicats  ouvriers.  On  verra  après,  dans  le  Mouvement  social,  la  préface, 
la  conclusion  et  la  table  de  l'ouvrage.  {La  Rédaction.) 


6  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

failli  à  ce  devoir,  et  riiistoire  économique  de  toutes  les  grandes 
nations  industrielles,  dans  ces  cinquante  dernières  années,  at- 
teste que,  dans  tous  les  métiers,  les  syndicats  professionnels  ont 
rencontre  Topposition  tenace  et  vigoureuse  des  employeurs. 
Sans  doute,  lorsqu'un  groupement  syndical  a  atteint  la  pléni- 
tude de  son  développement,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des 
patrons  qui,  loin  de  déclarer  la  guerre  aux  associations  formées 
par  leurs  ouvriers,  apprécient  au  contraire  les  grands  services 
que  ces  associations  leur  rendent  et  en  viennent  même,  comme 
M.  Morgan,  le  célèbre  secrétaire  du  trust  de  Tacier  aux  États- 
Unis,  à  refuser  de  traiter  avec  des  ouvriers  isolés.  Mais,  encore 
une  fois,  cette  attitude  ne  s'est  presque  jamais  manifestée  qu'à 
l'égard  des  syndicats  parvenus  à  la  pleine  expansion  de  leur 
force;  on  ne  reconnaissait  leurs  services  que  le  jour  où  on 
pensait  ne  plus  pouvoir  lutter  contre  eux  et  il  n'est  que  trop 
avéré  que,  dans  tous  les  pays,  les  associations  ouvrières  ont  dû 
livrer  de  longues  batailles  et  soutenir  de  longues  grèves  pour 
obtenir  la  reconnaissance  de  leur  droit  à  la  vie. 

Cette  lutte,  dont  l'issue  ne  peut  jamais  être  douteuse  et  qui 
se  termine  invariablement  par  la  défaite  des  employeurs  toutes 
les  fois  que  leurs  adversaires  font  preuve  des  qualités  requises, 
traverse  d'ordinaire  les  cinq  phases  suivantes  : 

Au  début  de  l'organisation  syndicale,  les  employeurs  se  bor- 
nent à  manifester,  sans  plan  arrêté,  leurs  sentiments  hostiles  : 
on  se  contente  d'abord  de  n'embaucher  les  syndiqués  que  les 
derniers,  après  tous  les  non-syndiqués,  et  en  temps  de  chô- 
mage on  les  renvoie  les  premiers;  parallèlement,  on  ne  perd 
aucune  occasion  de  témoigner  sa  sympathie  aux  non-syndiqués, 
soit  dans  la  répartition  des  tâches,  soit  dans  le  choix  des  postes 
les  mieux  rémunérés. 

Au  bout  de  quelques  années,  comme  le  mouvement  syndical 
ne  cesse  de  recruter  des  adhérents,  on  recourt,  si  les  circons- 
tances le  permettent,  à  un  moyen  plus  énergique,  la  mise  ù, 
l'index,  le  boycottage,  et  les  employeurs  signent  ensendjle  un 
pacte  solennel,  semljlable  à  celui  que,  dans  la  grande  lutte  de 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  7 

1859-1860,  l'Association  centrale  des  patrons  du  l)âtinient  de 
Londres  approuva  à  une  grande  majorité  :  «  Nul  membre  de 
celte  association  ne  pourra  engager  ou  garder  à  son  service  un 
ouvrier  contribuant  à  la  caisse  de  toute  Trade-Union  ou  société 
ouvrière  qui  se  mêle  de  la  réglementation  de  quelque  établisse- 
ment, des  heures  ou  dés  conditions  de  travail,  des  contrats  ou 
accords  des  ouvriers  ou  des  patrons  ou  de  la  qualification  et  des 
conditions  du  service  (1).  »  Cette  période  ouvre  Tère  des  grandes 
guerres  entre  les  employeurs  et  le  groupement  syndical  ;  c'est 
Tâge  héroïque. 

Comme  cette  tactique  demeure  sans  résultat  et  que  T associa- 
tion ouvrière  ne  cesse  de  grandir,  on  en  vient  à  reconnaitre 
r existence  du  syndicat,  à  admettre  qu'il  puisse  être  le  représen- 
tant des  ouvriers  et  à  discuter  avec  lui  les  clauses  du  contrat  de 
travail.  Pendant  cette  troisième  période,  les  grèves  sont  encore 
fréquentes  ;  naturellement  les  employeurs  continuent  à  mani- 
fester leurs  préférences  pour  les  non-syndiqués  et,  au  besoin,  se 
servent  d'un  artifice  aussi  ingénieux  que  surprenant  :  ils  pren- 
nent eux-mêmes  Finitiative  de  grouper  les  non-syndiqués  en  un 
syndicat  apparent.  Plusieurs  établissements  français  sont  au- 
jourd'hui arrivés  à  cette  troisième  période  et  tout  le  monde 
connaît  les  syndicats  jaunes  de  Montceau-les-Mines,  du  Creusot, 
de  Montchanin  que  l'on  oppose  aux  syndicats  rouges. 

Ce  dualisme  bizarre,  en  opposition  essentielle  avec  tous  les 
faits  économiques,  ne  tarde  pas  à  disparaître  (2),  non  sans  lais- 
ser pourtant  un  amer  souvenir  aux  employeurs  ou  aux  employés, 

(1)  Sidney  et  Béatrice  Webb,  op.  cit.,  p.  241.  —  Les  patrons  fourreurs  de  Paris,  à  la 
suite  de  la  grève  d'octobre  1901,  ont  conclu  un  pacte  de  ce  génie. 

(2)  Ces  syndicats  disparaissent  nécessairement  au  bout  de  peu  de  temps  ;  s'ils  sont 
dans  la  main  du  patron,  ils  n'ont  aucune  raison  d'être  et  une  partie  de  leurs  membres, 
reconnaissant  qu'ils  ont  été  dupés,  passent  aux  Syndicats  rouges  ;  s'ils  méritent  véri- 
tablement leur  nom  et  prennent  leur  rôle  au  sérieux,  la  plupart  des  membres  des 
Syndicats  rouges  viennent  les  renforcer  et,  cette  fois,  l'employeur  reconnaît  que  son 
illusion  s'évanouit.  Au  surplus,  les  employés  agiront  sagement  en  se  méfiant  de  ces 
Syndicats  en  partie  double  :  à  Montceau-les-Mines,  on  sait  que  la  nouvelle  adminis- 
tration a  manifesté  ses  sympathies  pour  les  rouges  et  on  doit  aussi  méditer  la  petite 
aventure  que  voici  et  que  rien  n'autorise  à  croire  exceptionnelle.  Dans  un  port  italien, 
un  entrepreneur  de  débarquement  avait  constitué  un  Syndicat  «jaune  »  ;  aussitôt  les 
ouvriers  du  port  syndiqués  en  «  rouge  »  refusèrent  de  travailler  au  déchargement  d'un 


8  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

et  on  entre  dans  la  quatrième  phase,  pendant  laquelle  Tomni- 
potènce  du  syndicat  s'aflîrme  de  plus  en  plus,  celui-ci  restant 
pour  reniployeur  un  adversaire  dont  on  subit  le  joug  faute  de 
pouvoir  le  secouer.  De  temps  à  autre,  on  essaie  encore  d'engager 
la  lutte,  en  combinant  quelque  plan  très  ingénieux  (!),  du  genre 
de  celui  que  rapportait  récemment  un  grand  journal  parisien. 
L'histoire  vaut  la  peme  d'être  rapportée,  car  elle  se  répète  si 
souvent  qu'il  est  utile  de  la  connaître,  ne  fût-ce  que  pour  s'é- 
pargner la  mésaventure  qui  la  termine  invariablement. 

Donc  à  Bruxelles,  il  y  a  quelque  temps,  les  patrons  impri- 
meurs, pour  résister  aux  prétentions  croissantes  du  syndicat  des 
ouvriers  typographes  qui,  depuis  plusieurs  années,  avait  im- 
posé une  notable  hausse  de  salaires  et  la  réduction  de  la  durée 
du  travail  quotidien,  resserrèrent  entre  eux  leur  entente  et  ré- 
solurent de  prendre  l'oÛensive.  Il  fut  convenu  que  l'on  tirerait 
au  sortie  nom  de  celui  d'entre  eux  qui  ouvrirait  le  feu  :  celui-là 
devait  renvoyer  de  son  atelier  tous  les  ouvriers  syndiqués  et  ses 
collègues  s'engageaient  tant  à  exécuter  pour  lui  les  commandes 
qu'il  ne  pourrait  exécuter,  qu'à  l'indemniser  de  toutes  les 
pertes  que  cette  lutte  pourrait  entrahier.  Le  plan  fut  mis  à  exé- 
cution et  un  employeur,  désigné  par  le  sort,  renvoya  effective- 
ment 3i  ouvriers  après  avoir  constaté  leur  refus  de  donner  leur 
démission  de  membres  du  syndicat  :  il  leur  notifia  d'ailleurs 
qu'ils  ne  trouveraient  d'emploi  dans  aucune  autre  imprimerie  de 
la  ville.  Les  ouvriers  congédiés  assignèrent  le  patron  et  ses  col- 
lègues et  obtinrent,  à  titre  de  dommages-intérêts,  des  indemni- 
tés variant  de  400  à  1.600  francs.  Laissons  de  côté  ce  résultat 
judiciah^e  :  les  patrons  bruxellois  ont-ils  jamais  pu  croire  que 
leurs  ouvriers  syndiqués  auraient  la  naïveté  de  se  laisser  ainsi 
décimer  par  petites  escouades?  En  vérité,  on  pouvait  leur  sup- 
poser une  connaissance  plus  documentée  de  l'histoire  du  fédé- 
ralisme économique  :  comment  ne  savaient-ils  pas  que  la  grève 

vapeur  suédois  où  des  jaunes  avaient  élé  embauchés.  Les  «  rouges  »  parcoururent  le 
port  et  le  quartier  maritime,  menaçant  les  jaunes  dont  ils  jetaient  les  outils  dans  le 
bassin.  Il  y  eut  dix  arrestations  et,  dans  l'après-midi,  l'entrepreneur  de  débarquement, 
(•ris  de  peur,  renvoya  tous  les  «  jaunes»  et  embaucha  les  «  rouges  >\  Force  restait 
à  la  force.  Le  calme  était  rétabli.  [Le  Teinps,  19  mai  1901.) 


L  ORGANISATION    SYNDICALE    OUVRIERE.  9 

"générale  répond  au  loch  ont  par  échelons,  comme  le  lock  oui 
général  répond  à  la  grève  par  échelons?  Les  typographes  de 
Bruxelles  ont  eu  le  sagesse  de  s'adresser  aux  tribunaux  :  c'était 
plus  simple  et  plus  piquant;  mais,  à  défaut  de  cette  arme,  ils  en 
avaient  une  autre,  singulièrement  plus  efficace,  la  grève  géné- 
rale. 

Des  incidents  de  ce  genre  marquent  la  quatrième  phase  et  on 
arrive  enfin  à  la  cinquième,  pendant  laquelle  les  employeurs, 
ayant  enfin  accepté  de  vivre  en  paix  avec  les  associations  syndi- 
cales... s'aperçoivent  que  leurs  griefs  étaient  mal  fondés  et  que 
le  groupement  organique  de  leurs  employés  collabore  au  main- 
tien de  la  paix  sociale  et  du  bon  ordre  dans  leurs  ateliers.  Il 
importe  d'étudier  avec  quelque  détail  le  mécanisme  de  ce  régime 
nouveau  du  contrat  collectif  de  travail  désormais  substitué  au 
régime  du  contrat  individuel. 

Userait  puéril  de  nier  que  le  triomphe  de  la  doctrine  syndi- 
cale sur  le  contrat  de  travail  oblige  l'employeur  à  modiiîer  pro- 
fondément sa  conception  de  l'autorité  patronale  :  le  jour  où 
l'industriel,  au  lieu  de  traiter  individuellement  avec  chacun  de 
ses  employés,  trouve  en  face  de  lui  un  groupement  organique 
et  stable,  il  ne  doit  plus  songer  à  gouverner  son  atelier  auto- 
cratiquement,  <(  en  bon  tyran  »,  il  faut  qu'il  accepte  de  substi- 
tuer au  régime  de  la  décision  unilatérale  le  régime  de  l'entente 
bilatérale  et  du  contrôle.  Voici  à  ce  propos  le  langage  très  pré- 
cis d'un  écrivain  à  qui  son  talent  et  ses  longues  études  sur  le 
trade-unionisme  donnent  tous  les  titres  pour  exposer  la  théorie 
syncHcale  sur  le  contrat  de  travail,  M.  Sidney  Webb  :  «  Tôt  ou 
tard,  écrivait-il  en  décembre  1897,  à  propos  de  la  grève  des  mé- 
caniciens, l'industrie  des  mécaniciens  passera  au  stade  où  en  est 
à  l'heure  actuelle  l'industrie  du  coton,  le  stade  où  les  conditions 
du  travail  sont  franchement  matière  de  contrat  réciproque.  Dans 
une  filature  de  coton  du  Lancashire,  il  n'y  a  point  de  litige  pos- 
sible sur  le  degré  de  liberté  dont  jouit  le  patron  dans  l'adminis- 
tration de  son  industrie.  Les  ouvriers  lui  reconnaissent  sans  la 
moindre  réserve  le  droit  de  choisir  les  matières  premières,  les 


10  LA    SCIENCi:    SOCIALE. 

modes  de  fal)rication,  les  machines,  l'allure  du  travail.  Le  patron, 
de  son  coté,  ne  s'aviserait  pas  de  modifier  d'autorité  les  condi- 
tions de  travail  qui  sont,  il  le  sait,  matière  d'accord  contractuel. 
Les  termes  essentiels  de  cet  accord  sont  fixés  après  une  étude 
attentive  par  des  commissions  mixtes  dont  les  décisions  lient 
également  patrons  et  ouvriers.  Lorsque  dans  un  établissement 
se  produit  une  innovation  qui  modifie,  par  ses  effets,  les  condi- 
tions du  travail  établies,  lorsque,  par  exemple,  survient  une 
machine  nouvelle  ou  une  matière  première  inusitée  et  que  le 
travail  des  ouvriers  se  trouve  ou  allégé  ou  alourdi,  le  patron  ou 
l'ouvrier  en  informe  l'agent  administratif  salarié  de  l'organisa- 
tion à  laquelle  il  appartient.  Les  agents  des  deux  partis,  le  re- 
présentant du  syndicat  patronal  et  le  représentant  de  la  Trade- 
Union,  visitent  l'établissement,  font  une  enquête,  estiment  d'un 
commun  accord  les  effets  de  l'innovation,  déterminent  dans 
quelle  proportion  l'existence  moyenne  du  travailleur  s'en 
trouve  améliorée  ou  empirée.  Ils  ont  qualité  pour  décider  que 
tel  patron  devra  payer,  pour  tout  le  temps  que  dureront  ces 
conditions  nouvelles,  10  pour  100  en  plus  ou  10  pour  100  en 
moins  du  salaire  normal  et  leurs  décisions  sont  scrupuleusement 
obéies.  En  cas  de  désaccord  entre  les  agents  de  Tune  et  l'autre 
partie,  chose  fort  rare,  deux  autres  agents  sont  désignés  à  titre 
d'arbitres  'W  » 


(1)  Revue  de  Paris,  15  décembre  1897.  —  Dans  un  autre  passage  de  ce  même  ar- 
ticle, M.  Sidney  AVebb  écrit  encore  :  «  Les  mesures  dont  lensemble  constitue  ce  que 
l'on  appelle  la  direction  dune  industrie  se  rangent  naturellement  sous  trois  chefs 
principaux  :  iMe  produit  à  exécuter  —  l'objet  ou  service  qu'il  s'agit  d  offrir  au  public-, 
l>°  le  mode  de  production  — le  choix  des  matières  premières,  des  méthodes  de  fabri- 
cation, des  agents  humains;  3"  les  conditions  de  l'emploi  de  ces  agents  humains  — 
conditions  sanitaires,  air,  lumière,  chaleur,  risque  d'accidents,  intensité,  rapidité,  du- 
rée du  travail  et  salaires.  Sous  le  régime  de  l'esclavage,  le  maître  règle  à  sa  guise  en 
autocrate,  sans  consultation,  les  trois  ordres  de  mesure.  Sous  le  régime  de  la  petite 
industrie,  l'ouvrier  indépendant  les  règle  également  à  sa  façon.  11  on  eA  autrement 
sous  le  régime  moderne  de  la  grande  industrie.  Ici  les  mesures  de  la  première  classe 
appartiennent  exclusivement  au  patron;  il  en  est  de  même  de  la  seconde  classe,  ré- 
serve laite  du  rotentissemeiit  que  les  mesures  de  cet  ordre  peuvent  avoir  sur  les  me- 
sures de  la  troisième  classe.  Enfin,  les  mesures  rangées  sous  le  troisième  chef  ne  peu- 
vent être  réghes  isolément  ni  par  lepatron.  ni  par  les  ouvriers,  mais  doivent,  si  nous 
admettons  les  principes  fondamentaux  du  Tradc-Unionisme,  faire  l'objet  d'un  con- 
trat entre  les  représentants  des  patrons  et  les  représentants  des  ouvriers  oi-ganisés.» 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  h 

Voilà  qui  est  net,  et  on  peut  mesurer  toute  la  distance  qui  sé- 
pare le  contrat  collectif  de  travail  ainsi  compris  de  l'ancien  con- 
trat individuel  «  à  la  papa  »,  suivant  le  système  du  «  pay  as  y  ou 
please  ».  Auparavant  le  «  patron  »  considérait  qu'en  échange 
du  salaire  qu'il  payait  pour  une  journée,  il  acquérait  toute 
Ténergie  et  toute  la  valeur  de  l'ouvrier  pour  cette  journée  et  il 
considérait  qu'il  n'y  avait  rien  de  déraisonnalîle  ou  d'abusif  à 
réclamer  de  l'ouvrier  autant  de  travail  qu'il  le  jugeait  bon,  dans 
les  limites  de  ses  forces.  N'était-il  pas  le  maître  dans  son  atelier? 
Dès  lors,  c'était  son  droit  de  répartir  les  besognes,  de  décider  si 
les  marchandises  étaient  fabriquées  comme  elles  devaient  l'être, 
de  fixer  les  tarifs  des  salaires  à  la  tache,  de  décider  si  les  ate- 
liers étaient  assez  aérés,  si  la  lumière  était  suffisante,  si  le  nom- 
bre des  apprentis  était  normal,  etc. ,  etc. 

Le  grou])ement  syndical  proteste  résolument  contre  cet  au- 
tocratisme  universel  et  aftirme  que  tous  ces  points  qui  intéres- 
sent au  plus  haut  degré  la  prospérité  et  le  bien-être  des  employés 
doivent  être  réglés  au  moyen  d'un  accord  entre  «  l'employeur  » 
et  le  représentant  qualifié  des  salariés,  c'est-à-dire  le  secrétaire 
du  syndicat.  Il  affirme  qu'à  ses  yeux  le  contrat  de  travail  est 
une  vente  dans  laquelle  la  chose  vendue,  le  travail,  doit  être 
déterminée  avec  la  même  précision  et  la  même  rigueur  que 
dans  toutes  les  autres.  Voit-on  des  négociants  acheter  de  la 
houille,  du  coton,  du  blé,  sans  se  soucier  de  fixer  la  quantité 
et  la  qualité  de  la  marchandise  achetée?  Non  certes;  pourquoi 
le  contrat  de  travail  serait-il  soustrait  à  ce  salutaire  usage  de 
la  précision  dont  personne  ne  méconnaît  ailleurs  la  nécessité 
et  quelle  objection  sérieuse  les  employeurs  pourraient-ils  élever 
pour  demander  le  maintien  d'une  pratique  notoirement  abusive? 
Chaque  jour  ils  se  plaignent  de  ne  pas  recevoir  pour  le  salaire 
qu'ils  paient  la  quantité  de  travail  et  de  vigilance  à  laquelle 
ils  prétendent  avoir  droit  :  de  leur  côté,  les  employés  se  plai- 
gnent qu'on  leur  extorque  par  des  procédés  divers  et  souvent 
par  la  ruse  une  certaine  quantité  de  travail  pour  laquelle  ils 
ne  reçoivent  aucune  rémunération.  Il  est  temps  de  faire  cesser 
ces  plaintes  qui,  justifiées  ou  non,  engendrent  la  méfiance  entre 


12  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  deux  parties  et  vicient  toutes  leurs  relations.  Désormais,  il 
sera  entendu  que  remployeur  achète  pour  un  prix  déterminé 
une  quantité  parfaitement  déterminée  d'efTort  et  de  travail  ;  ce 
qui  lui  sera  cédé,  ce  ne  sera  pas  toute  Ténergie  vitale  d'un 
ouvrier,  utilisable  i)endant  le  nombre  d'heures  qu'il  passe  à 
Tatelier,  mais  tant  d'énergie  en  échange  de  tant  d'argent. 

Telle  est  la  doctrine  essentielle  des  syndicats,  et,  qu'on  y 
prenne  garde,  de  tout  syndicat  quel  qu'il  soit,  sur  le  contrat 
de  travail  :  on  n'exagère  rien  en  disant  qu'elle  est  la  négation 
directe  de  celle  qui  avait  universellement  prévalu  jusqu'ici  et 
qui  semble  encore  aujourd'hui  être  seule  admise  par  la  grande 
majorité  des  industriels  de  notre  pays.  Pour  connaître  toutes 
les  conséquences  qui  en  découlent  nécessairement,  il  suffit  de 
visiter  aux  États-Unis  ou  en  Angleterre  un  atelier  unioniste.  On 
perçoit  alors  toute  la  signification  de  la  fameuse  formule  :  a  fair 
day  s  work  for  a  fair  day's  wages,  à  travail  d'une  journée  nor- 
male salaire  d'une  journée  normale  :  tout  ce  qui,  directement 
ou  indirectement^  peut  influencer  soit  le  taux  du  salaire  de  lem- 
plojjéy  soit  rintensité  de  son  travail  et  le  degré  de  fatigue  j)hy- 
sique  ou  intellectuelle  qu'il  entraîne  doit  être  réglé  par  un 
accord  entre  l'employeur  et  le  secrétaire  du  syndicat  des  em- 
ployés ;  et  comme  il  est  inutile  de  stipuler  des  clauses  précises 
si  l'on  ne  veille  à  leur  fidèle  exécution,  un  représentant  de  cha- 
cune des  deux  parties  contractantes  contrôle  minutieusement 
V observation  de  chacune  de  ces  clauses. 

Un  seul  exemple  permet  d'apprécier  la  rigueur  scientifique 
avec  laquelle  des  milliers  d'hommes  sont  ainsi  arrivés  à  fixer 
les  équivalences  de  leurs  échanges  de  travail  et  d'argent.  Dans 
le  Lancashire  il  existe  des  listes  de  prix  (priée  lists),  qui  fixent  le 
taux  des  salaires  dans  toutes  les  filatures  de  coton  de  la  région. 
Un  effort  étalon  a  été  tarifé  à  un  salaire  étalon  et  le  dosage 
de  l'effort  exigé  par  chaque  Variété  de  travail  a  été  établi  avec 
une  si  grande  précision  que  chacun  des  deux  contractants  a  la 
certitude  mathématique  soit  de  recevoir  un  salaire  plus  élevé 
s'il  fournit  un  travail  plus  intensif,  plus  pénible  ou  plus  long  — 
et  l'accroissement  du  salaire  sera  rigoureusement  proportionné 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  j.S 

à  raccroissement  do  la  fatigue  ou  de  l'effort  —  soit  de  donner 
un  salaire  moindre  si  on  ne  lui  fournit  qu'un  travail  moins  in- 
tensif, moins  pénible  ou  moins  long  —  et  la  diminution  du  sa- 
laire sera  parfaitement  adaptée  à  la  diminution  de  l'effort  ou 
de  la  fatigue.  Aucun  des  deux  contractants  ne  peut  songer  un 
instant  à  tricher  sur  le  travail  ou  le  salaire  fourni,  car  un  tarif 
d'une  admirable  finesse  de  nuances,  qui  ne  remplit  pas  moins 
de  85  pages  entièrement  couvertes  de  chiffres^  prévoit  les  plus 
minutieux  détails  et  fait  varier  les  salaires  suivant  le  nombre 
des  broches,  la  rapidité  du  mouvement  de  la  machine,  la  na- 
ture de  la  matière  première,  etc.  «  La  compKcation  des  calculs 
est  telle  qu'elle  dépasse  la  compréhension,  non  seulement  d'un 
ouvrier  ou  d'un  manufacturier  ordinaire,  mais  même  du  mathé- 
maticien qui  les  étudie  sans  une  connaissance  extrêmement 
précise  des  détails  techniques.  Ainsi  le  gain  hebdomadaire  de 
chaque  individu  des  dizaines  de  milliers  d'ouvriers  est  évalué 
par  un  calcul  exact  et  souvent  individuel  fait  sur  ces  listes.  Quand 
il  s'agit  de  faire  un  changement  à  la  liste,  l'étalon  de  salaires 
de  tout  un  district  peut  dépendre  de  la  rapidité  et  du  soin  avec 
lesquels  le  négociateur  des  ouvriers  conçoit  Tetfet  exact  de  chaque 
mochfication  projietée  sur  quelques-uns  des  nombreux  facteurs 
du  calcul  (1).  »  Aussi  les  sécrétantes,  les  cotton  men  des  unions 
de  tisseurs  et  de  fileurs  sont-ils  choisis  au  moyen  de  concours 
singulièrement  difficiles  et  les  candidats  doivent  joindre  à  la 
science  du  mathématicien  la  compétence  technique  de  l'ouvrier 
le  plus  rompu  aux  plus  minutieux  détails  de  son  métier. 

Dans  cette  convention  passée  entre  les  fileurs  du  Lancashire 
et  leurs  employeurs,  comme  dans  tous  les  contrats  collectifs 
de  travail  conclus  par  les  syndicats,  la  question  délicate  est 
celle  de  la  détermination  de  l'effort  étalon  et  du  salaire  étalon. 
Comme  dans  toutes  les  ventes,  les  intérêts  des  deux  parties 
sont  en  conflit  quand  il  s'agit  de  fixer  et  la  quantité  de  mar- 
chandise à  livrer  et  le  prix  à  payer.  En  ce  qui  concerne  l'effort 
étalon,  il  n'y  a  pas  de  doute  que  les  syndicats  n'aient  une  ten- 

(1)  Histoire  du  Trade-Unionismc,  Sidney  et  Webb,  GiarJ  et  Brière,  1807,  p.  333. 


1  \  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

(lance  à  l'abaisser.  A  inesuro  que  réducation  intellectuelle 
esthétique  et  morale  tles  salariés  se  poursuit,  ceux-ci  n'accep- 
tent plus  de  travailler  aussi  intensivement,  ni  aussi  longtemps; 
la  durée  de  la  journée  de  travail  se  réduit  et  on  résiste  davan- 
tage au  surmenage  très  pénible  qui  résultait  souvent  du  salaire 
à  la  tache,  lorsque  le  tarif  était  fixé  trop  bas.  Quant  au  taux  du 
salaire,  les  associations  ouvrières  inclinent  de  plus  en  plus  vers 
une  théorie  mixte  fort  intéressante  qui  fait  du  contrat  de  travail 
quelque  chose  d'intermédiaire  entre  la  vente  et  la  société.  D'une 
part,  ils  estiment  que  leinployeur  n'a  pas  le  droit  de  réduire 
indéfiniment  le  taux  des  salaires,  lorsque  les  prix  de  la  mar- 
chandise fabriquée  s'avilissent,  mais  qu'il  doit  au  contraire  fixer 
le  prix  de  la  marchandise  d'après  le  taux  des  salaires,  comme 
il  le  fixe  d'après  le  prix  de  la  houille  ou  des  matières  premières. 
Cette  doctrine,  en  dépit  des  ardentes  controverses  auxquelles 
elle  a  donné  lieu,  est  en  grande  partie  exacte  (1)  et  on  ne  voit 
pas  pourquoi  des  ouvriers  ne  pourraient  pas  dire  à  un  usinier 
cjue  leur  coût  de  vie  est  de  ta?it  —  comme  le  propriétaire  de 
mine  se  déclare  incapable  de  vendre  sa  houille  au-dessous  de  tel 
cours  déterminé.  En  tout  cela  les  syndiqués  se  rallient  à  la  théo- 
rie de  la  vente  ;  mais  ils  vont  plus  loin  :  lorsqu'ils  constatent  que 
leurs  employeurs  réalisent  des  bénéfices  plus  élevés  cjue  ceux  qui 
leur  paraissent  normaux  —  les  grands  syndicats  anglais  et  amé- 
ricains, grâce  à  leur  admirable  service  de  renseignements,  con- 
naissent toujours,  aussi  bien  que  iemployeur  même,  l'état  du 
marché  et  le  montant  des  profits  patronaux  —  ils  demandent  à 
participer,  au  moyen  d'une  hausse  des  salaires,  à  cet  accroisse- 
ment des  bénéfices  lequel  démontre,  à  leurs  yeux,  cjue  leur 
travail  a,  pour  le  moment,  une  valeur  plus  grande.  Dans  cette 


(l)  A  tout  prendre,  même  sous  le  régime  de  la  loi  des  salaires  et  du  contrat  indivi- 
duel de  travail,  il  y  a  toujours  un  taux  minimum,  le  taux  de  la  misère,  au-dessous 
duquel  le  salaire  ne  baisse  jas  et  qui,  par  conséquent,  nest  pas  déterminé  par  les 
]>rix  de  la  marchandise,  mais  détermine  au  contraire  le  prix  de  celte  marchandise. 
Le  propre  de  l'action  syndicale  consiste  seulement  à  maintenir  plus  haut  ce  taux  mi- 
nimum, en  décidant  qu'il  ne  sera  plus  déterminé  par  le  degré  de  misère  que  le  salarié 
peut  supporter,  mais  par  la  quantité  de  subsistances  qui  est  nécessaire  à  l'homme 
pour  maintenir  et  développer  toutes  ses  facultés. 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  15 

mesure,  mais  dans  cette  mesure  seulement,  ils  admettent  que 
le  prix  de  la  marchandise  tîxe  les  salaires,  prêts  à  revenir  à 
la  doctrine  inverse  que  les  salaires  doivent  fixer  le  prix  de  la 
marchandise,  dès  le  premier  moment  où  celle-ci,  se  trouvant  en 
surabondance  sur  le  marché,  tend  à  se  déprécier.  Il  faut  ajouter 
d'ailleurs  qu'ils  parviennent  peu  à  peu  à  iaire  rentrer  dans  la 
partie  minimum  de  leurs  salaires  une  portion  de  la  hausse 
accordée  pendant  les  années  prospères  :  ainsi  leur  rémunération 
tend  à  s'élever  progressivement. 

Quand  des  collectivités  ouvrières  se  sont  montrées  capables 
d'établir  sur  de  pareilles  bases  leurs  relations  avec  les  em- 
ployeurs, il  est  évident  qu'elles  se  considèrent  en  droit  d'inter- 
venir dans  le  règlement  de  toutes  les  questions  accessoires  qui 
se  posent  à  l'occasion  du  contrat  de  travail  :  aussi  voyons-nous 
les  unions  anglaises  et  américaines  se  préoccuper  de  riiygiène 
des  ateliers,  imposer  aux  employeurs  l'usage  d'appareils  pro- 
tecteurs pour  diminuer  le  nombre  des  accidents,  enfin  et  surtout 
s'efforcer  de  prévenir  le  chômage,  en  collaborant  avec  les  pa- 
trons à  modérer  la  production  en  temps  opportun.  Ainsi,  par  un 
admirable  retour  des  forces  économiques,  les  employés  repren- 
nent, et  sur  une  scène  singulièrement  élargie,  le  rôle  de  direc- 
tion et  de  contrôle  de  la  production  dont  ils  paraissaient  défini- 
tivement évincés  depuis  la  disparition  du  petit  atelier.  La 
grande  usine  semblait  ne  réserver  à  tout  jamais  au  salarié  que 
la  répétition  monotone  et  indéfinie  d'un  acte  purement  mécani- 
que et  voilà  que  soudain  ce  même  salarié  est  appelé  à  l'examen 
des  grands  problèmes  de  concurrence,  de  surproduction,  de 
chômage  que  soulève  la  production  manufacturière. 

Telles  sont,  sous  le  régime  des  syndicats  stables,  puissants  et 
riches,  la  théorie  et  la  pratique  du  contrat  collectif  de  travail  : 
encore  une  fois,  l'une  et  l'autre  ne  ressemblent  en  rien  à  la 
pratique  du  marché  individuel  de  travail  et  elles  paraîtront 
sans  doute  inacceptables  à  un  grand  nombre  d'employeurs  de 
ce  pays.  Néanmoins,  ils  auront  tort  de  les  repousser,  d'abord 
parce  qu'elles  leur  seront  imposées  par  les  victoires  certaines 


1(5  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

(les  syndicats,  en  second  lieu  parce  qu'elles  comportent  pour  eux 
cVinmienses  avantages  compensatoires.  En  politique,  il  n'appa- 
rait  pas  que  les  monarchies  les  plus  absolues  aient  été  les  plus 
durables,  ni,  par  suite,  les  meilleures  pour  le  monarque  lui- 
même,  et  Texpérieuce  a  démontré  que  les  parlements,  loin  de  se 
borner  à  n'être  que  des  agents  de  contrôle,  étaient  avant  tout 
de  très  précieux  collaborateurs  :  ainsi  en  est-il  pour  les  syndi- 
cats et  voici  la  collaboration  qu'ils  olfrent  à  l'employeur. 

Us  lui  garantissent  d'abord  la  fidèle  exécution,  par  tous  et 
chacun  des  salariés,  des  engagements  pris.  Xu  lieu  de  ne  trou- 
ver en  face  de  lui  qu'un  misérable  ouvrier,  sans  ((  surface  » 
financière,  ni  morale,  l'employeur  peut  désormais  s'adresser 
au  secrétaire  du  syndicat,  qui  se  porte  garant  de  la  conduite 
des  syndiqués,  et  qui  a  la  volonté  et  les  moyens  de  veiller  à  ce 
que  toutes  les  clauses  du  contrat  collectif  de  travail  soient  res- 
pectées. Puisque  le  contrat  est  collectif,  il  est  évident  en  effet 
que  les  violations  individuelles  commises  par  quelc[ues  syndi- 
qués compromettent  la  destinée  de  tous  leurs  camarades. 

En  second  lieu,  ils  lui  garantissent  que  ses  compétiteurs  de 
la  même  circonscription  industrielle  ne  lui  feront  pas  concur- 
rence par  la  dépréciation  des  salaires  et  ne  l'obligeront  pas  à 
baisser  le  salaire  de  ses  propres  ouvriers.  Pouvant  rémunérer 
plus  décenmient  ses  employés,  il  peut  les  mieux  choisir  et 
attendre  d'eux  un  travail  de  meilleure  qualité. 

En  troisième  lieu,  ils  lui  permettent  d'acheter  le  travail  en 
gros,  comme  il  achète  la  laine,  le  coton  ou  la  houille.  Dans  le 
grand  atelier  mécanique,  l'achat  du  travail  au  détail  est  un 
non-sens,  et  cette  pratique  a  d'innombrables  inconvénients. 

Enfin  les  syndicats  permettent  seuls  l'examen  équitable  et 
pacifique  des  litiges  qui  peuvent  survenir  entre  les  salariants 
etles  salariés.  Ceux-ci  ne  sont  plus  réduits  à  passer  sans  transition 
du  régime  de  la  soumission  désorganisée  à  la  révolte  chaotique 
de  la  grève  :  l'harmonie  règne  dans  l'atelier,  parce  que  les  deux 
contractants  ont  été  capables  d'établir  entre  eux  une  union  vé- 
ritable, non  pas  cette  union  veule  et  impuissante  de  «  bons  en- 
fants »,  qui  se  persuadent  t[ue  u   la  bienveillance   et  la  volonté 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  17 

suffisent  à  tout  arranger  »,  mais  cette  union  faite  de  virilité 
et  de  force  dans  laquelle  les  doux  parties,  conscientes  de  la 
puissance  des  agents  économiques  qui  les  dominent  toutes  deux, 
affirment  leurs  droits  et  se  déclarent  prêtes  à  l'intégrale  obser- 
vation de  leurs  engagements. 

Venons  maintenant  à  l'examen  du  second  reproche  adressé 
par  les  employeurs  aux  syndicats.  «  Les  associations  ouvrières, 
dit-on,  mettent  les  patrons  dans  l'impossibilité  de  soutenir  la 
concurrence;  et  comme  elles  ruinent  l'industrie,  elles  causent 
en  réalité  le  plus  sérieux  préjudice  aux  salariés  dont  elles  pré- 
tendent servir  les  intérêts.  » 

A  ce  grief,  qui  parait  grave  à  tant  de  personnes  et  que  l'on 
colporte  sans  examen,  il  est  possible  défaire  plusieurs  réponses 
décisives.  On  pourrait  au  préalable  remarquer  que  les  forces 
économiques,  qui  poussent  les  salariés  de  telle  circonscription 
industrielle  à  se  grouper,  agissent  avec  la  même  vigueur  sur 
les  collectivités  ouvrières  des  circonscriptions  concurrentes. 
Sans  doute  on  ne  peut  prétendre  que  l'évolution  vers  le  fédéra- 
lisme se  fasse  partout  et  dans  tous  les  pays  au  même  moment  : 
pourtant,  si  l'on  voulait  y  regarder  de  près,  on  constaterait  sou- 
vent que  les  employeurs  gardent,  malgré  l'intervention  syndi- 
cale, leurs  positions  respectives  en  face  de  la  concurrence  : 
comme  la  prétendue  surcharge  qu'on  leur  impose  pèse  sur 
tous,  l'équilibre  n'est  pas  détruit. 

Comment  en  effet  pourrait-il  l'être?  Il  ne  faut  jamais  oublier 
que  les  employés,  si  nettement  distincts  que  soient  leurs  intérêts 
de  ceux  de  leurs  employeurs,  ne  sont  pas  pourtant  sans  avoir  avec 
eux  plusieurs  intérêts  communs.  Nous  en  avons  déjà  rencontré 
quelques-uns  lorsque  nous  envisagions  la  question  du  chô- 
mage et  de  la  surproduction  :  nous  en  trouvons  ici  un  autre,  et 
il  est  essentiel  :  employeurs  et  employés  sont  liés  par  le  souci 
des  débouchés  et  de  la  clientèle,  comme  l'est  à  son  acheteur 
tout  fournisseur  de  matières  premières  vendues  à  un  fabricant. 

Une  mine  vend  de  la  houille  à  un  maître  de  forges  :  per- 
sonne ne  niera  que  les  deux  parties  aient  des  intérêts  différents, 

T.   XXXIII.  2 


18  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mais  personne  ne  soutiendra  non  plus  qu'elles  n'ont  aucun 
intérêt  commun  :  elles  sont  en  conflit  lorsqu'il  s'agit  de  fixer 
les  clauses  du  contrat,  mais  elles  se  rencontrent  pour  estimer 
que  la  vente  de  la  houille  doit  se  faire  dans  des  conditions 
telles  que  le  maître  de  forges  en  retrouve  le  prix  dans  la  vente 
des  fontes  fabriquées.  La  situation  des  employés  vis-à-vis  de 
leurs  employeurs  est  exactement  send)lable,  et  ils  ne  peuvent 
ignorer  que  celui-ci  est  soumis  à  rimpérieuse  nécessité  de 
retrouver  au  moins  dans  le  prix  de  vente  des  marchandises 
l'équivalent  des  frais  de  production  encourus.  Quand  on  parle 
des  syndicats,  on  semble  croire  que  leurs  membres  sont  indif- 
férents à  la  prospérité  et  à  la  fermeture  des  usines,  que  leur 
unique  souci  est  de  faire  toujours  monter  le  taux  des  salaires 
et  de  réduire  la  durée  de  la  journée  de  travail,  et  qu'ils  ne 
s'inquiètent  jamais  des  répercussions  de  cette  hausse  du  prix 
du  travail  sur  la  condition  de  l'entrepreneur.  Cette  opinion  est 
de  tous  points  erronée,  et  on  se  fait  une  singulière  idée  de  la 
sagesse  de  Celui  qui  a  posé  les  lois  économiques,  comme  toutes 
les  autres,  si  on  la  croit  justifiée.  En  effet,  un  intérêt  primordial 
oblige  le  syndicat  à  plus  de  prudence,  et  il  ne  peut  oublier  que 
la  prospérité  des  employeurs  est  la  première  condition  de  la 
prospérité  de  chacun  de  ses  membres  en  particulier  et  de  la 
sienne  propre. 

Lorsqu'une  usine  ferme  ses  portes,  il  n'y  a  plus  de  hausse 
possible  de  salaires  pour  la  raison  très  simple  qu'il  n'y  a  plus 
de  salaire  du  tout.  Un  vendeur  qui,  comme  le  salarié,  est 
habitué  à  écouler  toute  sa  marchandise  entre  les  mains  d'un 
client  unique,  ne  professe  pas  cette  belle  indifférence  au  sujet 
de  l'état  florissant  ou  calamiteux  des  affaires  de  son  client, 
alors  surtout  qu'il  sait,  comme  c'est  encore  le  cas  de  l'ouvrier, 
qu'aucun  autre  client  ne  pourra  lui  payer  un  prix  supérieur. 

L'affolement  qui  s'empare  d'ordinaire  des  agglomérations 
ouvrières,  lorsqu'un  atelier  se  ferme  définitivement,  permet  de 
mesurer  combien  est  vive  la  crainte  qu'éveille  dans  l'esprit  des 
employés  la  seule  pensée  de  la  perte  définitive  de  leur  travail  : 
les  exemples  récents  de  la  raffinerie  de  Saint-Ouen  et  des  usines 


L  ORGANISATION    SYNDICALE    OUVRIERE.  l'I 

de  Fourchambault  Tout  attesté  une  fois  de  plus.  Chaque  joui* 
on  voit  des  entreprises  être  o])ligées  de  liquider  pour  des  motifs 
divers  :  impéritie  du  directeur,  manque  de  capitaux,  imperfec- 
tion de  Toutillage,  transport  trop  onéreux,  découverte  d'un 
nouveau  produit  moins  coûteux,  etc.  :  jamais,  du  moins  à  ma 
connaissance  y  on  nen  a  vu  une  seule  que  l  exagération  des  pré- 
tentions syndicales  ait  acculée  à  la  liquidation.  Qui  donc  ose- 
rait dire  aux  secrétaires  des  tout-puissants  syndicats  ouvriers 
de  rindustrie  du  coton  à  Manchester  qu'ils  n'ont  pas  à  se  préoc- 
cuper de  la  prospérité  de  l'industrie  cotonnière  anglaise?  Ces 
secrétaires,  qui  connaissent  à  quelques  centaines  de  francs  près 
les  bénéfices  des  employeurs,  savent  aussi  nettement  que  les 
patrons  mêmes  quelles  sont  les  conditions  de  la  concurrence 
qui  dominent  à  la  fois  et  les  salariants  et  les  salariés. 

Tout  ce  qu'on  a  pu  alléguer  contre  les  syndicats  se  ramène 
à  des  pertes  temporaires  dont  on  a,  à  plaisir,  exagéré  le  chiffre 
et  dont  on  a,  non  moins  bénévolement,  négligé  de  mentionner 
les  compensations.  Même  si  on  ne  veut  pas  tenir  compte  du 
surcroît  de  commandes  qui  affluent  lors  de  la  reprise  du  travail, 
on  doit  remarquer  d'abord  que  les  pertes,  s'il  y  en  a,  sont 
compensées  par  les  gains  réalisés  en  un  autre  endroit  par 
d'autres  employeurs  et  d'autres  employés  :  la  grève  qui  attemt 
un  établissement  ou  même  tous  les  établissements  similaires 
d'une  même  circonscription  n'affecte  guère  la  production 
générale  d'un  pays  (1),  et  puisqu'on  parle  de  la  prospérité 
générale  de  l'industrie  nationale,  cette  observation  a  quelque 
valeur.  On  objecte  que  l'accroissement  de  gains  réalisés  par 
les  uns  n'empêche  pas  les  souffrances  des  autres  et  que  d'autre 
part  certaines  commandes  sont  données  aux  concurrents  étran- 
gers, ce  qui  frustre  le  travail  national.  En  admettant  même 
cette  doctrine  surannée  de  l'économie  nationale,  on  apercevrait 
aisément,  si  on  voulait  les  voir,  les  compensations  qui  s'éta- 
blissent :  chaque  pays  industriel  traverse  successivement  les 
mêmes  phases  évolutives  :  aujourd'hui  le  travail  est  suspendu 

(1)  M.  Leroy-Beaulieu  l'a  remarqué  lors  de  la  grande  grève  des  mécaniciens  anglais 
en  1897  :  cï.  Économiste  Français,  lévrier  1808. 


W  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

en  tel  endroit,  et  on  affirme  que  le  profit  est  uniquement  pour 
l'industrie  de  tel  autre  endroit  situé  au  delà  des  frontières  : 
ne  voit-on  pas  que  demain  les  rôles  seront  renversés  et  que 
l'équilibre  sera  rétabli? 

Dans  les  deux  grèves  récentes  de  Marseille  et  de  Calais, 
des  journalistes  et  des  politiciens  ont  insisté  sur  l'étendue  des 
pertes  causées  au  travail  national,  et  ils  ont  montré  la  supré- 
matie de  r.enes  et  de  Nottingbam,  protitant  de  nos  fautes.  Les 
phrases  de  ce  genre  font  toujours  plaisir  à  un  certain  public  : 
malheureusement  elles  sont  sans  portée.  Croit-on  c[ue  Gênes 
ji'a  jamais  éprouvé  et  n'éprouvera  jamais  aucune  grève?  En  ce 
fjui  concerne  Calais,  l'exemple  était  spécialement  mal  choisi 
puisque  l'industrie  dentellière  ne  s'est  établie  à  Calais  que  pour 
faire  concurrence  aux  manufactures  de  Nottingham,  que  l'on 
savait  obligées  de  payer  de  hauts  salaires,  en  sorte  que  l'action 
syndicale  des  unionistes  anglais  contribua  indirectement  à  la 
fondation  des  fabriques  calaisiennes,  qui  d'ailleurs  prirent 
seulement  leur  place,  sans  nuire  à  leurs  rivales  d'outre-Manche. 
Mais  ces  remarques  ne  peuvent  intéresser  que  les  mécréants 
qui  en  sont  encore  à  se  préoccuper  d'avoir  des  idées  justes 
plutôt  que  de  combattre  leurs  adversaires! 

Au  surplus,  on  peut  prévoir  que,  dans  un  temps  prochain, 
dont  la  venue  sera  plus  ou  moins  hâtive  suivant  les  professions, 
cet  argument,  si  mal  fondé  qu'il  soit,  fera  complètement  défaut 
à  ceux  qui  aiment  à  l'employer.  Les  admirables  sentiments  de 
solidarité  qui  animent  si  souvent  les  salariés  sont  assez  déve- 
loppés pour  ne  plus  s'attacher  à  la  nationalité  de  leurs  cama- 
rades, et,  à  maintes  reprises,  on  a  vu  des  travailleurs  manuels 
se  solidariser  avec  des  grévistes  étrangers  (1).  Cette  tactique, 


(1)  Pendant  la  grève  de  Marseille,  les  ouvriers  italiens  donnèrent  plusieurs  exemples 
de  cette  solidarité.  Citons  un  des  plus  intéressants.  Le  18  mars  1901,  le  vapeur 
français  Massilia,  venant  de  Marseille,  entra  dans  le  port  de  Naples  avec  2.000 
tonnes  de  marchandises.  Les  ouvriers  du  port  refusèrent  de  le  décharger  pour  se 
solidariser  avec  leurs  camarades  de  Marseille.  A  la  suite  de  ce  refus,  les  entrepreneurs 
de  déchargement  embauchèrent  des  ouvriers  extraordinaires  qui  i)urent  travailler 
sous  la  protection  de  la  police.  Mais  à  leur  tour  les  débardeurs  de  Gènes  et  deTorre 
deir  Annunziata  télégraphièrent  qu'ils  se  refuseraient  à  l'avenir  à  décharger  les  navires 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  21 

qui  ne  doit  surprendre  personne,  puisque  depuis  quinze  ans 
déjà,  on  proclame  à  Fenvi,  et  avec  exagération  d'ailleurs,  que 
le  problème  du  travail  est  un  problème  international,  est  trop 
conforme  aux  besoins  réels  de  la  vie  économique  de  certains 
employés  pour  que  ceux  à  qui  elle  peut  être  bienfaisante  hési- 
tent à  l'adopter  ;  elle  est  d'ailleurs  complétée  par  les  ententes 
et  les  congrès  internationaux  qui  tendent  de  plus  en  plus  à  unir 
les  travailleurs  par  delà  les  frontières  (1). 

Enfin  il  est  une  manière  plus  péremptoire  encore  de  laver  les 
syndicats  du  reproche  qu'on  leur  adresse  de  favoriser  la  concur- 
rence étrangère.  De  l'avis  de  tous,  deux  pays,  l'Angleterre  et 
les  États-Unis,  ont  poussé  plus  loin  que  tous  les  autres  le  déve- 
loppement de  leurs  associations  ouvrières  :  or  ces  deux  pays 
ont  sur  tous  les  autres  une  immense  supériorité  industrielle  : 
on  est  donc  fondé  à  croire  que  leurs  Trade's-unions,  loin  d'avoir 
nui  à  leur  prospérité  commerciale,  y  ont  au  contraire  contribué. 
Et  on  ne  peut  guère  douter  de  la  justesse  de  cette  conclusion. 
Les  syndicats,  en  effet,  en  assurant  aux  classes  ouvrières  une  vie 
matérielle  plus  hygiénique,  plus  salubrc  et  plus  appropriée  aux 
forces  humaines,  en  développant  leur  formation  économique  et 
leur  moralité ,  ont  contribué  dans  une  large  mesure  à  la  pros- 
périté industrielle  de  ces  deux  pays.  L'industrie  n'a  pas  moins 
besoin  d'ouvriers  vigoureux  et  intelligents  que  de  chefs  entre- 
prenants et  capables,  et  les  industriels  français  ont  toutes  rai- 
chargés  de  marchandises  dont  la  mise  à  bord  aurait  été  effectuée  par  les  ouvriers 
extraordinaires  de  Naples.  Le  Petit  Temps,  ID  mars  1901  etZe  Temps,  20  mars  1901. 

(1)  A  la  suite  de  la  grève  de  Calais,  un  Congrès  international  des  ouvriers  em- 
ployés dans  l'industrie  des  tulles  et  dentelles  mécaniques  s'est  réuni  dans  celte  ville 
au  mois  de  juin  1901.  Des  délégués,  représentant  les  Syndicats  tuiliers  d'Ecosse,  de 
Nottingham,  de  Lyon,  Saint-Quentin,  Lille  et  Caudry,  y  assistaient. 

On  y  a  examiné  le  projet  de  création  d'une  fédération  internationale  dont  le  but 
serait  de  donner  aux  corporations  tullières  fédérées  un  appui  moral  et  linancier  en 
temps  de  grève  ou  de  mise  à  l'index  reconnue  légitime  par  le  Conseil  de  la  fédération. 

Aux  termes  du  projet  qui  a  été  étudié  par  les  congressistes.  «  les  afiairos  de  la 
fédération  seraient  gérées  par  un  Comité  formé  d'un  secrétaire  choisi  en  France, 
d'un  trésorier  choisi  en  Angleterre  et  d'un  président  pris  en  Ecosse  ».  Ce  Comité 
comprendrait,  en  outre,  huit  membres  conseilifrs  qui  seraient  choisis  comme  suit  : 
trois  à  Nottingham,  un  en  P^cosse,  deux  à  Calais,  un  à  Caudry,  un  à  Saint-Quentin. 
En  cas  de  grève  ou  de  mise  à  l'index,  les  membres  fédérés  toucheraient  un  secours 
hebdomadaire  fixé  à  6  fr.  25.  (Le  Temps,  18  juin  1901.) 


±1  LA    SCIENXE   SOCIALE. 

sons  (le  savoir  combien  est  grave  le  préjudice  que  leur  cause  la 
capacité  inférieure  de  leurs  ouvriers,  qui  ne  veulent  conduire 
qu'un  métier,  ou  ne  surveiller  qu'un  certain  nombre  de  broches 
alors  que  leurs  camarades  d'Angleterre  conduisent  deux  métiers 
on  surveillent  un  nombre  de  broches  beaucoup  plus  considé- 
rable, et  que  dans  les  usines  des  États-Unis  ces  chiffres  sont 
encore  dépassés.  Tout  se  tient  dans  l'homme,  principe  indivi- 
sible d'activités  diverses,  et  même  si  l'on  veut  ne  s'inquiéter  que 
<le  la  seule  production  des  richesses,  on  constatera  toujours 
l'écrasante  supériorité  de  l'ouvrier  au  corps  robuste,  à  l'intelli- 
gence  saine  et  bien  formée,  à  l'àme  honnête  et  élevée. 

On  raisonne  comme  si  une  journée  de  travail  représentait  une 
quantité  fixe  toujours  identique  à  elle-même.  M.  Francis  Walker, 
qui,  après  tant  d'autres,  combat  cette  opinion  erronée,  remarque 
que  l'expression  «  une  journée  de  travail  »  est  à  peine  plus 
précise  que  les  comparaisons  favorites  des  écoliers  «  gros  comme 
un  morceau  de  craie  >>.  «  long  comme  mie  corde  »  et  il  ajoute  : 
i(  Il  y  a  peut-être  quelque  exagération  dans  l'assertion  de  Lord 
Mahon  [History  of  England.  VII.  p.  ^29)  qu'un  scieur  de  bois 
anglais  peut,  dans  le  même  temps,  faire  autant  d'ouvrage  que 
trente-deux  Hindous.  Pourtant,  dans  la  lutte  industrielle,  les  na- 
tions civilisées,  organisées,  disciplinées  et  abondamment  pourvues 
peuvent  professer  le  même  mépris  pour  leurs  adversaires  dé- 
sorganisés que  celui  qu'elles  professent  lorsqu'il  s'agit  de  luttes 
à  main  armée. 

((  Le  loup  n'a  cure  de  savoir  combien  il  y  a  d'agneaux,  disait 
un  conquérant;  plus  l'herbe  est  épaisse,  plus  facilement  on  la 
fauche,  disait  un  autre...  En  tous  cas  nous  pouvons  répéter  les 
paroles  de  Burke,  à  propos  des  institutions  politiques,  et  dire  ([ue 
pour  l'industrie,  comme  pour  le  mode  de  gouvernement,  des 
hommes  de  nationalités  différentes  doivent  être  considérés 
comme  autant  d'espèces  différentes  d'animaux  (1).  » 

Ces  paroles  expriment,  sous  une  forme  un  peu  bizarre,  des 
pensées  très  justes,  et  il  y  a  longtemps  que  les  chefs  d'industrie 

(1)  Francis  >Valker.  Theua{ies  question,  p.  42. 


l'organisation  syndicale  ouvrière.  23 

et  les  économistes  ont  signalé  que  la  main-d'œuvre  n'était 
jamais  si  chère  que  dans  les  pays  où  le  salaire  de  l'ouvrier  était 
peu  élevé.  Les  constatations  de  Lord  Brassey,  le  grand  cons- 
tructeur de  chemins  de  fer,  qui,  à  certains  moments,  occupait 
jusqu'à  80.000  ouvriers,  dans  ses  divers  chantiers  répartis  dans 
le  monde  entier,  ont  été  pleinement  confirmées  par  tous  ceux- 
qui  ont  étudié  cette  question.  Il  n'en  peut  être  autrement,  quand 
on  réfléchit  à  Textraordinaire  puissance  d'un  autre  agent  de 
supériorité  qui  s'ajoute  à  celui  qui  vient  d'être  indiqué.  Dans 
tous  les  pays  où  les  salaires  sont  élevés,  les  employeurs  sont  à 
l'afïùt  de  tous  les  moyens  et  de  toutes  les  combinaisons  qui 
peuvent  concourir  à  une  économie  de  main-d'œuvre,  et  le  per- 
fectionnement des  machines  est  Fohjet  de  leurs  incessantes 
préoccupations.  Ainsi  d'immenses  perspectives  sont  ouvertes  au 
progrès,  et  quand  on  les  compare  à  T exiguïté  lamentable  des 
ressources  que  peuvent  procurer  à  un  employeur  la  réduction 
des  salaires  et  rallongement  de  la  journée  de  travail,  on  n'est 
pas  étonné  de  la  supériorité  des  pays  dans  lescpiels  la  haute 
paye  des  salariés  j^^^'^^^t  fiux  employeurs  de  recruter  des  em- 
ployés d'élite  et  les  oblige  à  n'avoir  jamais  qu'un  outillage  de 
choix.  Avec  ces  deux  éléments  on  peut  affronter  sans  crainte  la 
bataille  industrielle,  et,  comme  l'exposait  unsoir  àla  Société  d'en- 
couragement au  commerce  et  à  l'industrie  M.  Emile  Levasseur, 
il  y  a  beau  temps  que  les  progrès  industriels  se  sont  fait  un  jeu 
de  réaliser  ce  paradoxe  :  «  Produire  meilleur  marché  en  payant 
plus   cher  des  ouvriers   qui  travaillent  moins  de  temps  (1).  » 

Paul  Bureau. 

(1)  M.  Jules  Siegfried,  au  retour  d'un  voyage  au  Canada  et  aux  États-Unis,  cons- 
tatait récemment  que  le  prix  de  la  main-d'œuvre  à  Pittsburg  est  très  élevé  :  15  à 
20  francs  par  jour  pour  un  ouvrier  professionnel.  Mais  ces  hauts  salaires  n'avaient 
servi  qu'à  aiguiser  l'ingéniosité  des  employeurs,  et  le  coût  de  production,  grâce  au 
perfectionnement  des  machines,  était  inférieur  à  celui  des  usines  allemandes  et  an- 
glaises. «  De  même  on  arrive  là-bas  à  produire  de  fort  belles  chaussures  aux  environs 
de  10  francs,  tout  en  assurant  aux  ouvriers  des  salaires  de  10  à  15  francs  par  jour, 
pour  9  heures  de  travail.  Les  salaires  sont  en  général  doubles  de  ce  qu'ils  sont  en 
France L'idée  révolutionnaire  est  totalement  étrangère  pour  ne  pas  dire  incom- 
préhensible aux  travailleurs  américains.  Leur  programme  se  réduit  en  somme  à  deux 
points  essentiels  :  l'élévation  des  salaires,  la  diminution  des  heures  de  travail.  »  [Le 
Temps,  lojuillet  1901.) 


HISTOIRE 

DE  LA  FORMATION  PAIITICILARISTE 


XVII 

TRIOMPHE    DES    SAXONS  SUR  LA  FÉODALITÉ  NORMANDE 
EN  GRANDE-BRETAGNE    1 

Nous  avons  vu  le  caractère  instable  de  la  domination  danoise 
en  Angleterre.  Mais  ce  n'est  là,  dans  notre  histoire  des  Saxons  de 
Grande-Bretagne,  qu'un  aperçu  négatif.  Le  côté  positif  de  la 
grande  lutte  contre  les  Danois  est  qu'elle  a  été  menée  et  dirigée 
par  le  peuple  saxon  lui-même  beaucoup  plus  que  par  ses  chefs  : 
le  selfgovernment  s'y  est  manifesté  dans  toute  sa  plénitude.  Le 
récit  qui  précède  l'a  suffisamment  montré,  mais  il  importe  de 
relever  ici  cette  conclusion,  parce  qu'elle  va  nous  donner  l'ex- 
plication de  ce  qui  suit. 

Quand  le  peuple  saxon  eut  traversé  sous  sa  propre  conduite 
toute  cette  crise,  prenant,  lâchant  et  reprenant  Alfred  selon  le 
besoin,  élisant  chacun  de  ses  rois,  les  révoquant  en  cas  d'inca- 
pacité, acceptant  l'impôt  du  danegeld  et  la  royauté  danoise, 
délibérant  à  chaque  changement  de  règne  sur  la  succession, 
repoussant  par  les  armes  le  successeur  de  Hardikenut  (ou  Har- 
dicanut),  mettant  en  mouvement  pour  la  libération  du  territoire 
Godwin,  ce  Saxon  qui  gouvernait  le  Wessex  au  nom  des  Danois, 
et  chassant  enfin  de  toute  Tile  ces  envahisseurs  nouveaux,  alors 
le  peuple  saxon  se  donna  un  roi  qui  n'était  pour  rien  dans  son 

(1)  Voir  l'article  précédent,  décembre.  1901  :  Science  sociale,  t.  WXII,  p.  531. 


mSTOlRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  2") 

triomphe  :  le  roi  Edouard,  dit  plus  tard  Edouard  le  Confesseur. 
Il  était  descendant  de  Gerdic,  d'Egbert  et  d'Alfred,  mais,  obligé 
de  se  retirer  devant  la  royauté  danoise,  il  s'était  réfugié  en  Nor- 
mandie, d'où  il  fut  rappelé. 

De  même  que  le  peuple  saxon  avait  conduit  lui-même  ses 
destinées  pendant  la  lutte,  il  les  conduisit  après  la  victoire.  Il 
prit  soin,  au  départ  de  l'étranger  et  au  retour  du  roi  national, 
de  faire  authentiquement  formuler  les  coutumes  saxonnes  dans 
toute  leur  pureté.  La  rédaction  qui  en  fut  faite,  reconnue  par 
le  peuple  et  par  son  chef,  est  ce  qu'on  appelle  la  Common  Laïc 
ou  les  Lois  du  roi  Edouard,  si  fameuses  aujourd'hui  encore  en 
Angleterre.  On  comprend  que  ce  soit  là  la  pierre  angulaire  des 
institutions  anglaises  :  la  déclaration  précise  et  solennelle  de  la 
constitution  spontanée  du  peuple  saxon,  après  que,  sous  sa 
propre  gouverne,  il  s'était  dégagé  de  la  domination  étrangère. 
Jamais  monument  politique  ne  fut  plus  national. 

Cet  événement  a  fait  la  célébrité  du  règne  d'Edouard  le  Con- 
fesseur. Ce  fut  alors  que  le  peuple  saxon,  après  être  passé  par 
tant  de  péripéties  depuis  son  arrivée  en  Angleterre,  se  trouva 
jouir  sans  obstacle,  à  ciel  ouvert,  sur  toute  l'étendue  du  terri- 
toire anglo-saxon,  de  ses  coutumes  traditionnelles  expressément 
affirmées.  Ce  fut  l'achèvement  manifeste  de  la  grande  œuvre 
poursuivie  depuis  Cerdic,  rétablissement  de  la  race  saxonne  en 
Grande-Bretagne. 

Mais  le  peuple  saxon  ne  devait  pas  jouir  longtemps  en  paix  de 
ce  triomphe  éclatant.  Il  allait  être  obligé  de  rentrer  dans  la  lutte, 
et  dans  une  lutte  plus  terrible  que  toutes  les  autres.  A  l'invasion 
danoise  allait  succéder  l'invasion  normande. 

Nous  serons  assez  largement  éclairés  sur  le  caractère  et  les 
conséquences  de  l'invasion  normande,  quand  nous  aurons 
reconnu  d'abord  qu'elle  fut  une  invasion  danoise  perfec- 
tionnée. 

Qu'étaient-ce  que  les  Normands? 

Nous  avons  vu  comment,  de  la  compétition  des  Odiniques 
entre  eux  dans  les  États  Scandinaves,  était  résulté  un  premier 


:20  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

groupement  de  territoires  qui  avait  pris  le  nom  de  Danemark, 
ou  royaume  danois.  Ce  groupement  qui  avait,  comme  il  a  encore 
aujourd'hui,  pour  centre  File  de  Seeland,  la  plus  riche  terre 
Scandinave,  devait  être,  à  raison  même  de  cet  élément  naturel 
de  supériorité,  le  premier  à  se  constituer.  L'île  de  Seeland  réus- 
sit promptement  à  s'annexer  ce  qui  l'entourait  immédiatement, 
c'est-à-dire  l'île  de  Fioiiie,  les  petites  îles  voisines,  laScanie  au 
sud  de  la  Suède  et  le  Jutland.  Mais  ce  qui  était,»  au  nord,  plus 
éloigné  d'elle,  lui  échappa  et  forma  deux  autres  groupements. 

Dans  le  bassin  delà  Baltique,  en  Suède,  au-dessus  de  la  Scanie 
et  séparé  d'elle  par  les  grands  lacs  Vener  et  Vetter,  un  groupe- 
ment se  constitua  sous  le  nom  de  royaume  d'Upsal,  plus  tard 
royaume  de  Suède.  Dans  ce  champ  de  combats,  les  Odiniques 
qui  se  trouvèrent  expulsés  par  la  lutte  ne  se  rejetèrent  pas  aussi 
facilement  que  les  pirates  danois  sur  le  u  royaume  de  la  mer». 
Les  glaces  persistantes  des  golfes  de  Finlande  et  de  Bothnie  s'y 
prêtaient  moins.  On  était  plus  loin  aussi  de  l'Atlantique,  la  vraie 
fortune  des  rois  de  mer.  Pour  atteindre  jusque-là,  il  fallait  d'ail- 
leurs traverser  tout  le  défilé  des  eaux  danoises,  ce  qui  n'allait 
pas  sans  chance  de  redoutables  conflits  avec  les  Danois  réguliers. 

Aussi  les  expulsés  du  royaume  d'Upsal  ne  devinrent-ils  pas  des 
Vikings,  des  habitants  des  havres  et  des  rades,  mais  de  simples 
Varègues,  c'est-à-dire  des  bannis.  Et  ils  cherchèrent  aventure  à 
l'orient,  puisque  l'occident  leur  était  fermé.  Ils  se  jetèrent  sur 
la  côte  opposée  à  Upsal,  piratèrent  et  commercèrent  tant  bien 
c[ue  mal  avec  les  Finnois  et  les  Slaves,  s'allièrent  particulière- 
ment avec  la  république  slave  de  Novogorod,  fondèrent  les 
premières  principautés,  telles  que  celles  de  Novogorod  même 
et  de  Kiev,  desquelles  est  sorti  l'empire  russe,  descendirent 
jusqu'à  Constantinople  et  se  mirent  au  service  des  empereurs 
byzantins.  Ainsi,  derniers  représentants  des  Odiniques  enva- 
hisseurs, ils  reprenaient  le  premier  chemin  qu'avaient  suivi 
leurs  pères  avec  les  lioths  en  retour  vers  FOrient  sous  les  noms 
cFOstrogoths  et  de  Visigoths.  Le  rayonnement  des  Odiniques 
sur  toute  l'Europe,  à  partir  du  centre  Scandinave,  complétait  par 
là  et  fermait  son  cercle. 


IIISTOIUE    DE   LA    FORMATION    PAHTICULARISTE.  Z/ 

La  composition  sociale  des  bandes  de  Varègues  était  analogue 
à  celle  des  bandes  de  pirates  danois,  mais  ils  usaient  beau- 
coup plus  des  voies  de  terre  que  de  celles  de  la  mer. 

Voilà  ce  que  devinrent  les  régions  au  nord  des  terres  da- 
noises, dans  le  bassin  de  la  Baltique. 

Dans  le  bassin  de  la  Mer  du  Nord,  un  autre  groupement  se 
fit,  séparé  de  la  Suède  par  l'énorme  chaîne  des  monts  Scandi- 
naves qui  aboutit  à  l'est  du  grand  golfe  de  Christiania.  Les 
Odiniques  cherchèrent  avec  des  bandes  d'émigrants,  en  bonne 
partie  norvégiens,  à  se  créer  quelques  établissements  dans  les 
deux  plateaux  de  la  Norvège  qui  se  distinguent  tout  à  fait  des 
rivages  à  fiords  escarpés  et  reproduisent  le  régime  géogra- 
phique de  la  Suède  :  ces  deux  plateaux  sont  celui  de  Christiania 
et  celui  de  Trondliiem.  Ce  fut  l'origine  de  la  royauté  norvé- 
gienne. Et  voici  comment. 

Harald,  descendant  d'Odinà  la  vingt-sixième  génération  selon 
Torfcpus,  était  un  de  ces  jarls  ou  petits  princes  qui  régnaient 
au  neuvième  siècle  sur  les  terres  des  plateaux  norvégiens.  11 
n'avait  que  dix  ans  quand  il  perdit  son  père,  Halfdan  le  Noir. 
Les  jarls  ses  voisins,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  parmi  eux, 
envahirent  les  possessions  du  jeune  héritier.  Mais  Harald,  aidé 
par  son  oncle  Guthorm,  triompha  de  ses  ennemis.  Après  beau- 
coup de  combats  où  il  eut  l'avantage,  il  comprit  qu'il  pourrait 
soumettre  toute  la  partie  plate  de  la  Norvège,  et  il  fît  vœu  de 
ne  pas  peigner  sa  chevelure  avant  d'avoir  mené  son  entreprise 
à  bonne  fin  :  vœu  qui  rappelle  bien  la  vieille  Germanie  de 
Tacite.  (Cf.  Germanie,  XXXI.)  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  vint 
à  bout  de  son  dessein,  car  il  s'attaquait  à  de  rudes  adversaires. 
Enfin,  après  dix  ans,  la  bataille  navale  de  Hafursfiord  le  re- 
leva de  son  vœu.  Il  ne  fut  plus  Harald  Lufa,  c'est-à-dire  aux 
cheveux  mal  peignés,  mais  Harald  Haarfagery  c'est-à-dire  aux 
beaux  cheveux,  surnom  dont  le  salua  après  la  victoire  Rogn- 
vald,  son  plus  fidèle  ami.  Disons,  en  passant,  que  ce  Rognvald 
était  le  père  de  Rolf  ou  Rollon,  que  nous  allons  voir  se  mettre 
à  la  tète  des  Normands. 

On  remarquera  que  Harald  triompha  des  rivaux  de  son  voi- 


28  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

sillage  et  devint  roi  de  Norvège  par  le  succès  d'un  combat  naval. 
11  est  évident  qu'en  Norvège  lart  de  la  navigation  devait,  pour 
les  Odiniques,  se  développer  plus  encore  qu'en  Danemark.  La 
Mer  et  l'Océan  du  Nord  les  mettaient  à  plus  haute  école  que 
la  Baltique  et  ses  dépendances.  Les  jarls  ou  petits  princes 
exclus  des  pays  appelés  plus  tard  de  Trondhiem  et  d'Opslœ, 
ou  de  Christiania,  se  rejetèrent  à  merveille  sur  la  mer.  Mais 
Harald  défendit  vigoureusement  ses  rivages,  et  les  nouveaux 
Vikings  durent  chercher  un  refuge  dans  les  îles  lointaines  et 
peu  hospitalières  des  Orcades  et  des  Hébrides,  ou  même  en 
Islande.  L'Angleterre  aurait  assurément  mieux  fait  leur  aifaire  ; 
mais,  sans  compter  la  présence  incommode  des  Anglo-Saxons, 
elle  était  alors  rançonnée  par  les  Danois. 

Or,  il  arriva  que  Rolf,  ou  Hollon,  fils  de  ce  Rognvald  le  grand 
ami  d'Harald,  comptant  sans  doute  sur  la  particulière  allcction 
du  roi  de  Norvège,  s'avisa  d'opérer  avec  ses  compagnons  un 
strandhiig,  une  razzia,  sur  la  côte  norvégienne  au  retour  d'une 
course  dans  la  Baltique.  Harald  convoqua  un  thing,  un  conseil, 
qui  condamna  le  coupable  à  l'exil.  En  vain  Hillda,  mère  dé 
Rolf ,  demanda  sa  grâce  et  représenta  au  roi  que  le  condamné 
pourrait  bien  revenir  de  l'exil  plus  redoutable;  Harald  lutin- 
flexible.  Rolf  remonta  sur  ses  vaisseaux  et  cingla  vers  les  Hé- 
brides. (V.  Haralds  Saga,  Snorre,  c.  1,  2,  19,  20,  -23  et  2i.) 

Il  mit  en  branle  tout  ce  qu'il  rencontra  d'Odiniques  avec  leur 
séqueUe  clans  le  repaire  des  Hébrides.  Son  rang,  son  audace  et 
sa  taille  en  firent  bientôt  le  chef  de  toute  la  bande.  On  l'appelait 
Gang-Rolf)  c'est-à-dire  Rolf  le  Marcheur,  parce  cju'il  était  de  si 
haute  stature,  qu'il  ne  trouvait  dans  les  petites  races  de  chevaux 
du  nord,  telles  cj[ue  celle  des  Shetland,  aucune  monture  à  son 
usage,  et  il  allait  toujours  à  pied. 

Ces  recrues  faites  dans  les  Hébrides,  il  reprit  la  mer,  tourna 
le  nord  de  l'Ecosse  et  descendit  vers  l'Escaut.  Il  y  fut  proba- 
blement mal  reçu,  car  il  chercha  aussitôt  plus  bas,  dans  la 
Neustrie,  un  meilleur  champ  d'exploits  :  il  entra  dans  la  Seine. 

On  sait  assez  la  suite  de  cette  histoire  fameuse,  qui  aboutit, 
en  911,  au  traité  de  Saint-Clair-sur-Epte   et  à  la  fondation  du 


HISTOIRE   DE    LA    FORMATION    PARTICULARISTE.  20 

duché  dit  de  Normandie.  De  quel  nom  particulier  aurait-on  pu 
désigner  cette  troupe  confuse  d'hommes  du  Nord  ?  On  les  appela 
Northmen,  Normands. 

Quand,  maître  incontesté  de  Rouen,  du  pays  de  Gaux,  du 
Lieuvin  (Lisieux)  et  du  Dessin  (Bayeux)  qu'il  avait  dévastés, 
Rolf  y  appela  des  habitants  en  leur  promettant  de  faire  bonne 
police  à  la  manière  de  Harald,  ces  rivages  de  la  vieille  Neus- 
trie  se  repeuplèrent  de  tout  ce  qu'il  attira  de  la  Norvège,  de  la 
Plaine  Saxonne  et  des  terres  franques.  Ainsi  se  forma  cette  ca- 
ractéristique population  normande,  menée,  on  le  voit,  par  des 
Odiniques,  mais  recrutée  de  paysans  dans  les  pays  du  Nord  que 
je  viens  de  dire  et  qui  appartiennent  en  général  au  type  parti- 
culariste.  Il  s'y  mêla  néanmoins  ce  qui  subsistait,  dans  une 
partie  de  ces  régions,  des  débris  de  race  gallo-romaine  ou  gothi- 
que. L'arrière-Normandie,  plus  intérieure,  qui  fut  cédée  plus  à 
l'amiable  aux  envahisseurs  et  moins  ravagée  par  eux,  garde 
encore  aujourd'hui  dans  ses  groupements  en  gros  villages  le 
caractère  gallo-romain  le  plus  manifeste,  et  contraste  très  sen- 
siblement sous  ce  rapport  avec  le  pays  plus  voisin  de  la  mer. 

Les  Normands,  ainsi  constitués,  ne  sont  pas  tout  à  fait  ce 
qu'on  imagine  communément. 

Les  Normands  illustres  par  leurs  exploits  guerriers  sont  de 
purs  Odiniques.  Ils  sont  la  plus  abondante  expression  de  cette 
race  adonnée  au  métier  des  armes,  qui,  confinée  dans  les  États 
Scandinaves  après  l'occupation  générale  de  l'Europe  par  les 
Barbares,  s'est  dév^orée  elle-même  sur  place  pendant  un  temps, 
et  a  jeté  son  reste  au  loin  dans  une  dernière  invasion  plus 
exclusivement  odinique  que  toutes  les  autres,  l'invasion  des 
Vikings  danois  ,  des  Varègues  suédois  et  des  Vikings  norvé- 
giens, dits  Normands. 

Ces  Vikings  norvégiens  ne  sont  à  aucun  titre  des  Pêcheurs- 
côtiers.  Ce  sont  des  Odiniques,  passés  du  pays  des  Goths  dans 
les  plateaux  de  la  Norvège  avec  leur  manière  d'être  odinique, 
se  battant  entre  eux  et  cherchant  à  vivre  adroitement  du  pê- 
cheur-côtier  des  fiords  moins  abrupts  et  moins  solitaires,  comme 


;}0  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ils  avaient  adroileiuciit  vécu  du  paysan  goth,  sans  se  le  mettre  à 
dos  et  sans  le  détruire.  Ce  n'est  qu'expulsés  des  terres  par  leurs 
pareils  que  ces  Odiniques  de  Norvège  se  sont  faits  Vikings;  et 
s'ils  ont  été  plus  hardis  navigateurs  que  les  autres,  c'est  qu'ils 
ont  eu  affaire  à  une  mer  de  plus  rude  apprentissage. 

Le  chef  guerrier  normand  est  prohablement  le  plus  haut 
produit  de  la  formation  odinique.  C'est  un  homme  d'une  force 
colossale,  de  qui  l'éducation  physic|ue  et  mentale  a  tendu  à 
faire  une  puissance  militaire  à  lui  tout  seul.  Par  la  crainte 
qu'imprime  sa  force  personnelle,  par  le  prestige  qu'elle  exerce, 
par  le  caractère  intrépide  qu'elle  soutient,  il  est  en  mesure 
de  commander  à  des  gaillards  de  même  trempe.  Voilà  le  com- 
mencement d'une  organisation.  L'intérêt,  le  jeu  invariable  de 
cet  homme,  est  d'établir  par  son  arbitraire  l'ordre  dans  tout  ce 
qu'il  réussit  à  dominer.  Si  cet  ordre  le  gêne  personnellement,  il 
l'enfreindra,  par  l'arbitraire  encore,  mais  sans  tolérer  qu'aucun 
autre  en  fasse  autant.  Cette  discipline  est  la  garantie  de  sa  vie 
et  de  sa  puissance.  Quand  accidentellement  il  se  sent  faible  au 
milieu  de  sa  troupe,  il  louvoie,  il  caresse,  il  comlde  de  faveurs 
et  de  butin,  il  est  rusé.  Mais  dès  c£u'il  voit  le  moment  venu  où  il 
se  retrouve  le  plus  fort,  il  retire  tout,  il  est  impitoyable,  il  fait 
des  exemples  terribles.  Ce  batailleur  n'a  jamais  connu  la  cul- 
ture du  sol.  Mais  il  a  deux  manières  de  se  procurer  les  biens  de 
la  terre.  S'il  s'agit  seulement  de  les  avoir  en  passant,  il  les  en- 
lève par  le  pillage,  comme  par  jeu,  et  il  pousse  le  jeu  jusqu'à 
tuer,  exploit  très  inutile,  le  paysan  après  qu'il  la  spolié;  et  ce 
c|ui  reste  après  le  pillage,  il  le  dévaste  et  le  brûle.  S'il  lui  faut 
avoir  les  produits  de  la  terre  d'une  façon  continue  et  perma- 
nente, il  protège  le  paysan  :  c'est  une  utilité  dont  il  tire  le  meil- 
leur parti  en  le  traitant  bien;  il  s'en  sert  avec  adresse,  modé- 
ration et  prudence. 

Telle  est,  dans  sa  constitution  intime,  toute  l'administration 
du  chef  de  bande  normand. 

La  situation  de  ce  personnage  ainsi  constatée,  on  imagine 
s'il  reconnut  vite  un  instrument  commode  et  bien  approprié  à 


HISTOIRE   DE    LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  'il 

son  fait,  clans  ce  régime  féodal  (|u'il  trouva  en  pleine  vigueur 
sur  le  sol  franc,  quand  il  s'y  installa.  Ce  qu'il  y  rencontrait  pour 
son  compte,  c'était  ceci  :  dans  la  vassalité,  une  conservation 
et  une  régularisation  des  cadres  militaires,  avec  une  certaine 
réserve  d'indépendance,  de  droit  de  discussion  et  de  fierté  per- 
sonnelle, parce  que  ce  n'était  pastel  homme  qui,  de  sa  personne 
même,  était  inféodé  au  suzerain,  mais  son  domaine;  et  dans  le 
servage  ou  la  tenure  roturière,  une  très  simple  et  toute-puis- 
sante organisation  de  la  classe  agricole  pour  la  rendre  labo- 
rieuse, prospère  et  productive,  sans  complications,  sans  heurts. 
Rolf  le  comprit  si  bien  que,  pour  entrer  dans  le  système  féodal, 
il  changea  sans  difficulté  son  titre  de  King^  Roi,  contre  celui  de 
Duc,  consentant,  sauf  la  cérémonie  du  baisementde  pied,  à  faire 
hommage  de  vassal  à  Charles  le  Simple,  son  adversaire  battu 
et  impuissant,  mais  chef  de  la  féodalité  franque. 

Et,  précisément  parce  que  le  régime  féodal  donnait  ces  deux 
formes  si  commodes  à  l'association  militaire  et  à  l'exploitation 
terrienne  que  les  Normands  pratiquaient  laborieusement  en 
Scandinavie  d'après  des  procédés  patriarcaux  et  communautaires 
en  désarroi,  il  y  eut  une  explosion  de  succès  dans  l'établisse- 
ment des  nouveaux  venus.  Ils  avaient,  au  reste,  sur  les  féodaux 
plus  anciens  qu'eux ,  l'avantage  de  faire  une  installation  générale 
d'un  seul  coup,  dans  tout  un  pays.  C'est  ce  qui  a  donné  à  la  féo- 
dalité en  Normandie  une  organisation  plus  régulière  que  par- 
tout ailleurs  et  l'a  fait  considérer  plus  tard  par  les  feudistes 
comme  le  type  normal  du  régime,  quoique  à  vrai  dire  elle  soit 
une  exception  par  sa  régularité  même. 

Mais  ces  seigneurs  féodaux  improvisés  ne  furent  pas  tout  à 
coup  épris  d'agronomie.  Us  préférèrent  des  produits  tout  récol- 
tés au  soin  d'utiliser  des  corvées.  C'est  ce  qui  opéra  en  Nor- 
mandie plus  hâtivement  qu'ailleurs l'éniancipation  des  paysans, 
c'est-à-dire  la  transformation  des  corvées  en  redevances,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu.  ^Voy.  Science  sociale,  août  1901,  t.  XXXII, 
p.  111,  en  bas.) 

Les  expéditions  militaires  demeurèrent  la  grande  visée  des 
seigneurs  normands»  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  les  voir 


32  La  science  sociale. 

à  peu  près  seuls  répondre  aux  appels  des  premiers  rois  capé- 
tiens qui  clierchent  à  intervenir  dans  les  affaires  de  leurs  grands 
vassaux  et  à  porter  la  euerre  en  deiiors  du  domaine  direct  de  la 
couronne.  Ces  Normands  constituaient  une  bonne  garnison,  où 
l'on  pouvait  puisser.  Il  n'y  a  aucune  autre  explication  plausible 
de  cette  alliance  toute  spéciale  et  parfaitement  soutenue  des 
ducs  de  Normandie  avec  les  fondateurs  de  la  troisième  race. 

Quand  les  rois  de  France  ne  les  occupaient  pas,  les  Normands 
trouvaient  moyen  de  s'occuper  eux-mêmes,  mais  ils  ne  restaient 
pas  précisément  à  goûter  la  vie  champêtre  :  ils  agrandissaient  la 
Normandie  parles  armes;  ils  y  ajoutaient  ou  essayaient  d'y 
ajouter  le  Maine,  la  Bretagne,  F  Anjou,  le  Poitou.  Et  ce  n'étaient 
là  encore  que  les  plus  sédentaires.  Les  autres  allaient  faire  des 
exploits  du  haut  en  bas  de  l'Espagne,  en  Italie,  en  Sicile,  en 
Grèce,  en  Syrie.  Ils  rejoignaient  ainsi  par  le  circuit  de  la  mer, 
eux  fils  des  Vikings,  leurs  frères  les  A^arègues ,  Odiniques  de  la 
même  poussée  descendus  par  le  continent   vers  l'Orient. 

Et  ni  Vikings  ni  Varègues  n'arrivaient  à  se  perpétuer  bien 
longtemps  ni  à  se  développer  par  une  extension  naturelle 
en  aucun  de  tous  ces  pays  qu'ils  stupéfiaient  par  leurs  exploits. 
C'est  qu'après  tout  ils  étaient  en  vérité  demeurés  des  Odiniques, 
des  chefs  guerriers,  comme  on  vient  de  le  voir.  Les  Normands 
disparaissaient  de  partout,  excepté  de  Normandie. 

Mais  pourquoi,  excepté  de  Normandie? 

Parce  cpie,  en  Normandie,  il  vint  avec  eux  d'autres  Normands 
qu'eux. 

Ceux-là  n'étaient  pas  des  Odiniques  et  ne  se  sentaient  pas 
d'humeur  à  faire  le  tour  du  monde.  Us  allaient  aux  rives  pro- 
chaines et  prenaient  terre  le  plus  vite  possible  pour  y  rester  à 
tout  jamais.  La  plupart  venaient  tout  simplement  des  terres  fran- 
qu3s  voisines,  et  ils  ne  doivent  leur  nom  de  Normands  qu'à  ce 
qu'ils  se  trouvèrent  sous  la  domination  des  Normands.  Ce  cpii 
atteste  cette  origine  française,  c'est  leur  langue,  la  langue  vul- 
gaire du  Pays  de  Caux,  rjui  n'a  jamais  été  le  Scandinave,  mais  le 
français  :   à  telles  enseignes  que  les  vrais  Normands,  ceux  de 


HISTOIRE   DE    LA    FORMATION    PARTICL'LARISTE.  XI 

tout  à  riieure,  ont  dû  apprendre  malgré  eux  le  français  et  ou- 
blier le  Scandinave. 

Les  Normands  paysans  et  cultivateurs,  qui  n'étaient  que  des 
Francs  et  des  Gallo-Romains,  eurent  l'avantage,  comme  leurs 
maîtres  les  Normands  guerriers  et  féodaux,  de  s'installer  à  neuf 
dans  un  pays  dévasté  où  tout  s'organisa  du  même  coup.  C'est  ce 
qui  explique  qu'ils  aient  été  si  bien  répartis  sur  le  sol  selon  le 
mode  du  régime  féodal  et  selon  la  coutume  que  les  Yikings 
avaient  vu  suivre  en  Norvège  par  leurs  paysans  pècheurs-côtiers. 
L'occasion  fut  bonne,  là  encore,  pour  créer  ce  que  les  feudistes 
ont  appelé  un  type  normal.  La  dévastation  avait  été  complète  :  on 
sait  tout  ce  qui  a  fui  sur  Paris  devant  les  Normands  et  les  récits 
contemporains  disent  qu'on  n'entendait  même  plus  l'aboiement 
d'un  chien  dans  rimmense  solitude  des  campagnes  normandes 

Avec  des  Francs  et  des  Gallo-Romains ,  il  vint  en  Normandie  des 
paysans  saxons  et  norvégiens.  Ceux-là,  en  général,  pour  parler 
leur  langue,  s'établirent  auprès  d'une  ancienne  colonie  saxonne, 
de  très  faible  importance,  qui  était  dans  le  Pays  Dessin  (pays  de 
Bayeu.x),  sorte  de  petite  plaine  saxonne  dans  le  fond  du  golfe 
formé  par  le  Calvados  et  la  Manche.  C'est  la  Basse-Normandie. 
Là  on  parla  longtemps  le  saxon  ou  Scandinave.  Les  premiers 
ducs  de  Normandie  y  envoyaient  leurs  fils  enfants  pour  qu'ils  y 
apprissent  la  langue  paternelle.  Mais  là  on  était,  comme  en  Plaine 
Saxonne,  très  peu  disposé  à  tolérer  les  Odiniques,  très  rebelle  à 
la  direction  des  ducs  de  Normandie  ;  on  répondait  très  peu  à 
leurs  convocations  et  on  résistait  presque  toujours  à  leur  gou- 
vernement. 

C'est  de  cette  double  population  agricole,  soit  franque,  soit 
réellement  normande,  qu'est  sortie  la  Normandie  stable,  la  Nor- 
mandie non  plus  héroïque,  mais  positive.  Ceux  qui  se  sont  éle- 
vés de  cette  position  inférieure  ont  vite  remplacé  les  Odiniques 
qui  n'ont  pas  tardé  à  s  éliminer  eux-mêmes.  Les  ducs  de  Norman- 
die n'ont  pas  fait  long  feu.  Leur  descendance  légitime  a  duré 
123  ans  et  Guillaume  ie  6r^^a?Y/ remplaça  tous  les  membres  de 
sa  famille  paternelle,  la  famille  ducale,  par  les  membres  de  la 
famille  de  sa  mère,  la  blanchisseuse,  fille  du  tanneur  de  Falaise. 

T.   XXXIII.  3 


3i  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Et  ce  duché  de  Normandie,  ([ui  avait  été  le  protecteur  des  Capé- 
tiens, s'est  trouvé  le  premier  tiefconlîsqué  par  eux.  Mais  la  popu- 
lation normande  agricole  a  constitué  cette  «  terre  de  sapience  » 
qui  a  seule  perpétué  le  nom  des  Normands  dans  le  monde,  bien 
on  dehors  des  traditions  des  fameux  Normands  guerriers. 

Ce  que  \ua\->  avons  dit  des  Normands  entrepreneurs  dexploits 
s'applique  directement  à  leur  conquête  d'Angleterre  :  ce  fut  une 
de  leurs  aventures  militaires,  une  des  conséquences  de  leur  be- 
soin de  se  remuer  et  de  batailler.  Je  passe  par-dessus  les  circons- 
tances de  détail  qui  ne  sont  que  l'histoire  diplomatique  de  l'en- 
treprise. Expliquer  la  con(|uêtede  l'Angleterre  par  les  occasions 
qu'a  employées  ou  plutôt  fait  naître  Guillaume  le  Conquérant, 
c'est  expliquer  le  nouvel  empire  allemand  par  la  candidature  du 
prince  de  llohenzollern  au  trône  d'Espagne.  Les  Normands  ont 
conquis  l'Angleterre  comme  ils  conquéraient  à  la  même  époque 
le  Maine,  la  Bretagne,  l'Anjou,  le  Poitou,  l'Italie  et  l'Espagne,  et 
ils  n'ont  pas  plus  gardé  l'Angleterre  que  tout  le  reste. 

Guillaume  avait  vu  la  Grande-Bretagne  gouvernée  ou  plutôt 
exploitée  par  les  rois  danois.  Eux  disparus,  il  pensait  qu'il  pour- 
rait faire  le  même  coup  plus  heureusement.  Et  c'est  ce  qui  est 
arrivé.  L'absence  de  tout  descendant  d'Edouard  le  Confesseur 
était  un  fait  insignifiant,  puisque  la  royauté  saxonne,  en  Angle- 
terre, était  élective  et  qu'il  restait  d'ailleurs  des  descendants  de 
Cerdic.  Le  fait  est  que  les  Saxons  élurent  Harold  qui  leur  parut 
un  roi  meilleur  que  tous  les  descendants  de  Cerdic.  Il  était  le  fils 
de  ce  Godwin  qui  avait  tant  aidé  à  l'expulsion  des  Danois  com- 
mencée par  Hown.  Mais  quand  Guillaume  eut  montré  sa  supério- 
rité militaire  à  Hastings  et  que  Harold  roi  eut  été  tué  dans  la  ba- 
taille, il  n'y  avait  aucune  invraisemblance  à  ce  que  les  Saxons 
admissent  pratiquement  la  royauté  normande  comme  ils  avaient 
admis  la  royauté  danoise.  En  somme,  c'est  ce  qui  arriva  immé- 
diatement, mais  par  manière  tacite  et  plutôt  par  laisser- faire  que 
par  décision  formelle  du  peuple  saxon.  Néanmoins  ce  fut  fait,  et 
Guillaume  put  se  faire  couronner,  quoique  tumultuairement,  à 
Londres  aussitôt  après  la  bataille  dlïastings. 


UISTOIUE    DE    LA    FORMATION    PARTICULARISTE.  '}5 

Guillaume  n'amenait  pas  avec  lui  une  colonie  agricole,  il 
amenait  une  bande  militaire,  ramassée  de  partout,  et  composée 
en  grande  partie  de  personnages  fort  inférieurs.  Mais  cette 
bande  était  constituée  d'après  Fidée  militaire  féodale.  Chacun 
avait  la  prétention  d'être  pourvu  d'un  fief,  et  n'avait  pas,  tant  s'en 
faut,  la  prétention  de  le  cultiver  de  ses  mains.  Le  système  d'occu- 
pation de  l'Angleterre  consistait  donc  à  octroyer  aux  vainqueurs 
des  droits  féodaux,  un  cens  féodal,  sur  des  terres  que  gardèrent 
comme  censitairesles  Saxons,  antérieurementpropriétaires  libres. 
Indépendamment  de  la  rente  féodale,  les  nouveaux  seigneurs 
prétendaient  commander  à  volonté  des  corvées.  En  résumé,  le 
Saxon  restait  cultivateur,  mais  il  n'était  plus  réputé  proprié- 
taire :  il  était  taillable  et  corvéable  à  merci.  Ses  terres  étaient 
même  censées  ne  passer  à  sa  descendance  fjue  sous  le  bon 
plaisir  du  seigneur  féodal.  Telles  étaient  les  institutions  légales 
et  telles  étaient  surtout  les  prétentions  convoiteuses  de  ce  ra- 
massis de  Normands  ou  prétendus  Normands. 

En  fait,  le  peuple  saxon  résista,  chacun  chez  soi,  de  toute 
sa  force  à  une  exploitation  outrée,  prétendit  garder  ses  biens 
à  sa  descendance,  ne  payer  que  ce  qu'il  pouvait  raisonnable- 
ment payer  et  se  faire  dédommager  pour  les  corvées  qu'il 
subissait.  La  taxation  féodale  ainsi  réduite,  il  prétendit  en  outre 
régler  ses  afiaires  entre  nationaux  par  les  vieilles  coutumes 
nationales,  et  même  faire  bonne  justice  suivant  ses  coutumes 
de  ceux  dont  les  Normands  auraient  à  se  plaindre.  Telle  était 
sa  manière  d'entendre  la  conquête. 

C'était,  on  le  voit,  un  conflit  ouvert. 

Ce  conflit  prit  deux  formes  :  la  forme  des  résistances  indi- 
viduelles par  tous  les  moyens  possibles,  y  compris  la  résistance 
matérielle  et  parfois  l'assassinat  ;  la  forme  des  résistances  géné- 
rales par  des  soulèvements  publics  qui  s'opéraient  en  un  clin 
d'œil  et  par  des  chartes  obtenues  des  rois  normands,  mais  rapi- 
dement violées  par  ceux-ci. 

Cet  état  permanent  de  conflit  réduisit  les  Normands  à  de- 
meurer très  étrangers  en  Angleterre,  sans  relations  usuelles 
avec  les  Saxons.  Ils  restaient  armés  de  pied  en  cap,  ne  sortaient 


36  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

qu'avec  précaution,  s'enfermaient  dans  des  châteaux  qu'ils 
faisaient  construire  pour  leur  sécurité  personnelle  contre  les 
tentatives  de  la  population.  De  là  vint  qu'ils  conservèrent  leur 
langue  et  les  Saxons  la  leur.  Et  les  deux  peuples  demeurèrent 
côte  à  côte  au  lieu  de  se  mêler  largement. 

Dans  ce  véritable  état  de  siège,  les  Normands  avaient  besoin 
de  rester  très  unis.  Le  régime  féodal  leur  fournissait  à  cet 
effet  une  organisation  toute  trouvée.  Aussi  les  Saxons  disaient- 
ils  que  les  Normands  se  tenaient  «  comme  les  écailles  d'une 
tortue  ».  C'était  là  la  supériorité  des  Normands  sur  les  Danois  : 
l'organisation  militaire  féodale  qu'ils  avaient  été  prendre  en 
France  avant  de  descendre  en  Angleterre.  Et  c'est  pourquoi 
j'ai  dit  que  la  conquête  normande  n'était  qu'une  invasion 
danoise  perfectionnée.  On  le  voit  par  tous  les  traits  qui  viennent 
d'être  énumérés. 

Cette  nécessité  vitale  de  runion  féodale  stricte  entre  les  Nor- 
mands fît  la  puissance  du  roi  normand,  qui  tenait  en  Angleterre 
ses  vassaux  dans  la  main  comme  pas  un  suzerain  au  monde. 
Aussi  était-ce  un  potentat.  Il  exécutait  sur  ses  vassaux  d'outre- 
mer ce  qu'il  lui  était  absolument  impossible  de  tenter  sur  ses 
vassaux  du  continent. 

Tant  que  le  roi  normand  eut  la  prudence  de  ne  s'attaquer  qu'à 
tels  et  tels  vassaux,  les  uns  après  les  autres,  suivant  qu'il  voulait 
les  mener,  la  chose  alla  bien.  Il  était  appuyé  par  le  reste,  par 
la  majorité  des  vassaux,  auxquels  il  distribuait  d'ailleurs  les 
dépouilles  de  ceux  dont  il  se  défaisait.  Mais,  ({uand  le  mauvais 
gouvernement  qui  résultait  nécessairement  à  la  longue  de 
l'esprit  d'aventure  des  souverains  normands,  les  mit  dans  la 
nécessité  et  la  témérité  de  vouloir  peser  sur  toute  leur  noblesse 
à  la  fois  pour  en  tirer,  sous  toutes  les  formes,  des  subsides 
exorbitants,  alors  la  noblesse  entière  sentit  la  tyrannie  royale 
au  même  moment,  ne  fut  plus  partagée  contre  elle-même  et  se 
trouva  spontanément  liguée  contre  la  royauté  complètement 
délaissée. 

Mais  cette  noblesse  n'aurait  rien  pu  pour  s'émanciper  de  la 
tyrannie  royale,  si,  pendant  qu'elle  se  levait  contre  le  souverain, 


HISTOIRE    DE    LA    FORMATION    PARTÏCULARISTE.  37 

elle  avait  eu  à  dos  cette  population  saxonne  qui  l'enveloppait 
et  la  noyait  pour  ainsi  dire  de  toutes  parts,  dans  toute  Tétendue 
du  territoire.  Les  seigneurs  normands  n'avaient  qu'un  parti  à 
prendre  :  aussi  le  prirent-ils  d'un  commun  accord  ;  ils  tournè- 
rent ouvertement,  radicalement  et  d'un  seul  coup  du  côté  du 
peuple  saxon.  Us  présentèrent  au  roi  une  charte  à  signer  où  la 
Common  Laiv,  les  Lois  du  bon  roi  Edouard,  étaient  réclamées  en 
même  temps  que  l'indépendance  de  la  noblesse  et  ses  garanties 
contre  le  roi.  Telle  fut  la  fameuse  Grande  Charte. 

En  apparence,  les  Normands  commençaient  à  prendre  le  peuple 
saxon  sous  leur  protection.  En  réalité,  les  Normands  se  ral- 
liaient au  peuple  saxon,  cherchaient  leur  force  auprès  de  lui  et 
organisaient  par  lui  leur  défense. 

Ainsi  le  peuple  saxon  était  demeuré  le  plus  fort  :  il  avait  vaincu . 

Les  Normands  établirent  un  système  de  garanties  légales 
contre  le  roi  :  un  conseil  de  vingt-cinq  seigneurs ,  des  assemblées 
de  nobles  et  de  clercs  auxquels  s'adjoignaient  des  élus  du 
peuple  saxon,  mais  pour  la  question  des  subsides  seulement. 
Ce  fut  le  commencement  du  parlement. 

Mais  le  peuple  saxon  comptait  peu  sur  ces  garanties,  où  il 
avait  peu  de  part.  Il  réclamait  à  chaque  occasion,  pratiquement 
ou  théoriquement,  les  lois  du  roi  Edouard,  c'est-à-dire  le  do- 
maine insaisissable  pour  impôt  et  dettes  prétendues,  Tiiivio- 
labilité  personnelle,  la  justice  locale  rendue  par  des  non-fou c- 
tionnaires.  Ces  revendications  nettement  formulées  contenaient 
toute  la  constitution  anglaise  véritable,  tout  ce  qui  est  essentiel 
au  type  anglo-saxon,  tout  ce  qui  en  fait  la  force. 

Toutes  les  fois  que  le  peuple  avait  à  présenter  sur  ces  points 
de  graves  doléances,  il  se  levait  en  niasse,  pacifiquement,  sans 
se  laisser  émouvoir  par  aucune  provocation  et  ne  rentrait  chez 
lui  qu'après  avoir  obtenu  la  promesse  que  ses  coutumes  seraient 
respectées.  Ce  peuple  irrité  qui  maîtrise  lui-même  sa  colère 
et  ne  se  porte  pas  aux  voies  de  fait  quand  on  l'y  pousse,  quand 
il  est  armé  et  qu'il  est  le  plus  fort,  reproduit  bien  trait  pour 
trait  le  type  des  Saxons  de  Tacite. 


38  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

La  noblesse  noriuando,  eu  se  mettant  à  l'abri  derrière  ces 
manifestations  du  peuple  saxon,  était  désormais  menée  par  lui. 
Il  opérait  sur  elle  ce  qu'il  avait  opéré  de  tout  temps  sur  ses 
chefs  nationaux  :  il  la  laissait  traiter  les  affaires  tant  qu'il  n'y 
voyait  pas  trop  de  mal  ou  qu'il  y  voyait  du  bien  ;  il  lui  faisait 
défaut  et  avisait  au  moyen  de  ramener  les  choses  au  point 
quand  la  nécessité  le  demandait. 

Ainsi,  un  peu  plus  d'un  siècle  et  demi  après  le  commence- 
ment de  cette  formidable  domination  féodale,  le  peuple  saxon 
avait  repris  son  rang  et  rétabli  le  self-government  sous  sa  forme 
antique,  spontanée  et  naturelle.  Il  se  retrouvait  le  même.  11 
avait  absorbé  le  personnel  relativement  peu  nombreux  de  la 
noblesse  normande.  Saxons,  Angles  et  Normands  étaient  en  réa- 
lité tous  Saxons  et  ne  connaissaient  plus  que  la  langue  saxonne, 
la  Common  Lato,  les  Lois  du  bon  roi  Edouard.  C'est  ce  que  nous 
ne  tarderons  pas  à  voir  par  le  détail  et  à  suivre  dans  l'enchaî- 
nement des  faits. 

Henri  de  Tour  ville. 

[La  suite  au  prochain  numéro.) 


LA  FABRIQUE  LYONNAISE 


LE  TYPE  FUTUR 


I.  —  l'lsixe  au  logis  (1). 

La  fabrique  lyonnaise,  dans  son  état  actuel,  et  à  ne  considérer 
que  sa  facette  principale,  le  tissage,  pourrait  être  représentée  par 
la  figure  schématique  suivante  :  au  centre,  un  point  vivement  co- 
loré, tout  autour  des  zones  concentriques  teintées  de  nuances  de 
plus  en  plus  dégradées.  Par  l'efTet  de  causes  que  nous  connais- 
sons, sur  lesquelles  il  est  superflu  de  revenir,  et  dont  la  principale 
est  la  démocratisation  de  la  soierie  (2),  nous  savons  que  le  point 
central,  la  Croix-Rousse,  tend  à  pâlir  de  jour  en  jour,  tandis  que 
les  zones  périphériques  se  colorent.  Nous  avons  vu  d'ailleurs 
que  la  fabrique  ne  saurait  demeurer  indifférente  au  déclin  de 
son  foyer  urbain.  Comme  l'a  si  bien  montré  M.  Aynard,  les  étoffes 
aristocratiques,  sorties  des  ateliers  de  la  Croix-Rousse,  restent 
renseigne  brillante  de  la  manufacture  lyonnaise  dans  le  monde  ; 
ce  sont  elles  qui  conservent  à  la  «  fabrique  royale  »  la  faveur 
de  nos  jeunes  et  peu  conséquentes  démocraties. 

Tandis  que  la  ruine  de  la  Croix-Rousse  aurait,  à  n'en  pas 
douter,  une  répercussion  fâcheuse  et  assez  prompte  sur  la  ré- 

n)  Voir  iSciCîice  sociale,  livraisons  de  mai,  juin,  août,  septembre,  octobre,  novem- 
bre 1900;  juillet,  septembre  et  novembre  1001. 

(2)  Voir  nos  précédents  articles.  D'où  provient,  se  demande  un  mémoire  publié  par 
les  tisseurs  lyonnais  lors  de  l'Exposition  de  1900,  la  société  pour  le  développement 
du  tissage  à  Lyon,  d'où  provient  la  diminution  constante  dans  le  nombre  des  mé- 
tiers ?  C'est  la  Révolution  française  qui  vint  niveler  les  situations  en  réi)andant  le 
luxe  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  en  vulgarisant  l'étofle  de  soie.  11  fallut 
mettre  celle-ci  à  bas  prix,  etc.. 


40  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

gioii  dont  Lyon  est  la  capitale  économique,  en  compromettant  la 
réputation  et  peut-être  même  en  avilissant  la  qualité  de  la  soie- 
rie lyonnaise,  il  semble  qu'inversement  le  degré  de  prospérité 
de  cette  région  de  plus  en  plus  étendue  n'exerce  qu'une  intluence 
insignifiante  sur  la  vitalité  de  l'atelier  urbain.  Bien  que  lié  à 
l'avenir  du  tissage  dans  la  contrée  lyonnaise,  l'avenir  du  tissage 
à  Lyon  forme  cependant  un  problème  spécial,  qui  méritait 
d'attirer  et  a  attiré  depuis  longtemps  l'attention  des  penseurs  et 
des  professionnels.  La  question  économique  se  doul)le  d'une 
importante  question  sociale.  A  tout  prix,  il  faut  sauver  de  la 
ruine  une  population  ouvrière  intéresscinte,  une  élite  trop  spé- 
cialisée, presque  réduite  aujourd'hui  parla  force  des  choses  à 
cette  alternative  décevante,  produire  du  tissu  de  luxe,  ou  mourir 
de  faim. 

Avant  de  découvrir  un  remède  efficace  au  mal  que  tout 
le  monde  constatait  et  déplorait,  on  ei:^  a,  comme  toujours, 
préconisé  beaucoup  d'illusoires.  L'histoire  des  tentatives  infruc- 
tueuses étant  aussi  intéressante  que  celle  des  essais  heureux, 
examinons  ces  panacées  souvent  séduisantes,  quelquefois  bi- 
zarres, dont  l'expérience  a  démontré  l'inefficacité,  ou  -au  moins 
l'inopportunité. 

Ce  peut  être  une  bonne  aubaine  pour  les  pêcheurs  en  eau 
trouble,  un  excellent  tremplin  électoral  pour  les  professionnels 
de  la  «  politique  alimentaire  »  que  d'ameuter  les  chefs  d'atelier 
contre  les  fabricants,  de  présenter  ces  derniers  comme  des 
Harpagons  abusant  indignement  du  personnel  livré  sans  dé- 
fense à  leur  cupidité.  Mais  ce  procédé,  examiné  au  point  de  vue 
de  l'intérêt  des  ouvriers  ou  de  la  fabrique,  rentre  dans  la  caté- 
gorie des  manières  d'agir  dont  on  a  dit  :  Gela  est  plus  qu'un 
crime,  c'est  une  faute. 

Sous  le  régime  de  la  réglementation  du  travail,  le  fait  est 
certain,  les  maîtres  marchands  ne  se  gênèrent  pas  pour  ré- 
duire souvent  à  la  poition  congrue  leurs  confrères,  les  maîtres 
ouvriers  ;  ceux-ci  d'ailleurs  rendirent  plus  d'une  fois  l'existence 
assez  dure  aux  compagnons  et  aux  apprentis.  On  pourrait  aussi 
relever,  craignons-nous,  dans  l'histoire  plus  récente  de  la  soierie, 


LA    FABRIQUE   LYONNALSt:.  41 

(le  1791  à  188i,  certains  enrichissements  trop  rapides  effectués 
sur  le  dos  de  Touvrier.  Mais  la  loi  de  188V  arme  suffisamment 
le  chef  d'atelier  contre  les  exactions  possibles  de  son  patron 
direct,  le  fabricant.  Dans  la  soierie  comme  dans  la  plupart  des 
industries,  tous  les  intérêts  sont  solidaires.  Le  dommage  causé 
au  fabricant  parles  émeutes  et  les  erèves  est,  en  fin  de  compte, 
prélevé  sur  les  salaires  du  tisseur. 

C'est  également,  selon  nous,  commettre  une  mauvaise  action 
que  de  bercer,  de  leurrer  le  chef  d'atelier  lyonnais,  de  son  éter- 
nelle et  vaine  chimère,  l'établissement  d'un  tarif  invariable  des 
façons.  Le  tarif  était  admissible  théoriquement  —  en  pratique  il 
ne  put  jamais  fonctionner  longtemps  —  sous  l'ancien  régime, 
quand  le  monde  était  partagé  en  compartiments  séparés  par  des 
cloisons  étanches,  quand  chaque  nation,  chaque  province  était 
maltresse  chez  elle.  Il  pouvait  à  la  rigueur  être  question  du 
tarif  en  1830,  lorsque  la  fabrique  lyonnaise  n'avait  guère  de 
concurrents  redoutables  à  l'étranger.  Aujourd'hui  où  la  concur- 
rence du  dehors  devient  de  plus  en  plus  menaçante,  préconiser 
le  tarif  à  Lyon,  c'est  faire,  qu'on  le  veuille  ou  non,  le  jeu  de 
l'étranger. 

La  lutte  pour  le  tarif  fut  reprise  à  Lyon,  il  y  a  quinze  ou  seize 
ans,  avec  une  violence  nouvelle.  Les  canuts  syndiqués  opérèrent 
des  descentes  en  ville;  ils  faillirent  jeter  à  l'eau  un  fabricant 
récalcitrant.  On  se  serait  cru  revenu  aux  grands  jours  de  1831 
ou  de  183i.  Quel  fut  le  plus  clair  résultat  de  cette  agitation?  Les 
centres  de  tissage  ruraux  se  développèrent  prodigieusement. 
En  outre,  au  moment  des  commandes,  beaucoup  de  commis- 
sionnaires brûlèrent  Lyon  pour  Zurich  et  Crefeld.  A  la  fin,  las 
d'une  lutte  stérile  et  ruineuse^  les  trois  principaux  syndicats 
de  tisseurs  s'abouchèrent  avec  les  fabricants,  et  conclurent  avec 
ceux-ci  une  entente  à  l'amiable.  Les  chefs  d'ateliers  s'engagèrent 
à  ne  jamais  abandonner  les  pièces  montées  sur  leurs  métiers 
pour  d'autres  mieux  payées,  et  à  ne  réclamer  aucune  augmen- 
tation pour  les  chargements  en  cours  du  tissage.  Ces  conditions 
ont  été  loyalement  observées  depuis  quinze  ans,  pour  le  plus 
grand  avantage  des  patrons,  comme  des  ouvriers. 


42  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  tarif  est  plus  inapplicable  —  on  nous  passera  l'expres- 
sion —  dans  la  soierie  que  dans  toute  autre  industrie,  tant  à 
cause  de  la  diversité  de  mesures  et  de  qualités  des  étolfes,  qu'en 
raison  de  l'instaLilité  de  la  mode,  cette  capricieuse  dont  on  ne 
peut  contrarier  les  fantaisies.  La  mode  oblige  le  fal)ricant  à 
inventer  sans  cesse  des  articles  non  prévus  par  le  règlement, 
lequel  devient  vite  un  embarras  ou  un  scmvenir.  Aussi  bien 
l'esprit  d'invention  ne  saurait  se  mouvoir  à  l'aise  dans  les 
bornes  d'un  tarif  rigide^  et  cet  esprit  est  la  condition  ^me^  qiin 
non   de  la  prospérité  d'une  fabrique  de  luxe. 

Le  tarif  a  fait  ses  preuves  —  de  tristes  preuves  —  au  pays 
de  toutes  les  expériences  sincères,  en  Angleterre.  En  1773,  les 
ouvriers  soyeux  de  Spitaltields  obtinrent  du  parlement  un  bill 
qui  leur  donnait  le  ch'oit  d'exiger  des  patrons  un  salaire  fixe. 
Cinquante  ans  plus  tard,  en  182i,  la  fabrique  de  Spitaltields  se 
mourait.  Ce  furent  les  tisseurs  eux-mêmes  cpii  réclamèrent  l'a- 
bolition du  bill  néfaste. 

De  la  bruyante  et  sempiternelle  revendication  du  tarif,  passons 
à  des  remèdes  plus  modestes,  et,  en  apparence,  mieux  adaptés 
aux  besoins  de  la  Croix-Rousse. 

Les  fabricants  de  Lvon  sont  obligés,  nous  Lavons  vu,  à  cause 
des  commissionnaires,  de  conservera  la  ville  leurs  bureaux  de 
vente.  Ln  droit  d'entrée  fut  proposé  sur  toutes  les  pièces  tissées 
à  la  campagne,  et  pénétrant  à  Lyon  pour  être  expédiées  du  ma- 
gasin du  fabricant.  Cette  mesure,  assez  draconienne,  n'as- 
surerait au  tissage  urbain  qu'une  protection  illusoire.  Rien  de 
plus  simple,  en  effet,  pour  les  fabricants  que  de  s'entendre 
avec  les  commissionnaires,  de  leur  expédier  de  la  campagne 
ou  de  leur  livrer  hors  de  Lyon  tout  ce  qui  n'est  pas  pièce  d'é- 
chantillon. Le  résultat  le  plus  clair  de  l'impôt  sur  le  tissage  rural 
serait  peut-être  de  déplacer  les  bureaux  de  vente  —  il  yen  a  déjà 
quelques-uns  à  Paris  —  et,  comme  conséquence,  de  ruiner  un 
des  cjuartiers  les  plus  riches  de  Lyon. 

On  pourrait  augurer   davantage  de  l'adoption  dune   autre 

mesure  souvent  préconisée  et  débattue,  mais  demeurée  jusqu'à 

.  maintenant  à  l'état  de  projet,  l'apposition  d'une   marque  mu- 


LA    FABRIQUE    LYONNAISE.  43 

nicipale  sur  les  pièces  tissées  à  Lyon  même,  marque  les  faisant 
distinguer  immédiatement  de  celles  qui  se  fabriquent  dans  la 
région.  L'emploi  de  cette  marque  aurait  eu  peut-être  un  certain 
effet,  mais  il  n'eût  pas  suffi,  en  tout  cas,  pour  sauver  la  Croix- 
Rousse.  S'il  est  vrai  que  le  tissu  de  luxe  produit  par  l'atelier 
urbain  achalandé  toute  la  soierie  lyonnaise,  ce  n'est  pas  d'une 
manière  sensible  pour  le  grand  puJilic.  Ce  que  demande  la 
clientèle  peu  au  courant  de  l'organisation  de  la  fabrique,  c'est 
plutôt  de  rétotfe  vendue  à  Lyon  que  de  l'étoffe  faite  à  Lyon, 
Aussi  bien,  dans  les  conjonctures  actuelles,  en  présence  d'une 
concurrence  étrangère  de  plus  en  plus  dangereuse,  est-il  pru- 
dent, est-il  habile  de  favoriser  l'atelier  de  Lyon  aux  dépens  do 
l'atelier  du  Lyonnais? 

Quant  à  la  question  du  relèvement  des  droits  d'entrée  en  France 
sur  les  soieries  étrangères,  qui  passionne  et  divise  en  deux 
camps  les  fabricants  de  Lyon,  elle  n'a,  selon  nous,  pour  la  Croix- 
Rousse  qu'une  importance  assez  secondaire.  L'association  de 
canuts,  qui  est  censée  représenter  l'opinion  moyenne,  celle  des 
((  gros  battants  »,  la  Chambre  syndicale  des  tisseurs,  demeurent 
indifférente  à  la  fameuse  revendication  des  7  fr.  50,  dont  nous  ne 
nous  désintéressons  pas,  à  laquelle  au  contraire  nous  sommes 
plutôt  synq^athique,  mais  dont  nous  renvoyons  l'examen  à  notre 
prochain  article  sur  l'avenir  de  la  région  lyonnaise. 

Nous  sommes  arrivés  à  la  mesure  efficace  dont  l'adoption 
partielle  a  déjà  rendu  à  la  Croix-Rousse  un  commencement  dé 
vie.  A  première  vue,  cette  mesure  peut  paraître  un  anachronisme. 
Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  la  reconstitution  artitîcielle  de 
l'atelier  de  famille,  mais  d'un  atelier  familial  spécial,  monté  à 
la  moderne.  La  solution  n'a  pas  été  trouvée  du  premier  jet;  le 
succès  fut  précédé  d'un  échec  intéressant. 

Puisque  l'atelier  urbain  est  indispensable  à  la  fabrique  lyon- 
naise, et  que,  d'autre  part,  ce  petit  atelier  ne  saurait  vivre  de 
lui-même  dans  les  conditions  actuelles  du  monde,  conditions 
dont  aucun  symptôme  ne  fait  prévoir  la  fin  prochaine,  l'idée  de 
fournir  à  l'atelier  de  ville  le  moyen  de  lutter  à  armes  égales 
contre  ses  rivaux,  l'atelier  rural  et  surtout  la  grande  usine,  devait 


il  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

hanter   le  cerveau  des  penseurs   et   des  industriels  de   Lyon. 

Dès  1867,  la  société  lyonnaise  des  sciences  industrielles  entre- 
vit la  solution  de  la  question,  en  mettant  au  concours  un  moteur 
mécanique  pouvant  s'appliquer  à  l'atelier  de  famille,  créer 
l'usine  au  logis,  suivant  l'heureuse  expression  de  M.  Henri  Bou- 
cher. En  1880,  l'innovation  du  petit  moteur  à  gaz  parut  avoir 
satisfait  à  ce  desideratum.  Deux  ateliers  d'expérimentation  furent 
créés,  formant  comme  un  champ  d'expériences  pour  le  tissage 
lyonnais,  où  les  divers  types  de  métiers  et  de  moteurs  étaient 
soumis  au  contrôle  de  la  pratique. 

En  même  temps,  afin  de  faciliter  aux  chefs  d'atelier  une  trans- 
formation d'outillage  assez  onéreuse  ,  une  société  de  crédit 
s'organisait,  comme  intermédiaire  entre  les  petits  patrons  et 
les  constructeurs  de  métiers.  Cette  société  faisait  aux  canuts, 
jusqu'à  concurrence  d'une  somme  déterminée,  des  avances  de 
fonds  et  se  portait  garante  des  paiements  vis-à-vis  des  fabricants 
de  métiers. 

Inspirée  par  une  pensée  philanthropique ,  l'entreprise  répu- 
diait cependant  hautement  la  qualité  d'institution  charitable.  Ce 
titre  seul  eût  suffi  pour  éveiller  la  susceptibilité  si  chatouilleuse 
des  canuts.  Aussi,  les  fondateurs  de  la  société  décidèrent  que 
leurs  prêts  seraient  productifs  d'un  léger  intérêt. 

Le  résultat  de  la  tentative  ne  répondit  pas  aux  espérances 
conçues.  Cinq  ans  après  sa  fondation,  l'association  en  ques- 
tion, découragée  par  le  peu  de  succès  de  ses  prêts  et  de  son 
initiative,  abandonna  gratuitement  à  la  ville  ses  ateliers  d'expé- 
rimentation . 

Les  causes  de  l'échec  de  «  la  société  de  crédit  pour  le  dévelop- 
pement du  tissage  urbain  »  sont  intéressantes  à  noter;  elles 
semblent  avoir  été  les  suivantes  : 

1°  L'intermittence  du  travail.  Les  métiers  mécaniques  n'étaient 
alimentés  que  pendant  une  partie  de  l'année,  et  les  tisseurs  ne 
trouvaient  pas  dans  le  rendement  annuel  de  leur  instrument  de 
travail  une  conq:)ensation  suffisante  aux  frais  d'organisation  ; 

2^'  L'élévation  des  dépenses  d'installation  et  d'entretien  de 
l'atelier  demeurées  considérables  avec  le  gaz,  malgré  les  sacri- 


LA   FABRIQUE   LYONNAISE.  45 

fîces  sérieux   consentis  par   la  compagnie    du   gaz    de    Lyon; 

3**  L'esprit  économe  des  canuts.  Il  y  a  vingt  ans,  la  situation 
n'était  pas  aussi  grave  pour  la  Croix-Rousse  qu'elle  Test  devenue. 
Beaucoup  de  tisseurs  avaient  des  économies  qu'ils  ne  voulaient 
pas  exposer  aux  aléas  d'un  changement  coûteux.  Ceux  mêmes 
qui  vivaient  au  jour  le  jour  étaient  peu  disposés  à  contracter  une 
dette  dont  ils  n'étaient  jamais  sûrs  de  pouvoir  s'acquitter.  Se 
trouver  débiteur  pendant  8  ou  10  ans  d'une  somme  de  huit  à 
dix  mille  francs  productifs  d'intérêt  formait  une  perspective  ca- 
pable de  faire  reculer  beaucoup  de  timorés  ou  simplement  d'es- 
prits prévoyants  ; 

4"  La  constitution  défectueuse  de  l'atelier  à  gaz.  Le  type  de  cet 
atelier  était  à  quatremétiers.  Le  chef  d'atelier,  voulant  mettre  en 
marche  tous  ses  métiers,  devait  s'entendre  avec  trois  ouvriers 
aussi  novices  que  lui,  et  payer  à  chaque  instant  des  appointe- 
ments considérables  au  réparateur  de  métiers  ou  gareiir.  Le 
petit  patron  ayant  souvent  fort  à  faire  pour  diriger  ses  aides,  il 
lui  devenait  impossible  de  travailler  personnellement. 

L'échec  de  la  première  tentative  pour  métamorphoser  l'atelier 
de  Lyonn'empêcha  pas  l'idée  de  faire  son  chemin.  En  1898,  une 
seconde  société  s'organisait  sur  des  bases  toutes  nouvelles. 

Cette  société,  qui  fonctionne  toujours  avec  le  plus  grand  succès, 
livre  directement  aux  tisseurs,  dans  des  ateliers  privés,  des  mé- 
tiers mécaniques  tout  montés  et  mus  par  l'électricité.  L'énergie 
motrice  provient  d'une  source  hydraulique,  de  la  compagnie  des 
(<  Forces  motrices  du  Rhône  ».  Celle-ci  fournit  aux  chefs  d'atelier, 
à  leur  choix,  soit  des  moteurs  généraux  actionnant  tous  les  mé- 
tiers de  leurs  ateliers,  soit  des  moteurs  pour  un  seul  métier.  La 
transformation  de  l'atelier  urbain  peut  donc  être  partielle  ou 
totale,  progressive  ou  simultanée.  Le  tisseur  éniérite  peut  garder 
—  il  le  fait  trop  rarement  à  notre  avis  —  à  côté  d'un  ou  deux 
métiers  mécaniques  lui  assurant  son  pain  quotidien,  un  vieux 
métier  à  bras  pour  les  étoffes  de  luxe. 

La  «  société  pour  le  développement  du  tissage  à  Lyon  » ,  prési- 
dée par  un  homme  de  grande  valeur  et  de  haute  initiative, 
M.  Léon  Riboud,  ne  demande  aucun  intérêt  pour  les  prêts  qu'elle 


46  LA    SClENCli    SOCIALE. 

•  consent,  soit  en  métiers,  soit  en  argent  liquide.  Elle  rentre  dans 
ses  avances  —  c'est  là  une  grande  nouveauté  —  par  le  prélève- 
ment d'un  dixième  sur  les  façons  que  touche  le  chef  d'atelier. 
Inutile  d'insister  sur  la  haute  moralité  de  ce  mode  de  rembourse- 
ment ;  le  travailleur  se  libère  à  mesure  qu'il  travaille.  La  société 
qui  livre  la  force  motrice  à  un  prix  très  bas,  0  fr.  25  par  jour  et 
par  métier,  n'avance  jamais  qu  a  un  petit  nombre  de  métiers  à 
la  fois;  elle  vise  à  la  reconstitution  de  l'atelier  familial,  et  veut 
que  tous  ses  métiers  soient  conduits  par  le  tisseur  et  parles  siens. 

A  la  fin  de  1899,  la  société  en  question  avait  encaissé  53.000 fr. 
de  souscriptions  particulières,  provenant  en  partie  des  grosses 
bourses  de  la  société  lyonnaise,  et  140.000  fr.  de  subventions  di- 
verses, delà  ville  de  Lyon,  de  la  chambre  de  commerce,  du  con- 
seil général  du  Rhône  etc.  Avec  ces  ressources  modestes,  elle 
avait  fait  les  avances  nécessaires  à  50  tisseurs,  pour  moderniser 
leur  outillage,  et  fourni  un  concours  actif  à  50  autres  petits 
ateliers,  en  prenante  sa  charge,  soit  les  travaux  d'adduction  de 
la  force  motrice,  soit  les  premiers  frais  d'installation  du  moteur 
et  des  métiers. 

Aujourd'hui,  la  modernisation  de  la  Croix-Rousse  est  beaucoup 
plus  avancée  qu'il  y  a  deux  ans.  On  conq^tait  à  Lyon,  en  octobre 
dernier,  320  métiers  de  tisseurs  proprement  dits,  de  fabricants 
d'étoffes,  et  plus  de  180  de  passementiers  actionnés  par  le  petit 
moteur.  Le  salut  de  l'atelier  urbain  lyonnais  par  la  force  motrice 
est  donc  aujourd'hui  une  quasi-certitude.  Nul  doute  que  la  ten- 
tative soit  couronnée  d'un  plein  succès,  à  condition  que  la  trans- 
formation s'opère  sagement. 

Il  importe  avant  tout  que  la  société  pour  la  reconstitution  de 
l'atelier  familial  demeure  une  ç^vAv^^vi^^i^rivée ,  qu'elle  se  défende 
énergiquement  contre  l'ingérence  officielle,  ennemie  de  l'indé- 
pendance. Plusieurs  fois,  des  demandes  pressantes  ont  été  faites 
à  la  fin  d'obtenir  pour  la  société  une  subvention  cjouvernemen- 
tale  de  5  millions.  Nous  ne  pouvons,  malgré  notre  faible  sympa- 
thie pour  l'intervention  d'État  dans  le  domaine  industriel,  qu'être 
sympathique  à  la  requête  ;  elle  n'a  pas  pour  but  en  effet  de 
créer  un  mouvement,  mais  d'activer  le  mouvement  existant  dont 


LA    FABUIOIE    LYONNAISE.  4/ 

chacun  constate  déjà  les  licurcux  eflets.  Cependant,  nous  l'affir- 
mons,  le  succès  trop  hôtif  oi  trop  complet  de  cette  démarche  eût 
peut-être  compromis  à  jamais  le  salut  de  la  Croix-Rousse. 

La  société  n'obtiendra  de  bons  résultats  que  si  elle  favorise, 
au  moins  pendant  sa  période  de  début  —  et,  à  notre  sens,  elle  est 
seulement  à  la  fin  de  cette  période  —  non  les  préférés  de  tel  ou 
tel  clan  politique,  ce  qu'elle  serait  obligée  de  faire,  si  elle  deve- 
nait œuvre  semi-officielle,  mais  sans  distinction  de  parti,  tous 
les  ouvriers  d'élite,  ceux  qu'elle  a  vus  à  l'ouvrage,  (pii  se  sont 
montrés  dignes  d'une  faveur.  Il  faut  savoir  protiter  des  fautes  du 
passé  ;  l'échec  de  la  prenùère  tentative  a  mis  en  évidence  une 
vérité  qu'on  avait  eu  tort  de  méconnaître.  La  substitution  du 
métier  mécanique  au  métier  à  bras  n'est  avantageuse,  jusqu'au 
jour  où  elle  devient  presque  générale,  c[ue  si  le  fabricant  prend 
l'engagement  moral  de  fournir  toujours  de  travail  l'atelier  trans- 
formé. La  dépense  de  la  force  motrice,  pour  être  minime,  est 
cependant  une  dépense,  et  il  va  de  soi  que  le  chômage  sera 
toujours  plus  grave  pour  l'ouvrier  endetté  —  même  d'une  dette 
sans  échéance  fixe,  qui  sommeille  quand  le  travail  sommeille,  — 
que  pour  l'ouvrier  sans  dette. 

L'attitude  des  tisseurs  à  l'égard  du  métier  mécanique  n'est 
d'ailleurs  pas  devenue  uniforme.  Certains  canuts  continuent  à 
bouder  le  petit  moteur,  non  pour  des  motifs  à  priori,  mais  pour 
des  raisons  tirées  de  leur  expérience  journalière. 

<f  Voici,  nous  disait  un  de  ces  récalcitrants,  un  vieux  tisseur 
à  lunettes  et  au  langage  imagé,  voici  un  article  qui  m'est  payé  à 
raison  de  1  fr.  le  mètre.  Si  j'adoptais  le  métier  mécanique,  on  ne 
me  donnerait  plus  que  0  fr.  80.  Il  me  faudrait  en  outre  prélever  un 
dixième  sur  mes  façons  pour  rembourser  l'instrument  de  travail, 
et  payer  la  location  de  la  force  motrice.  Sans  doute,  avec  le  nou- 
veau métier,  la  production  devient  infiniment  plus  considérable. 
On  peut  l'évaluer  presque  au  double  de  ce  qu'elle  est  avec  le 
métier  à  bras.  Mais,  avec  le  métier  mécanique,  la  chaîne  casse 
plus  souvent,  d'où  parfois  des  pertes  de  temps  considéral)les.  En 
outre,  les  préliminaires  du  tissage  ,  les  frais  de  montage  devien- 
nent relativement  plus  élevés  pour  nous,  puisque  ces  frais  res- 


48  LA     SCIENCE    SOCIALE. 

tent  les  mêmes  tandis  que  les  x)rix  de  façon  sont  abaissés.  »  I.e 
chef  d'atelier  qui  nous  tenait  ce  raisonnement,  un  canut  de  la 
vieille  école,  nous  montrait  une  pièce  qui  lui  avait  été  payée 
188  fr.'  et  pour  laquelle  les  frais  de  montage  s'étaient  élevés  à 
17  Vo-  Avec  le  métier  à  moteur,  le  prix  de  façon  n'eût  plus  été 
que  de  158  fr.  50,  et  la  proportion  de  la  perte  causée  par  les 
frais  préliminaii^es  fût  montée  à  22  ""j^.  Il  eût  fallu  en  outre 
prélever  sur  la  somme  restante  les  journées  de  force  et  15  fr.  85 
pour  remboursement  des  métiers. 

«  Et  puis,  Monsieur,  poursuivait  mon  interlocuteur,  le  métier 
à  moteur  actuel  ne  saurait  faire  pratiquement  des  brochées  à 
plus  de  trois  ou  quatre  lats  (couleurs).  A  l'école,  on  vous  montre 
des  métiers  mécaniques  admirables,  confectionnant  les  tissus  les 
plus  compliqués,  des  brochées  à  six  ou  sept  lats.  Cela,  c'est  de 
la  parade.  Impossible  de  fabriquer  sur  le  métier  à  moteur  les 
vraiment  belles  étoffes.  Même  pour  les  articles  courants,  notre 
métier  à  bras  fera  toujours  prime ,  comme  exécutant  de  l'ou- 
vrage plus  fm,  plus  soigné,  et  sera  préféré  aux  épocpies  de  res- 
serrement de  travail.  Le  tissage  mécanique  urbain  pourra  avilir 
nos  prix;  mais,  à  prix  égal,  nous  serons  toujours  les  derniers  à 
travailler. 

Les  canuts  hostiles  au  changement  sont  cependant  rinfime  ex- 
ception à  la  Croix-Rousse.  La  grande  majorité  des  chefs  d'ateliers 
recherche  avec  empressement  le  nouveau  moteur,  et  s'y  adapte 
rapidement.  La  plupart  des  canuts  n'ont  jamais  vu  de  métier 
mécanique;  pourtant,  dès  les  premiers  mois,  ils  font,  avec  leur 
nouvel  instrument  de  travail,  des  journées  au  moins  égales  à 
celles  des  meilleurs  ouvriers  d'usine.  Outre  une  sérieuse  éléva- 
tion de  leur  salaire  quotidien,  les  tisseurs  qui  adoptent  la  force 
motrice  y  trouvent,  cela  va  de  soi,  une  grande  économie  de  fa- 
tigue. L'usage  du  moteur  permet  aux  plus  cassés,  aux  plus 
usés,  comme  aux  plus  faibles,  de  s'adonner  au  tissage.  Il  doit 
avec  le  temps  amener  dans  l'atelier  lyonnais  un  fort  développe- 
ment de  la  main-d'œuvre  féminine. 

Contrairement  à  ce  qu'a  déclaré  à  la  Chambre  un  homme  gé- 
néralement au  courant  des  questions  ouvrières,  M.  de  Ramel, 


LA    FABRIQUE    LYONNAISE.  40 

il  n'est  plus  vrai  que  le  tisseur  de  Lyon  actuel,  nous  parlons  du 
tisseur  de  1901,  soit  obligé  de  s'adresser,  pour  réparer  son  mé- 
tier mécanique,  à  un  gareiir  de  profession.  Le  canut  a  donné 
une  nouvelle  preuve  de  son  initiative  coutumièi'e.  Pour  le  vieux 
métier  en  bois  comme  pour  le  nouveau  métier  mécanique  qui 
est  un  métier  métallique,  il  est  aujourd'hui  son  propre  gareur. 

Cependant,  Lyon  n'en  présente  pas  moins,  au  point  de  vue  de 
l'adoption  du  petit  moteur,  une  infériorité  notoire  par  rapport 
à  la  manufacture  voisine  ,  la  rubanerie  de  Saint-Étienne.  A 
Saint-Étienne,  la  substitution  de  la  force  mécanique  à  la  force 
humaine  peut  s'effectuer  sans  changer  le  métier.  Il  suffît  de  vaiw- 
placer  la  ^«rre  du  passementier,  par  deux  poulies,  appelées  la 
poulie  de  commande  et  la  poulie  folle.  Quand  la  force  motrice 
s'arrête,  le  passementier  enlève  les  poulies  et  remet  la  barre. 
Le  métier  à  moteur  de  rubanier  peut  exécuter  exactement  tous 
les  rubans  que  fabrique  le  métier  à  la  barre ,  qui  est  déjà  un 
métier  semi-mécanique  et  semi-métallique. 

Aussi  la  métamorphose  de  l'atelier  familial  dans  la  fabrique 
stéphanoise  s'est-elle  opérée  rapidement,  et  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  par  l'ouvrier  lui-même,  sans  intervention  de  société 
auxiliaire.  On  comptait  à  Saint-Étienne,  en  octobre  dernier,  6.81  i 
métiers  actionnés  mécaniquement. 

A  Lyon,  au  contraire,  le  vieux  métier  en  bois  doit  être  plus 
ou  moins  changé,  transformé  en  métier  semi-métallique,  ou 
plutôt,  remplacé  par  un  métier  métallique  dont  le  prix  de  re- 
vient est  de  1.000  à  1.100  fr.  L'instrument  de  travail  héréditaire 
du  canw/peut  bien  à  la  rigueur  être  mù  mécaniquement,  mais  la 
vitesse  du  battant  dans  le  métier  ainsi  adapté,  dans  le  métier 
«  abattant  libre  »  est,  en  règle  générale,  beaucoup  moindre  que 
dans  le  métier  métallique.  Il  en  résulte  naturellement  une  sé- 
rieuse diminution  de  production,  et  aussi,  paraît-il,  un  avilis- 
sement de  qualité  du  tissu  fabriqué. 

Un  canut  émérite  à  qui  nous  avons  rendu  visite,  un  nommé 
Bourret,  a  réussi,  par  certaines  dispositions  ingénieuses,  à  faire 
battre  un  métier  en  bois  adapté  à  la  force  motrice  aussi  vite  qu'un 
métier  métallique.  La  «  société  pour  le  développement  du  tis- 

T.    XXXIII.  4 


50  ^A    SCIK.NCE    SOCIALE. 

sage  à  Lyon  »  a  accordé  un  ])rix  à  l'inventeur  dont  rinitiative 
semble  cependant  devoir  demeurer  isolée.  La  grande  défectuo- 
sité des  métiers  dans  le  genre  de  celui  de  Bourret  paraît  être 
leur  délicatesse.  Impossible  de  les  utiliser  pour  les  étoffes  où  il 
faut  battre  dur.  Or,  les  canuts  qui  adoptent  la  force  électrique 
sont  jusqu'à  présent  des  progressistes,  des  hardis;  ils  préfèrent, 
se  charger  pour  un  peu  plus  longtemps,  d'une  dette  peu  gê- 
nante, et  posséder  un  instrument  solide  pouvant  résister  aux 
assauts  du  battant,  comme  aux  assauts  du  temps. 

La  transformation  en  cours  de  route  qui  est  en  train  de  re- 
lever la  Croix-Rousse,  peut-elle  et  doit-elle  al)outir  à  la  méta- 
morphose totale  des  ateliers  de  camits,  ou  bien  le  vieux  mé- 
tier à  pédales  continuera-t-il  à  claquer  à  côté  de  son  successeur 
le  métier  électrique?  La  question  est  délicate;  il  est  toujours 
imprudent  de  pronostiquer  l'avenir  :  que  de  fois  une  découverte 
a  dérangé  les  plus  sages  prévisions  î 

Cependant,  si  nous  envisageons  le  problème  tel  qu'il  se  pose 
aujourd'hui^  avec  les  éléments  que  nous  avons  en  main,  si  nous 
écartons  l'hypothèse  d'une  innovation  perturbatrice,  si  nous  rai- 
sonnons, non  pas  pour  un  nombre  d'années  illimité,  mais  pour 
une  période  cependant  encore  assez  longue,  nous  croyons  pou" 
voir  répondre  catégoriquement. 

La  métamorphose  totale  des  ateliers  de  la  Croix-Rousse  est  à 
la  rigueur  possible,  elle  n'est  pas  probable.  Si  elle  devenait  pro- 
bable, il  faudrait,  non  pas  la  souhaiter  ni  la  favoriser,  mais  au 
contraire  la  redouter  et  la  coml3attre.  Le  problème  qui  se  pose  à 
Lyon  est  double  :  il  a  un  côté  social  et  un  côté  économique.  La 
transformation  totale  pourrait  résoudre  momentanément  la 
question  au  point  de  vue  social.  Au  point  de  vue  économique, 
elle  serait  déplorable,  plus  déplorable  peut-être  que  l'échec 
absolu  de  la  transformation. 

Un  jour  peut  venir  où  le  métier  mécanique  exécutera  pra- 
tiquement les  plus  belles  étoffes.  Mais  le  métier  à  l)ras  est  à 
l'heure  actuelle,  et  demeure,  jusqu'à  preuve  du  contraire, 
le  seul  organe  de  production  du  véritable  tissu  de  luxe.  Dans 
ces  conditions,  sa  disparition  de  l'atelier  urbain  découronnerait 


LA   FABRIQUE   LYONNAISE.  oJ 

la   fabrique   lyonnaise,   ce    qu'il    faut   éviter  par-dessus    tout. 

L'expérience  prouve  iiuilheureusement  combien  il  est  difficile 
d'arrêter,  voire  de  ralentir  un  mouvement  en  train  de  s'opérer. 
La  chose  est  malaisée  à  tout  le  monde  ;  elle  l'est  particulière- 
ment aux  instigateurs  du  mouvement.  La  transformation  par- 
tielle de  r atelier  de  famille,  qui  serait  à  notre  sens  la  solution 
idéale  pour  les  canuts  d'élite,  est  une  éventualité  à  laquelle 
certains  tisseurs  sont  sympathiques  en  théorie,  mais  à  laquelle 
ils  ne  semblent  guère  songer  en  pratique.  Quand  ils  adoptent 
la  force  pour  une  partie  de  leurs  métiers,  ils  le  font  provisoi- 
rement, et  en  arrivent  tôt  ou  tard  à  la  transformation  totale. 

Les  tisseurs  rébarbatifs  au  changement,  les  canuts  fidèles  au 
métier  en  bois  et  à  l'étoffe  de  luxe,  menacent  d'ailleurs  de  dis- 
paraître graduellement.  On  ne  voit  parmi  eux  que  fort  peu  de 
figures  jeunes,  la  plupart  portent  des  lunettes.  A  Lyon  se  produit 
le  phénomène  que  Ion  observe  partout  :  la  force  motrice  tue 
l'apprentissage  sérieux.  Il  faut  ajouter  d'ailleurs,  pour  être  juste, 
que,  dans  la  soierie  lyonnaise,  le  déclin  de  Tapprentissage  a 
précédé  de  longtemps  l'utilisation  du  petit  moteur.  Beaucoup 
de  canuts  conservent  un  souvenir  cuisant  des  souffrances  endu- 
rées pendant  ces  dernières  années  et  préfèrent  faire  de  leurs 
fils  des  égoutiers  ou  des  maçons  que  de  leur  voir  adopter  la  pro- 
fession paternelle. 

Le  recrutement  des  tisseurs  d'élite  demeure  donc  aujourd'hui, 
à  notre  sens,  l'aléa  le  plus  sérieux  dans  l'avenir  de  la  Croix- 
Rousse.  La  Société  pour  le  développement  du  tissage  à  Lyon  le 
comprend  et  s'occupe  de  la  conservation  de  l'atelier  à  bras 
avec  la  môme  sollicitude  que  de  la  multiplication  des  ateliers 
mécaniques.  Elle  se  propose,  nous  a-t-oii  dit,  d'encourager  les 
jeunes  tisseurs  au  travail  artistique  et  les  vieux  à  l'enseigne- 
ment de  ce  travail  en  distribuant  des  primes  à  des  apprentis 
de  son  choix,   et  aux  patrons   qui  voudront  bien  les  former. 

A  supposer  que  cette  sage  mesure  obtienne  son  plein  effet, 
à  supposer  aussi  que  certains  canuts  avisés  reconnaissent  un 
jour  la  vérité  du  vieil  adage,  la  perfection  est  entre  les  ex- 
trêmes. Voici  ce  qu'on  peut  conjecturer  sur  le  type  futur. 


0±  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Quelques  canuts  émérites  —  une  élite  réduite  au  nombre 
strict  qne  demanderont  les  conditions  économiques  et  sociales 
du   jonr  —  maintiendront  telles  quelles  à  Lyon  les  traditions 
de  la  fabrique  collective  et  du  petit  atelier  d'antan.  Ils  produi- 
ront sur  leurs  vieux  métiers  de  bois  un  peu  perfectionnes  de  beaux 
échantillons  et  des  étoffes  de  luxe;  au  besoin,  ils  se  serviront  de 
métiers  mécaniques,  dont  ils  seront  devenus  propriétaires,  pour 
exécuter  enti^e  saisons  de  l'ouvrage  courant.  Le  reste  de  la  popu- 
lation soyeuse  de  la  Croix-Rousse  pourra,  sans  aucun  dommage 
économique  pour  Lyon,  user  toute  Tannée  du  métier  mécanique. 
Il  est  certain  c|ue  les  échantillons  seront  toujours  faits  plus 
avantageusement  (1),  que  le  travail  ordinaire  lui-même  sera  plus 
parfaitement  et  plus  promptement  exécuté  et  la  mode  serrée 
de  plus   près    par  des    demi-patrons   travaillant  sous  l'œil  du 
maître  et  du  commis  de  ronde,  que  par  de  simples  ouvriers  d'u- 
sine et  de  bourgades  écartées.  Aussi  le  petit  atelier,  spécialement 
le  petit  atelier  urbain^  nous  semble-t-il,  en  ce  qui  concerne  la 
soierie  lyonnaise,  assuré  de  vivre  longtemps  côte  à  côte  avec  Tor- 
ganisme  rival  ou  plutôt  complémentaire ^  la  grande  usine. 

A  l'Exposition  de  1900,  sous  le  palais  de  l'Économie  sociale,  un 
pavillon  en  bois,  dissimulé  à  la  foule  des  badauds,  attirait  l'at- 
tention des  professionnels  et  des  penseurs.  La  société  pour  le  dé- 
veloppement du  tissage  à  Lyon  y  avait  exposé ,  au  milieu  des 
souvenirs  du  vieux  Lyon  et  de  la  «  grande  fabricjue  »,  le  type 
des  trois  métiers  qui  ont  battu  successivement  dans  la  métro- 
pole française  de  la  soierie  :  le  métier  à  la  tire  (2),  le  métier 
Jacquart  et  le  métier  à  petit  moteur.  Au-dessus  de  chaque  mé- 
tier était  inscrite  une  date,  1700,  1800,  1900  :  dates  décisives 
dans  l'histoire  du  travail  de  la  soie,  partant  dans  celle  de  Lyon 
et  du  travailleur  lyonnais. 

Henri  de  Boissieu. 

(1)  Il  faut  remarquer  cependant  qu'au jourdhui  beaucoup  de  fabricants  font  exécu- 
ter leurs  échantillons  en  usine  par  des  ouvriers  toujours  payés  à  /r/Jo»/»('e,  à  l'inverse 
des  ouvriers  ordinaires  qui  travaillent  aux  pièces. 

(2)  Pour  se  procurer  un  de  ces  métiers  antiques,  les  Lyonnais  ont  dû  s'adresser  à 
des  montagnards  du  Piémont, 


MÉDITATION  SOCIALE  AU  COIN  DU  FEU 

A  PROPOS  DU  FEU 


Voici  la  saison  où  Ton  se  chauffe,  et  où  un  certain  nombre  de 
personnes  jouissent  de  cette  chose  célébrée  par  tant  de  poètes  et 
d'âmes  poétiques  :  le  coin  du  feu.  Peut-être  faut-il  se  hâter  d'en 
parler,  car  les  progrès  du  chauffage  scientifique  tendent  à  éli- 
miner la  cheminée  des  appartements  modernes ,  et,  au  milieu 
des  raffinements  variés  dont  ceux-ci  s'enrichissent,  le  feu  sera 
peut-être  bientôt  la  seule  chose  qui  manquera  au  «  foyer  ». 

Il  ne  faudrait  pas  toutefois  exprimer  cette  crainte  d'une  ma- 
nière trop  absolue.  Raffinements,  progrès,  systèmes  de  chauf- 
fage inédits,  tout  cela  est  surtout  Tatiaire  des  appartements  de 
luxe,  c'est-à-dire  d'une  minorité,  et,  dans  l'état  actuel  de  l'in- 
dustrie, on  ne  voit  pas  trop  que  le  calorifère  ait  de  grandes  chan- 
ces d'envahir  promptemeiitle  plus  grand  nombre  des  habitations. 
Le  «  coin  du  feu  »  n'est  donc  pas  encore  l'exception,  si  jamais  il 
doit  la  devenir.  Il  est  la  règle.  C'est  au  coin  d'un  feu,  et  même 
d'un  feu  de  bûches  —  circonstance  plus  antique  encore  —  que 
nous  cueillons  en  ce  moment  les  motifs  de  notre  méditation. 

Nous  venons  de  prononcer  le  mot  de  ((  foyer  ».  Ce  nom  seul 
en  dit  long  sur  l'importance  sociale  du  feu  à  travers  les  âges ,  et 
sur  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  le  groupement  des  individus.  Certes, 
ce  n'est  pas  le  feu  qui  a  créé  la  famille.  Ce  n'est  pas  lui  non  plus 
qui  a  déterminé  les  espèces  de  familles.  Mais  c'est  lui  qui  a  pré- 
sidé à  l'organisation  de  la  vie  de  famille  ,  après  avoir  facilité  aux 
hommes  la  conquête  de  leur  subsistance,  et  en  attendant  de  con-' 
quérir  lui-même,  dans  leur  vie  religieuse  et  morale,  une  place 


54  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qu'un  simple  phénomène  naturel  ne  paraissait  pas  devoir  occu- 
per normalement . 

Si  nous  parcourons  en  eli'et  la  série  des  faits  sociaux,  nous 
constatons  qu'il  est  surtout  trois  d'entre  eux  dans  lesquels  il 
nous  faut  noter  l'influence  sociale  du  feu,  à  savoir  :  le  travail, 
le  mode  d'existence  et  la  religion. 

Le  feu  est  un  instrument  de  travail  dont  la  puissance  s'affirme 
de  plus  en  plus  grandissante. 

Le  feu  est  une  cause  de  contacts  plus  fréquents  dans  la  pratique 
de  la  vie. 

Le  feu  a  été  une  divinité  et,  aujourd'hui  encore,  conserve  d'é- 
troites relations  avec  le  culte  ou  les  sentiments  religieux. 


1.  —  LE  FEU  INSTRUMENT  DE  TRAVAII^ 

Tous  ceux  qui  ont  lu  des  récits  de  voyage  savent  que,  chez  les 
peuples  les  plus  sauvages,  on  connaît  l'art  de  fabriquer  ou  de 
dégrossir  sommairement  des  o]>jets  au  moyen  du  feu.  Tel  est, 
par  exemple,  l'art  d'aiguiser  les  armes  et  aussi  celui  de  creuser 
les  canots. 

Plus  l'on  s'élève  dans  l'échelle  de  la  civilisation,  plus  l'on  voit 
se  multiplier  les  pro'cédés  destinés  à  utiliser  la  combustion  des 
corps.  Bien  des  professions  font  appel  au  feu  comme  à  un  auxi- 
liaire tantôt  utile,  tantôt  indispensable.  L'agriculture  s'en  sert 
ou  s'en  est  servi  pour  le  défrichement,  le  nettoyage  des  terrains, 
la  fumure  primitive  du  sol,  la  destruction  des  plantes,  herbes, 
feuilles  inutiles.  L'art  des  mines  l'emploie  comme  explosif.  La 
métallurgie,  surtout,  ne  peut  absolument  se  passer  de  son  con- 
cours, et,  de  tout  temps,  dans  l'imagination  populaire,  les  façon- 
neurs  de  métaux  ont  été  conçus  avant  tout  comme  des  manieurs 
de  feu.  De  là  Vulcain,  les  Gyclopes,  etc.  Une  foule  de  transfor- 
mations industrielles  ne  s'opèrent  qu'au  moyen  de  la  chaleur, 
c'est-à-aire  au  moyen  du  feu.  La  plus  commune  de  ces  trans- 
formations, qui  constitue,  à  vrai  dire,  une  sorte  de  fabrication 
domestique  universelle,  est  la  cuisson  des  aliments,  phénomène 


MEDITATION    SOCIALE    AU    COIN    DU    FEU.  DO 

si  général  qu'on  pourrait  presque  en  faire  un   attribut  spéci- 
fique de  l'homme. 

Pourquoi,  sauf  de  rares  exceptions,  les  hommes  ne  consom- 
ment-ils la  viande  et  les  légumes  que  lorsque  ceux-ci  ont  subi 
cette  modification  préliminaire?  Nous  n'avons  pas  à  le  recher- 
cher et  peut-être  d'ailleursnos  recherches  seraient-elles  oiseuses. 
Le  fait  existe,  et  l'on  s^en  trouve  bien.  Il  en  résulte  que  toute  de- 
meure est  doublée  d'une  usine  en  miniature  :  la  cuisine.  Il  en 
résulte  encore  que,  dans  la  plupart  des  familles,  la  femme  joint 
à  ses  fonctions  d'épouse  et  de  mère  celle  de  directrice  et  de  sur- 
veillante du  feu,  et  cj[ue  même  cette  occupation  particulière  de- 
vient exclusive  chez  certains  spécialistes  attachés  au  service  de 
familles  aisées  ou  riches  :  les  cuisinières  et  les  cuisiniers. 

Le  feu  est  donc,  en  dehors  des  memlDres  et  des  forces  mêmes 
de  l'homme^  l'instrument  de  travail  le  plus  répandu.  Et  pour- 
tant c'est  un  instrument  qui  ne  peut  être  manié  cj[u'avec  des 
précautions  continuelles,  car,  sil'ons'en  sert,  onne  le  touche  pas . 
C'est  un  instrument  qui  ne  peut  être  mis  en  œuvre  que  moyen- 
nant d'autres  instruments.  Sinon,  il  tue,  il  détruit,  il  dévore,  et 
propage  au  loin  des  dégâts  incommensurables.  C'est  un  hôte 
essentiellement  dangereux,  et  pourtant  c'est  l'hôte  de  tout  le 
monde.  Aucune  force  de  la  nature  ne  met  plus  à  Fépreuve  la 
vigilance  constante  de  l'être  c[ui  en  a  été  constitué  le  do- 
minateur. 

Cette  puissance  destructive  du  feu  a  été  utilisée  en  tout  temps 
pour  l'art  de  la  guerre  C'est  surtout  depuis  l'invention  de 
la  poudre  que  le  travail  du  soldat  s'est  trouvé  transformé,  et  cpie 
cette  transformation  s'est  répercutée  sur  l'éducation  de  ceux  qui 
se  destinaient  à  la  vie  militaire.  Mais  la  grande  perturbation  so- 
ciale due  à  l'influence  du  feu  date  de  son  application  à  la  pro- 
duction de  vapeur  d'eau  sous  pression.  Ce  jour-là,  de  grandes 
révolutions  et  des  crises  innombrables  s'annoncèrent.  Que 
de  grèves,  que  de  lois  ouvrières,  c[ue  de  secousses  économi- 
ques étaient  en  germe  dans  l'idée  de  chaufier  la  marmite  de 
Papin  ! 

Employé  à  changer  de  l'eau  en  vapeur,  le  feu  a  bouleversé  le 


56  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

monde.  Cet  instrument  de  travail  a  pris  pour  lui,  depuis  lors,  la 
plus  grande  part  du  travail,  n'en  laissant  qu'une  partie  réduite 
aux  forces  humaines.  lia  permis  raggiomération  des  travailleurs 
dans  de  vastes  usines,  accéléré  les  transports  sur  terre  et  sur 
mer,  suscité  un  énorme  développement  du  bien-être.  Tout  cela, 
qu'on  l'observe Ijien,  indirectement,  en  faisant  passer  dans  Feau, 
pour  ainsi  dire,  son  énergie  propre,  inapte,  par  ses  allures  vio- 
lentes et  destructives,  à  réaliser  directement  le  but  industriel 
poursuivi.  Toutefois,  dans  la  métallurgie  moderne,  le  feu,  ac- 
tivé par  des  souffleries  d'un  nouveau  genre  et  encadré,  pour 
ainsi  dire,  par  des  brasiers  mieux  conçus,  a  pu  opérer  immé- 
diatement de  plus  remarquables  ouvrages.  Le  progrès  consiste 
alors,  non  point  à  faire  agir  le  feu  sur  des  instruments  nouveaux, 
mais  à  imaginer  des  instruments  c|ui  permettent  mieux  à  l'homme 
de  toucher  le  feu  et  de  le  faire  évoluer  selon  ses  désirs. 

Le  feu  est  un  instrument  de  travail  intellectuel.  C'est  à  lui 
qu'on  doit  la  lumière.  Sans  une  lampe,  à  l'heure  qu'il  est,  nous 
ne  tracerions  pas  ces  lignes.  Il  est  donc  notre  collaborateur.  Ici 
encore,  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  progrès  immense. 
M.  le  vicomte  d'Avenel,  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  le 
Mécanisme  de  la  vie  moderne  [\),  constate  que  l'humanité  est 
demeurée  jusqu'au  dix-neuvième  siècle  sans  bien  savoir  s'éclai- 
rer. L^éclairage  était  un  des  points  sur  lescjuels  l'invention  ne 
s'exerçait  pas.  Toute  la  supériorité  des  riches  sur  les  pauvres 
consistait  à  pouvoir  accumuler  lampes  sur  lampes  et  flambeaux 
sur  flambeaux;  mais  c'étaient  de  maigres  flambeaux  et  de  mau- 
vaises lampes.  De  là  quelques  conséquences  sociales,  comme 
l'insécurité  des  rues,  l'importance  du  guet^  l'habitude  de  se  faire 
escorter  le  soir,  ou  de  faire  escorter  ses  hôtes,  par  des  serviteurs 
munis  de  lanternes.  De  là  aussi,  chez  les  habitants  des  villes, 
moins  de  goût  pour  les  sorties  et  les  promenades  tardives.  Pour 
le  travailleur  intellectuel,  qui  lit  ou  écrit  dans  la  solitude  de  son 
cabinet,  le  perfectionnement  de  l'éclairage  n'a  pas  changé 
grand'chose  aux  conditions  de  son  travail.  On  peut  admettre 

(1)  Armand  Colin,  Paris, 


MÉDITATION    SOCIALE   AU    COIN    DU    FEU.  O/ 

toutefois  qu'il  est  devenu  un  peu  plus  facile.  Mais,  clans  les  bi- 
bliothèques, dans  les  salles  d'étude  ou  de  conférences,  l'intro- 
duction du  gaz  a  rendu  d'importants  services.  On  y  peut  travail- 
ler beaucoup  plus  commodément  que  parle  passé.  On  raconte 
que  le  futur  pape  Adrien  YI,  étant  étudiant  à  Utreclit,  était 
obligé,  le  soir,  d'aller  lire  dans  une  église,  debout,  à  la  lueur 
de  la  petite  lampe  ([ui  brûlait  devant  l'autel.  Il  fallait,  pour  étu- 
dier dans  ces  conditions,  un  véritable  héroïsme,  et  les  étudiants 
d'aujourd'hui,  assis  à  leurs  tables  splendidement  éclairées,  ne 
se  doutent  pas  de  l'obstacle  matériel  que  les  ténèbres  ou  une  in- 
suffisante lumièrci  opposaient  jadis  aux  travaux  de  l'esprit. 

La  lumière  est  d'ailleurs  une  condition  d'une  foule  de  travaux 
même  purement  matériels.  L'électricité,  en  bien  des  ateliers,  ou 
même  sur  la  voie  publique,  permet  le  travail  de  nuit  dans  de 
très  vastes  proportions.  La  lampe  ordinaire  est  la  fidèle  amie  du 
travail  à  l'aiguille.  Dans  les  magasins,  un  éclairage  plus  ou 
moins  brillant  constitue,  dès  que  le  soir  est  venu,  une  nécessité 
inéluctable.  Pas  de  lumière,  pas  de  vente.  Certains  métiers  ex- 
ception];^els,  enfin,  ne  s'exercent  que  la  nuit  et  ressentent  plus 
étroitement  encore  cette  nécessité. 

Ne  terminons  pas  ces  considérations  sans  mentionner  le  se- 
cours qu'apporte  la  lumière  au  travail  de  la  navigation.  On  sait 
les  progrès  extraordinaires  qui  ont  été  réalisés  par  les  phares. 
Ces  progrès  ont  pour  effet,  non  seulement  d'éviter  les  sinistres, 
mais  de  permettre  des  traversées  qui  ne  seraient  pas  tentées 
sanslaperspective  d'un  tel  secours.  Nous  n'avons  guère  navigué, 
mais  nous  nous  souvenons,  au  cours  d'un  trajet  nocturne  de 
Newhaven  à  Dieppe,  d'avoir  été  absolument  frappé  par  l'inten- 
sité des  éclairs  que  projetait  le  phare  du  Havre,  pourtant  bien 
éloigné  du  point  de  la  mer  où  nous  étions.  La  certitude  fournie, 
à  des  distances  immenses,  par  ces  points  de  repère  lumineux, 
encourage  les  marins  que  l'obscurité  ou  d'insuffisantes  clartés 
rendraient  trop  timides.  Sur  mer  comme  sur  terre,  d'une  façon 
directe  ou  indirecte,  par  une  intervention  active  ou  par  le  simple 
fait  d'une  présence  passive,  la  lumière,  autrement  dit  le  feu, 
joue  donc  vraiment  le  rôle  d'un  instrument  de  travail. 


58  LA    SCIENCE   SOCIALE. 


II.    —    LE    FEU    AGENT    DE    REDMON. 

Le  feu  joue  donc  son  rôle,  qui  n'est  pas  mince,  parmi  nos 
moyens  d'existence.  Il  en  joue  un  autre,  plus  saillant  peut- 
être,  dans  l'organisation  du  mode  d'existence.  Son  influence 
groupante  est  universelle.  Des  services  qu'il  rend  dans  un  inté- 
rieur dépendent  en  grande  partie  les  habitudes  d'une  famille. 
C'est  un  centre  d'où  tout  rayonne,  au  point  de  vue  métaphorique 
comme  au  point  de  vue  strictement  matériel.  Le  nom  même  du 
petit  emplacement  où  il  brûle  s'est  communiqué,  en  vertu  de 
ce  rayonnement,  à  l'ensemble  de  l'habitatiou.  Celle-ci,  de  lon- 
gue date  et  par  une  convention  toute  naturelle,  est  devenue  le 
Foyer. 

Le  feu  est  tout  d'abord  un  agent  de  réunion  en  tant  qu'il 
sert  à  la  cuisson  des  aliments,  laquelle  est  pratiquée  sous  tous 
les  climats.  On  sait  que  la  distinction  entre  la  «  cuisijie  »  et 
la  «  salle  à  manger  »  est  une  sorte  de  raffinement  qui.  aujour- 
d'hui encore,  même  dans  nos  sociétés  occidentales  à  civilisation 
très  avancée,  n'est  connu  que  du  petit  nombre.  L'endroit  le  plus 
naturellement  indiqué,  pour  consommer  les  aliments,  est  l'en- 
droit même  où  on  les  prépare,  ce  qui  évite  un  transport  et  dis- 
pense le  logement  d'avoir  une  pièce  déplus.  De  là,  dans  les  mai- 
sons de  paysans,  l'importance  et  les  dimensions  de  la  cuisine, 
autour  de  laquelle  tout  gravite  dans  l'habitation,  et  qui  sert  de 
salon  de  réception  aussi  bien  que  de  réfectoire.  La  cuisine  est,  en 
un  mot,  la  pièce  essentielle,  le  centre  organique  d'où  se  sont 
détachés  par  la  suite  les  autres  appartements,  celui  qui  sub- 
siste encore  quand  on  est  obligé  de  sacrifier  les  autres. 

Mais  le  feu,  sous  beaucoup  de  climats,  rend  à  la  famille  un 
autre  service  :  il  sert  à  la  chauffer,  et,  à  ce  titre,  il  tend  à  la 
réunir  plus  étroitement  encore,  aux  moments  où  ses  membres 
ne  sont  pas  retenus  ailleurs  par  d'impérieuses  occupations.  Que 
l'on  soit  deux  ou  trois  auprès  d'un  feu,  ou  cinq  ou  six,  oudavan- 


.MÉDITATION    SOCIALE    AU    COIN    DU    FEU.  51) 

tage,  la  chaleur  répandue  est  la  même,  et  tout  le  monde  peut  en 
profiter  sans  que  cela  coûte  plus  cher.  Bien  entendu,  dans  la  ma- 
jorité des  familles,  le  feu  qui  chaulî'e  les  personnes  est  le  même 
que  celui  qui  cuit  les  aliments.  La  multiplicité  des  foyers  au 
même  «  foyer  »  —  si  Ton  nous  passe  un  jeu  de  mots  presque  in- 
dispensable dans  la  circonstance  —  est  encore  un  luxe,  un  raffi- 
nement, une  application  de  la  division  du  travail  aux  diflérentes 
parties  de  l'habitation.  Mais,  môme  chez  les  gens  aisés  qui  ont, 
pour  se  chauffer,  d'autres  feux  que  celui  de  la  cuisine,  il  est  as- 
sez naturel  de  se  .réunir  de  préférence  autour  d'une  cheminée 
principale,  de  «  se  tenir  dans  la  pièce  où  l'on  a  fait  du  feu  ». 
De  là  ce  charme  des  «  veillées  »,  devenu  proverbial  et  légen- 
daire, et  ces  causeries  «  sous  le  manteau  de  la  cheminée  »  dont 
la  seule  idée  évoque  des  descriptions  classiques  sur  lesquelles 
nous  n'avons  pas  besoin  d'insister. 

Par  cette  fonction  spéciale  de  chauffage,  le  feu  établit  une  diffé- 
rence entre  les  populations  des  différents  climats  de  la  terre  : 
celles  des  pays  où  l'on  se  chauffe  beaucoup,  et  celle  des  pays 
où  Tonne  se  chauffe  que  rarement.  Chez  celles-ci,  l'iiifluence des 
occupations  et  des  divertissements  en  plein  air  sera  plus  considé- 
rable. Chez  celles-là,  les  «  réunions  du  foyer  »  proprement  dites 
exerceront  un  attrait  tout  spécial,  et  leur  influence  se  fera  sen- 
tir sur  la  formation  des  récits  populaires,  des  légendes,  écloses 
et  entretenues  le  soir,  durant  les  longues  veillées.  Mais  le  feu 
ne  réussit  pas  à  transformer  une  veillée  patriarcale  en  veillée 
particulariste,  ou  vice  versa.  Il  s'adapte  à  toutes  les  formations 
sociales,  à  la  soirée  strictement  familiale  comme  aux  nombreux 
attroupements  de  parents,  d'amis,  de  voisins.  Du  reste,  il  en- 
courage certaines  vertus  faciles.  Le  type  du  service  gratuit, 
c'est  le  don  du  feu.  «  Donnez-moi  du  feu  »  est  une  prière  qu'on 
s'adresse,  non  seulement  entre  amis  et  voisins,  mais  entre  indif- 
férents et  gens  qui  ne  se  connaissent  pas.  Les  fumeurs  en  savent 
quehjue  chose.  Mais,  longtemps  avant  la  découverte  du  tabac, 
Cicéron,  dans  son  De  Officiis,  citait  ce  genre  de  complaisance 
comme  exemple  des  devoirs  auquel  tout  le  monde  est  tenu  à 
l'égard  de  n'importe  qui. 


00  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Une  formule  qu'on  emploie  pour  faire  l'éloge  de  Dickens  con- 
siste à  dire  qu'il  a  su  «  faire  chanter  le  grillon  du  foyer  domes- 
tique ».  C'est  que  le  feu  allumé  pour  le  chauifage  de  la  famille 
a  iini  par  devenir  le  symbole  des  joies  et  des  alfections  de  l'inti- 
mité. Aussi  le  ((  coin  du  feu  »  a-t-il  passé  à  l'état  d'expression 
presque  conventionnelle,  destinée  à  opposer  le  calme,  la  dou- 
ceur de  la  vie  familiale  ou  quelquefois  de  la  vie  solitaire,  mais 
sédentaire,  à  l'agitation  de  la  vie  extérieure,  des  voyages,  des 
luttes  politiques  ou  autres,  qui  obligent  à  se  répandre  au  de- 
hors. Victor  Hugo  dit  à  un  ami  qui  est  venu  se  reposer  chez  lui 
après  des  pérégrinations  lointaines   : 

Et  tes  pieds  ont  mêlé  la  poudre  de  trois  mondes 
Aux  cendres  de  mon  feu. 

La  tradition  de  la  «  biiche  de  Noël  »  se  rattache  à  cet  ordre 
d'idées,  à  ces  liens  mystérieux  d'atfection  noués  entre  la  flamme 
du  foyer  et  le  cœur  de  celui  qui  réside  dans  Thabitation.  Inutile 
d'ajouter  que  ce  sentiment  acquiert  une  force  particulière  dans 
les  familles  où  l'on  déménage  rarement.  Car  le  «  foyer  »  fait 
partie  de  l'immeuble  que  l'on  habite.  Il  emprunte  une  poésie 
particulière  au  souvenir  des  générations  qui  se  sont  déjà  ré- 
chauliées  à  la  même  place.  Les  déplacements  si  nombreux  né- 
cessités par  la  vie  moderne  tendent  donc  à  affaiblir  ce  sentiment. 
Les  familles  bien  organisées  continuent  à  aimer  leur  intérieur, 
leur  installation  ;  elles  se  complaisent  à  rendre  celle-ci  agréable 
et  confortable;  mais  la  poésie  des  chenets,  des  pincettes,  des 
bûches  flambantes,  s'évanouit  en  grande  partie  devant  les  trop 
rapides  changements  de  décor  qu'imposent  de  nos  jours,  surtout 
dans  les  grandes  villes,  les  concUtions  nouvelles  de  la  lutte  pour 
la  vie. 

La  lumière,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  comme  d'un 
auxiliaire  du  travail,  est  plus  encore  un  auxiliaire  du  plaisir, 
un  charme  puissant  ajouté  aux  réunions,  soit  restreintes  soit 
nombreuses,  et  qui  tend  à  les  provoquer  par  les  facilités  qu'elle 
donne.  Comme  le  feu  de  la  cheminée,  la  lampe  tend  à  grouper 
les  personnes  de  la  famille.  Où  une  personne  y  voit,  cinq  ou  six 


MÉDITATION    SOCIALE   AU    COIN    DU    FEU.  Gl 

peuvent  y  voir,  sans  qu'il  en  coûte  davantage.  Aussi  ces  mômes 
poètes  et  ces  mêmes  romanciers,  qui  traduisent  le  charme  éma- 
nant du  «  coin  du  feu  »,  aiment  à  noter  également  la  poésie  qui 
se  déerase  d'un  cercle  de  têtes  sérieuses  ou  rieuses  entourant  une 
lampe  posée  sur  une  table.  Daudet,  dans  sa  description  de  la 
famille  Joyeuse  (1).  a  tiré  de  ces  scènes  des  effets  touchants. 
Mais  ce  sont  les  réunions  nombreuses,  les  fêtes,  les  cérémonies 
de  gala,  les  représentations  théâtrales,  qui  empruntent  au  per- 
fectionnement moderne  de  l'éclairage  un  éclat  dont  nos  ancêtres 
n'avaient  pas  l'idée.  Nous  sourions  en  lisant  ces  auteurs  de 
mémoires  du  dix-septième  siècle  qui,  parlant  des  bougies  al- 
lumées dans  les  bosquets  de  Versailles,  s'écriaient  avec  enthou- 
siasme que  ((  la  nuit  était  changée  en  jour  >>.  Nous  nous  livrons 
aujourd'hui  à  des  «  orgies  de  lumière  ».  Une  des«  expositions  » 
le  mieux  réussies  de  l'Exposition,  en  1900,  était  l'éclairage  de 
celle-ci  et  une  de  ses  principales  attractions  le  «  palais  de  l'Op- 
tique ».  Cascades  lumineuses,  embrasement  de  palais,  illumina- 
tions diverses,  salle  des  «  illusions  »  ont  témoigné  du  degré  de 
puissance  auquel  l'homme  en  est  arrivé  dans  la  production  de 
la  lumière.  Il  est  clair  que  tout  ce  qui  est  réjouissance  et  réu- 
nions nombreuses  en  reçoit  un  charme  nouveau.  Ces  progrès 
de  l'éclairage  ont  un  autre  effet,  celui  de  rendre  les  rues  plus 
praticables  le  soir,  de  favoriser  les  sorties  et  les  promenades  noc- 
turnes. L'art  de  jouir  des  grandes  villes  s'en  trouve  considéra- 
blement enrichi.  Une  des  causes  qui  font  que  l'ouvrier  déserte 
volontiers  sa  maison  pour  le  café  du  voisinage,  c'est  que  celui- 
ci  est  brillamment  éclairé.  Le  développement  des  <(  lumières  », 
dans  le  sens  physique  du  mot,  tend  donc  à  relâcher  le  lien  fami- 
lial et  à  favoriser  les  groupements  extérieurs  au  foyer.  Pendant 
que  le  feu  de  la  cheminée  invite  à  rester  chez  soi,  dans  ses  pan- 
toufles, à  se  contenter  de  distractions  strictement  domestiques, 
le  feu  des  becs  de  gaz,  de  l'électricité  et  de  tous  les  luminaires 
multipliés  à  profusion  dans  les  lieux  publics  ou  sur  la  voie  pu- 
blique exhorte,  au  contraire,  à  se  répandre  au  dehors.  Comme 

il)  Le  Nabab. 


62  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  papillon,  riiomme  vole  vers  la  lumière,  et  les  moralistes  cons- 
tatent que  lui  aussi,  à  sa  façon,  s'y  brûle  souvent. 


m.  LE    FEU    ET    LA    RELIGION. 

Aujourd'hui  encore,  du  reste,  le  feu  a  des  adorateurs  dans  le 
sens  littéral  du  mot  :  ce  sont  les  Guèbres  ou  Parsis,  héritiers  des 
antiques  doctrines  de  Zoroastre.  En  diverses  sociétés,  l'imagina- 
tion a  été  extraordinairement  frappée  des  sendces  inappréciables 
que  le  feu  rendait  à  rhomme,  soit  sous  sa  forme  terrestre,  soit 
sous  celle  des  rayons  solaires  d'où  procèdent  la  végétation  et 
toutes  les  forces  de  la  nature.  Cet  émerveillement,  joint  à  l'atfai- 
blissement  des  traditions  primitives,  pouvait  produire  et  a  pro- 
duit ellectivement,   dans  certains   cas,  des  religions   où  le  feu 
était  érigé  en  divinité.  Ailleurs,  l'apothéose  s'est  exclusivement 
concentrée  dans  le  soleil,  comme  chez  les  anciens  peuples  du 
Pérou.  Ailleurs  encore,  comme  chez  les  Grecs  et  les  Romains,  le 
soleil  et  le  feu  terrestre  ont  été  incarnés  dans  des  divinités  spé- 
ciales, sans  préjudice  des  autres  forces  de  la  nature  également 
divinisées.  Le  philosophe  Hérachte  soutenait  que  tout  vient  du 
feu,  que  tout  est  formé  de  feu,  et  que  le  monde  marche  vers  un 
embrasement  universel.  Mais  la  forme  la  plus  connue  qu'a  prise 
chez  les  Gréco-Romains  l'admiration  superstitieuse  du  feu  est  le 
culte  de  Testa,  vulgarisé  par  les  rites  de  l'entretien  du  foyer  do- 
mestique et  du  foyer  delà  cité.  Inutile  d'insister  ici  sur  les  par- 
ticularités bien  connues  de  l'institution  des  Vestales.  Rappelons 
seulement  le  soin  jaloux  avec  lequel  il  fallait  veiller  à  ce  que  le 
feu  sacré  ne  s'éteignit  point,  et  les  terribles  châtiments  qui  atten- 
daient la  prêtresse  coupable  d'avoir  laissé  se  produire  cette  fu- 
neste extinction.   Rapprochons  de  ce   phénomène  le  mythe  de 
Prométhée,  poursuivi  par  la  colère  divine  pour  avoir  osé  ravir  le 
feu  du  ciel.  Tout  dénote,  chez  ces  peuples  anciens,  mais  relati- 
vement rapprochés  de  nous,  un  bagage  de  traditions  et  d'états 
.  d'âme  légués  par  des  générations  plus  anciennes,  et  remontant  à 
une  époque  où  il  était  vraiment  difficile  de  se  procurer  du  feu. 


MÉDITATION    SOCIALE    AU    COIN    DU    FEU.  03 

difficile  derentretenir,  difficile  de  le  rallumer  quand  il  venait  à 
s'éteindre,  et  où  pourtant  son  utilité  était  ressentie  plus  vivement 
que  nous  ne  saurions  Timaginer.  Cette  difficulté  d'un  côté,  cette 
utilité  de  l'autre,  ne  peuvent  entrer  fortement  dans  notre  esprit  : 
la  première,  parce  que  nous  nous  procurons  aujourd'hui  du  feu 
avec  une  facilité  dérisoire;  la  seconde,  parce  que  les  produits  de 
la  métallurgie  se  trouvent  désormais  répandus  à  travers  le 
monde  avec  une  profusion  qui  nous  blase  sur  leur  valeur.  Il  n'en 
était  pas  ainsi  au  moment  où  des  hommes  d'élite  commençaient, 
au  moyen  du  feu^  à  fondre  ou  à  forger  des  instruments  qui,  pour 
l'époque,  étaient  merveilleux,  et  révolutionnaient  al)solument 
les  conditions  du  travail,  sans  compter  celles  des  combats. 

Nous  avouons  d'ailleurs  être  ici  dans  le  douiaine  de  l'hypo- 
thèse. Il  le  faut  bien,  puisque  nous  remontons  vers  les  temps 
préhistoriques,  au  sujet  desquels  les  documents  font  défaut. 
Mais  on  conviendra  que  l'hypothèse  n'est  pas  sans  oifrir  une 
certaine  vraisemblance.  Lïdolàtrie  est  une  admiration  domi- 
nante, que  ne  contre-balancent  plus  des  notions  exactes  sur  la 
vraie  nature  de  la  divinité.  La  puissance  du  feu,  comme  celle 
de  la  mer,  comme  celle  de  la  mort,  comme  la  fécondité  de  la 
terre,  avait  de  quoi  impressionner  des  peuples  Imaginatifs,  et 
nous  avons  exposé  ailleurs  les  causes  qui  tendaient  à  créer,  chez 
les  populations  pélasgiques,  des  milieux  favorables  au  déve- 
loppement de  limaginatioii.  Il  y  eut  donc  des  feux  sacrés  dans 
la  famille,  des  feux  sacrés  dans  la  cité.  Des  héros  moururent 
'pro  aris  et  focis.  La  flamme  des  sacrifices  fut  consultée  par  les 
devins.  Aujourd'hui  encore,  dans  la  religion  chrétienne,  bien 
que  les  supertitions  aient  disparu  et  qu'on  ne  reconnaisse  rien 
de  divin  à  la  nature  du  feu,  celui-ci  demeure  un  accessoire  res- 
pecté de  la  liturgie.  On  le  bénit,  on  l'allume  avec  pompe  le  samedi 
saint,  on  le  charge  de  symboliser  la  résurrection  du  Christ,  on 
le  fait  veiller  dans  les  lampes  du  sanctuaire  ou  étinceler  sur  les 
candélabres  de  l'autel.  Bien  que  la  science  ait  expliqué  sa 
nature,  et  démontré  qu'il  n'est  pas  un  «  élément  »,  mais  une 
combinaison  d'un  corps  avec  l'oxygène,  il  garde  quelque  chose 
de  mystérieux,  et,  par  conséquent,  de  mystique.  C'est  que,   si 


64  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  savants  ont  expliqué  ce  que  c'est  que  le  feu,  ils  n'ont  pas 
expliqué  pourquoi  ces  combinaisons  des  corps  avec  l'oxygène 
se  produisent  avec  dégagements  de  lumière  et  de  chaleur,  ni 
surtout  ce  que  sont,  dans  leur  nature  intime,  la  lumière  et  la 
chaleur.  La  science  i^ecule  les  frontières  de  la  connaissance; 
mais,  placées  plus  près  ou  plus  loin,  ces  frontières  existent  tou- 
jours. Au  delà,  c'est  l'inconnu,  des  philosophes  disent  <<  l'incon- 
naissable »,  et  cet  inconnaissable,  par  cela  même  qu'il  se 
prête  mal  aux  investigations  de  l'intelligence,  se  prête  fort  bien 
aux  interprétations  ou  aux  figurations  idéales  qui  sont  l'auxi- 
liaire du  sentiment  religieux. 

Ajoutons  que  la  science  elle-même,  si  l'on  peut  ainsi  parler, 
est  en  prosternation  devant  le  feu.  Toutes  les  lois  découvertes 
par  les  physiciens  et  par  les  chimistes,  toutes  les  explications 
qu'ils  nous  ont  données  des  phénomènes  matériels  de  toute 
espèce,  nous  font  aboutir  à  cette  conclusion  que  Timmense 
brasier  désigné  sous  le  nom  de  soleil  est  la  cause  apparente  ou 
invisible  de  toutes  les  forces  déchaînées  sur  notre  planète  par 
la  nature  ou  utilisées  par  le  travail  de  ses  habitants.  C'est  le 
feu  du  soleil  qui  fait  tourner  les  moulins  à  vent,  parce  que  le 
déplacement  des  couches  atmosphériques  est  déterminé  par 
la  chaleur.  C'est  le  feu  du  soleil  qui  fait  marcher  les  chemins 
de  fer  et  les  paquebots,  parce  que  c'est  sous  l'action  des  rayons 
solaires  que  les  forêts  aujourd'hui  converties  en  houille  fixèrent 
dans  leur  tissu  le  carbone  puisé  dans  l'acide  carbonique  de 
l'air.  C'est  le  feu  du  soleil  qui  met  en  action  les  machines  élec- 
triques installées  à  côté  d'une  chute  d'eau,  parce  que  cette  eau 
provient  d'une  vapeur  aspirée  à  la  surface  des  mers  et  trans- 
portée dans  les  hautes  régions  de  l'atmosphère  par  la  puissance 
d'évaporation  du  soleil.  C'est  le  feu  du  soleil  qui  fait  pousser 
les  végétaux,  puisque  tous  ont  besoin  d'un  degré  de  chaleur 
quelconque  ;  et  ces  végétaux  servent  à  leur  tour  de  nourriture  à 
de  nombreux  animaux  qui  périraient  si  le  froid  devenait  trop 
vif.  Devant  ces  constatations,  les  savants  sortent  volontiers  de 
leur  impassibilité  professionnelle,  et  admirent^  eux  aussi,  toutes 
ces  merveilleuses  conséquences  attachées  au  rayonnement  so- 


MÉDITATION    SOCIALE    AU    COIN    DU    FEU.  03 

laire,  conséquences  qui  elles-mêmes  se  répercutent  de  tant  de 
manièresdans  le  monde,  et  contribuent  à  faire  de  ce  rayonnement, 
comme  nous  l'avons  vu,  un  facteur  social.  Des  publicistes  enthou- 
siastes parlent  quelquefois  dune  «  religion  de  la  science  ». 
D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  cette  religion  ne  se  ramène- 
rait-elle pas,  en  dernière  analyse,  à  la  religion  du  soleil,  en 
d'autres  termes,  à  celle  du  feu? 

Voilà  les  pensées  qui  peuvent  traverser  l'esprit,  au  mois  de 
janvier,  lorsqu'on  tisonne  son  feu  à  Fancienne  méthode.  Nous 
les  avons  jetées  sur  le  papier  sans  prétendre  les  approfondir, 
ni  creuser  certains  détails  qui  comporteraient  des  développe- 
ments proportionnés  à  leur  importance.  Bien  des  considérations 
nous  ont  échappé.  Nous  n'avons  parlé  ni  des  incendies,  ni  des 
pompiers,  ni  des  compagnies  d'assurance,  ni  de  l'antique  usage 
du  couvre-feu ,  ni  des  feux  d'artifice,  ni  de  la  crémation,  ni 
des  «  feux  »  et  des  »  flammes  »  en  littératture,  ni  môme,  plus 
prosaïquement,,  de  cette  «  question  du  gaz  »  qui  passionne 
en  ce  moment  la  population  parisienne.  Il  y  aurait,  sur  chacun 
de  ces  points,  une  étude  spéciale  à  faire  et  des  phénomènes  so- 
ciaux à  mettre  en  relief.  Nous  serions  heureux  de  voir  d'autres 
observateurs  les  reprendre  et  les  traiter.  Pour  nous,  nous 
avons  voulu  nous  en  tenir  aux  grandes  lignes  et,  sans  viser 
pour  cette  fois  à  une  véritable  rigueur  scientifique,  nous  livrer, 
comme  l'indique  notre  titre,  à  une  courte  «  méditation  h. 

G.  d'Azambuja. 


T.    XXXll!. 


LE  MOUVEMENT  SOCIAL 


I.  —  LE  NOUVEAU  LIVRE  DE  M.  PAUL  BUREAU 

Nous  donnons  ici  Tlntroduclion,  la  Conclusion  et  la  Table  du  livre 
que  M.  Paul  Bureau  fait  paraître  chez  Alcan,  lOS,  boulevard  St-Ger- 
main,  sous  le  titre  :  le  Contrai  de  Travail  :  le  Rôle  des  Syndicats  pro- 
fessionnels. Cest,  à  notre  connaissance,  la  plus  remarquable  étude 
qu'on  ait  faite  sur  l'ensemble  des  problèmes  que  soulève  le  mou- 
vement syndical  ouvrier.  Nous  en  avons  reproduit  ci-dessus  un  cha- 
pitre en  Question  du  jour. 


INTRODUCTION 

Au  mois  de  mai  1900,  l'École  des  Hautes  Études  Sociales  me  fit 
l'honneur  de  m'inviter  à  collaborer  à  l'œuvre  d'enseignement  et  d'ex- 
plication scientifique  qu'elle  poursuit  et,  pendant  l'hiver  1900-iyOl, 
quelques  personnes  voulurent  bien  suivre  la  série  de  dix  leçons  que 
je  fis  sur  Ir  Contrat  de  Travail  et  le  Rôle  des  Syndicats  professionnels. 
Telle  est  l'origine  de  ce  livre.  Il  importe,  sans  autre  préambule,  d'en 
déterminer  le  sujet  et  d'indiquer  la  méthode  qui  en  a  dirigé  la  com- 
position et  dicté  les  conclusions. 

On  sait  que,  depuis  plus  de  soixante  ans,  la  question  ouvrière  oc- 
cupe dans  les  préoccupations  des  esprits  une  place  de  choix  et  cette 
prééminence  est  trop  légitime  pour  ne  pas  durer  longtemps  encore. 
On  pourrait,  semble-t-il,  diviser  en  trois  parties  l'ensemble  des  pro- 
blèmes que  renferme  cette  question. 

Dans  la  première  on  rangerait  tous  ceux  que  pose  à  la  famille  ou- 
vrière la  disparition  du  petit  atelier  supplanté  par  la  grande  usine  à 
moteur  puissant  et  on  suivrait  chaque  métier  au  moment  où  il  tra- 
verse la  crise  qui  accompagne  toujours  une  si  redoutable  évolution; 
dans  la  seconde,  on  étudierait  les  difficultés  qui  s'élèvent  entre  les 
salariants  et  les  salariés,  lorsque  le  régime  du  grand  atelier  s'est  dé- 
finitivement installé  et  on  rechercherait  les  meilleurs  moyens  de 
résoudre  pacifiquement  ces  difficultés;  enfin,  dans  la  troisième,  on 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  0/ 

s'attacherait  spécialement  à  Texposé  des  combinaisons  qui  assurent 
à  l'ouvrier  le  meilleur  emploi  de  son  salaire  et  lui  permettent  de 
pourvoir  plus  décemment  aux  besoins  de  sa  famille. 

Dans  son  beau  livre,  la  Question  ouvrière  en  Angleterre ^  M.  Paul 
de  Rousiers,  avec  une  méthode  très  sûre  et  une  rare  perspicacité,  a 
étudié  la  première  partie  de  ce  problème  et  il  a  opéré  entre  les  diffé- 
rents métiers  un  classement  scientifique,  d'après  le  degré  d'avance- 
ment de  leur  évolution  industrielle.  Ici  on  ne  s'attachera  qu'à  la  se- 
conde et  on  bornera  son  observation  aux  métiers  qui  ont  déjà  subi 
l'évolution  industrielle  :  on  considérera  seulement  la  grande  indus- 
trie, plus  spécialement  le  grand  atelier,  et  on  examinera  la  situation 
faite  à  l'ouvrier  par  ce  régime  industriel.  On  recherchera  le  rôle  et 
la  fonction  de  l'ouvrier  dans  la  grande  usine,  la  nature  du  contrat  de 
travail  qui  le  lie  à  l'employeur;  en  d'autres  termes,  sa  relation  exacte 
avec  cet  employeur  et  avec  les  autres  ouvriers  de  la  même  industrie. 

A  mesure  que  le  temps  s'écoule  et  que  s'accumulent  les  renseigne- 
ments, il  apparaît  de  plus  en  plus  aux  esprits  non  prévenus  que  cette 
recherche  peut  être  poursuivie  par  des  procédés  strictement  scienti- 
fiques :  des  lois  rigoureuses  et  fatales  régissent  le  développement, 
l'évolution  et  la  décadence  des  sociétés  et  il  est  possible  de  les  con- 
naître avec  la  même  précision  que  les  lois  de  la  chimie,  de  l'histoire 
naturelle  ou  de  l'astronomie.  Il  y  a  bientôt  soixante-dix  ans,  Frédé- 
ric Le  Play,  jeune  encore  et  mis  au  péril  de  sa  vie  par  une  expérience 
faite  au  laboratoire  de  l'École  des  Mines,  entrevit  le  premier  cette  pos- 
sibilité. Il  s'aperçut  que  la  tournure  d'esprit  de^  hommes  de  son 
temps  était  «d'accueillir  les  systèmes  sociaux  des  inventeurs  de  toutes 
sortes  »  et  de  traiter  toutes  les  questions  «  avec  les  idées  préconçues 
les  plus  étranges  ».  Puis,  (<  examinant  en  sa  pensée  quelle  justifica- 
tion les  projets  de  ses  amis  pouvaient  tirer  des  faits,  il  n'en  trouva 
aucune  et  il  leur  reprocha  d'abandonner,  dans  un  sujet  aussi  grave, 
la  méthode  de  l'observation  qui  les  avait  guidés  avec  tant  de  sûreté 
et  de  succès  dans  les  études  de  la  nature  (1)  ». 

Un  génie,  tel  que  celui  de  Le  Play,  ne  pouvait  que  féconder  et  dé- 
velopper une  pensée  si  essentielle;  aussi  plus  tard  il  put  écrire  : 
«J'ai  appliqué  à  l'observation  des  sociétés  humaines  des  règles  analo- 
gues à  celles  qui  avaient  dressé  mon  esprit  à  l'étude  des  minéraux  et 
des  plantes.  J'ai  construit  un  mécanisme  scientifique  ;  en  d'autres  ter- 
mes, j'ai  créé  une  méthode  qui  m'a  permis  personnellement  d'ana- 

(I)  «  Dés  ce  moment,  écrit-il  encore,  je  m'étais  fixé  sur  un  point  essenliel.'à  savoir  que 
dans  la  science  des  sociétés  comme  dans  la  science  des  métaux,  je  ne  me  croirais  en 
possession  de  la  vérité  que  lorsque  ma  conviction  pourrait  s'appuyer  sur  l'observation  des 
faits.  »  ;Le  Play,  La  Constitution  essentielle.) 


(>8  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lyser  toutes  les  nuances  de  paix,  de  discorde,  de  prospérité  et  de  souf- 
france que  présentent  en  Europe  les  sociétés  contemporaines.  (1)  )^ 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  dire  ici  comment  Le  Play  commit  dans  ses 
observations  plusieur>  erreurs  graves  qui  devaient  plus  tard  fausser 
ses  conclusions  :  la  méprise  est  à  jamais  regrettable,  car,  à  cause 
d'elle,  le  nom  de  ce  grand  savant,  qui,  le  premier,  appliqua  à  l'étude 
des  sociétés  humaines  la  méthode  d'observation,  se  trouve  lié  trop 
souvent  dans  l'opinion  publique  à  une  doctrine  sociale  dont  cette 
méthode  même  a  depuis  longtemps  démontré  la  fausseté.  Mais  les 
erreurs  commises  par  Le  Play  ont  passé,  et  sa  méthode,  merveilleu- 
sement reprise  et  développée  par  M.  Henri  deTourville.  reste  :  c'est 
elle  qui  a  exclusivement  dirigé  l'auteur  de  ce  livre  dans  la  présente 
étude.  Muni  de  ce  moyen  puissant  d'investigation,  il  s'est  efforcé 
d'analyser  avec  toute  la  précision  dont  il  était  capable  les  maux  qui 
aftligent  les  salariés  de  la  grande  industrie,  d'en  discerner  les  causes 
et  les  remèdes. 

En  face  des  souffrances  si  aiguës  des  milieux  ouvriers,  plusieurs 
trouveront  peut-être  cette  ipéthode  trop  sèche  et  trop  aride  et  il  ne 
manque  pas  de  personnes  à  qui  il  suffit  de  penser  que  la  «  question 
ouvrière  est  une  question  de  dévouement  et  débouté  ».  Ces  personnes 
voudront  bien  se  souvenir  qu'il  y  a  place  dans  la  vie  sociale  pour 
les  activités  les  plus  diverses:  le  courageux  citoyen  qui,  au  risque  de 
sa  vie,  se  précipite  au  secours  d'un  enfant  qui  va  être  mordu  par  un 
chien  enragé,  ne  rend  pas  inutile  le  travail  d'un  Pasteur,  et  de  même 
lorsqu'une  chaudière  à  vapeur  fait  explosion,  semant  autour  d'elle  la 
dévastation  et  la  mort,  ou  n'a  pas  moins  besoin  du  dévouement  des 
personnes  qui  soignent  les  blessés,  que  des  recherches  de  l'ingénieur 
qui  découvrira  le  moyen  d'éviter  le  retour  de  semblables  catastro- 
phes. 

Sans  doute  il  est  fréquent  d'entendre  les  hommes  d'œuvre  et  de 
dévouement  médire  des  savants  et  il  est  à  craindre  que  les  savants  ne 
disent  parfois  du  mal  des  hommes  d'œuvre  et  de  déivouement,  mais 
cette  injustice  réciproque  est  nuisible  au  progrès  social.  La  science 
doit  éclairer  la  bonté,  et  la  sympathie  pour  ceux  qui  souffrent  doit 
combler  les  lacunes  de  la  connaissance  et  exciter  le  savant  à  travail- 
ler avec  plus  d'ardeur.  L'ignorance  n'est  pas  un  moindre  mal  que  l'é- 
goïsme  et  la  générosité  du  cœur  ne  suffit  pas  à  garantir  l'efficacité  de 
l'action.  Que  de  parents,  animés  des  meilleures  intentions,  ne  don- 
nent à  leurs  enfants  qu'une  éducation  déplorable!  Tel  patron  est  dis- 
posé à  faire  à  ses  ouvriers  le  plus  de  bien  possible  et  cependant  son 

(1)  Les  Ovvn'ers  européens,  t.  I.  p.  x. 


LE   MOUVEMENT    SOCIAL.  09 

usine  est  troublée  par  des  grèves  et  des  révoltes  haineuses,  tandis  que 
son  voisin  moins  dévoué  réussit  à  conser>er  avec  ses  employés  des 
relations  plus  pacifiques.  Il  faut  en  toutes  choses  que  Tintelligence 
éclaire  et  dirige  le  cœur. 

Et  puis,  quand  on  y  regarde  attentivement,  on  constate  que  la 
science  est  indispensable  pour  satisfaire  dans  leur  plénitude  les  sen- 
timents généreux  de  l'esprit.  La  création  n'est  pas  l'œuvre  d'un  génie 
mauvais  et  persécuteur,  et  la  Providence  a  mis  dans  les  lois  naturel- 
les qui  régissent  le  monde  plus  d'amour,  de  douceur  et  de  bonté  que 
toutes  les  tendresses  du  cœur  n'en  sauraient  mettre  ou  même  conce- 
voir. Après  tout,  le  médecin  qui  arrache  à  la  mort  une  mère  de  fa- 
mille fait  en  un  sens  une  œuvre  de  charité  plus  complète  que  la 
femme  qui  recueille  les  jeunes  orphelins  et  celle-ci,  à  son  tour,  mal- 
gré son  magnifique  dévouement,  ne  donnera  jamais  aux  pauvres  pe- 
tits que  des  caresses  bien  froides  auprès  de  celles  que  leur  mère  leur 
eut  prodiguées,  par  la  naturelle  expdinsion  de  sa  tendresse.  De  même 
les  hommes  qui  ont  inventé  les  métiers  à  filer  et  à  tisser  le  coton  et 
la  laine  ont  permis  de  vêtir  plus  de  pauvres  créatures  que  le  dévoue- 
ment le  plus  généreux  n'eût  jamais  pu  le  faire  et  il  est  aujourd'hui 
avéré  que  les  maux  effroyables  qu'a  infligés  à  la  famille  ouvrière 
l'extension  de  la  filature  et  du  tissage  mécaniques  n'ont  d'autre 
cause  que  notre  ignorance  du  véritable  régime  économique.  Il  faut,  en 
toutes  choses,  se  préoccuper  de  se  mettre  dans  les  conditions  saines 
et  normales  du  fonctionnement  de  toutes  les  lois  chimiques,  physio- 
logiques, sociales,  morales,  qui  doivent  assurer  notre  bonheur  et  la 
solution  complète  des  problèmes  qui  nous  préoccupent  ne  peut  être 
trouvée  que  par  une  exacte  soumission  à  bette  exigence.  Mais  com- 
ment connaître  ces  conditions  normales,  si  on  ne  les  recherche  par 
une  méthode  rigouren^'"-      -it  scientifique? 

Ces  réflexions  qui  n'ont  pas  du  tout  pour  but  de  médire  indirec- 
tement des  âmes  dévoués  et  généreuses  —  Dieu  me  préserve  de  cette 
tâche  néfaste  —  m'ont  paru  nécessaires  afin  de  signaler  les  disposi- 
tions d'esprit  dans  lesquelles  ce  livre  a  été  écrit  et,  par  suite,  celles 
qui  paraissent  désirables  chez  ceux  qui  le  liront. 

Au  surplus,  s'il  fallait  donner  ici  une  preuve  nouvelle  de  l'excel- 
lence de  la  méthode  d'observation,  il  semble  que  le  sujet  même  qui 
va  être  étudié  la  fournirait  surabondaate.  Personne  ne  conteste  que 
les  relations  entre  employeurs  et  employés  sont  en  France  plus  ins- 
tables qu'en  Angleterre  et  aux  États-Unis  et  ces  deux  pays,  que  le 
développement  même  de  leur  industrie  mettait  en  face  d'un  problème 
plus  grave,  ont  trouvé  avant  nous  une  solution  meilleure.  Pourtant 
combien  nous  les  avons  dépassés  par  notre  fécondité  inépuisable  en 


70  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

combinaisons  arbitraires  ou  sentimentales  et  en  théories  a  priori! 
De  Jean-Baptiste  Say  à  Saint-Simon  et  à  Cabet,  de  M.  de  Molinari  et 
de  M.  Yves  Guyot  à  M.  Jules  Guesde  et  à  Jean  Grave,  en  passant  par 
les  interventionnistes  timides,  les  démocrates  chrétiens  et  les  chré- 
tiens sociaux,  que  de  systèmes  et  que  de  docteurs!  Pour  se  recon- 
naître dans  le  grand  désordre  des  faits  et  le  fouillis  des  solutions  ima- 
ginaires, il  faut  ^>  chausser  modestement  les  souliers  de  plomb  de 
lexpérience  »  et  recueillir  patiemment  le  témoignage  des  choses. 

CONCLUSION 

Le  lecteur  aura  certainement,  au  cours  de  ces  pages,  tiré  lui-même 
les  conclusions  qui  se  dégagent  des  faits  qui  ont  été  constatés.  Il  me 
semble  pourtant  que  quelques-unes  d'entre  elles  méritent  une  spé- 
ciale attention. 

D'abord  il  nous  a  été  donné  de  constater  une  fois  de  plus  la  toute- 
puissance  irrésistible  des  forces  économiques  et  sociales.  On  a  vu 
comment  le  contrat  individuel  de  travail  engendrait  mécaniquement, 
sous  le  régime  du  grand  atelier  et  de  la  concurrence,  le  double  fléau 
de  la  guerre  sociale  entre  les  employeurs  et  les  employés  et  de  la  mi- 
sère épouvantable  des  salariés.  Vainement  on  a  cherché  à  atténuer, 
au  moyen  de  combinaisons  diverses,  les  effets  du  contrat  individuel 
de  travail  :  les  bous  désirs,  les  intentions  dévouées  et  les  systèmes 
sont  demeurés  inutiles  et  les  forces  économiques,  semblables  à  ces 
marteaux  pilons  qui,  dans  les  grands  établissements  métallurgiques, 
écrasent,  avec  une  égale  facilité,  une  noisette  ou  une  barre  d'acier, 
ont  écarté  du  même  geste  les  uns  et  les  autres.  L'arbitraire  de 
l'homme  n'est  heureusement  pas  de  taille  à  se  mesurer  avec  les  éner- 
gies sociales,  et  la  soumission  aux  lois  de  la  nature  est  la  condition 
première  de  toute  action  efficace  de  notre  part. 

Cette  condition  est  nécessaire,  mais  elle  est  aussi  suffisante,  et 
tous  les  espoirs  de  bonheur  et  de  progrès  sont  permis  à  l'humanité, 
si  elle  consent  à  discipliner  ses  efforts  et  à  les  diriger  docilement 
vers  les  transformations  que  lui  signalent  les  faits  économiques. 
Quelle  que  soit  l'opinion  que  l'on  professe  sur  l'origine  du  monde,  la> 
science  contemporaine  démontre  avec  une  netteté  chaque  jour  plus 
précise  que  l'univers  n'est  pas  l'œuvre  dune  volonté  méchante  ou 
persécutrice,  mais  au  contraire  d'une  activité  souverainement  bonne 
et  secourable,  toujours  désireuse  et  capable  de  mettre  à  notre  ser- 
vice des  forces  bienfaisantes.  Or,  cette  vérité,  déjà  reconnue  dans 
Tordre  des  phénomènes  physiques  et  chimiques,  ne  l'est  pas  moins 
dans  l'ordre  des  phénomènes  moraux  et  économiques.   La  même 


LE    MOUVEMENT   SOCIAL.  71 

Providence  qui  a  posé  les  lois  des  premiers  a  fixé  les  règles  des 
seconds,  et  sa  puissance  et  sa  sagesse  se  sont  manifestées  partout 
avec  une  égale  splendeur.  Nous  ne  nous  lassons  pas  dadmirer  les 
merveilles  de  la  machine  à  vapeur,  des  métiers  mécaniques  et  de  la 
télégraphie  sans  fil;  il  faut  nous  convaincre  que  les  forces  morales, 
sociales  et  économiques  tiennent  en  réserve,  comme  leurs  sœurs  de 
l'ordre  physique  et  chimique,  semblables  provisions  de  progrès  et 
de  bonheur.  Les  unes  ne  sont  ni  moins  puissantes,  ni  moins  bien- 
faisantes que  les  autres,  et  elles  sont  l'œuvre  de  la  même  Bonté  et  de 
la  même  Sagesse;  nos  vices  et  surtout  notre  ignorance  nous  empê- 
chent seuls  de  bénéficier  de  leur  collaboration  magnifique. 

Ainsi,  dans  le  grand  atelier  mécanique  moderne,  le  groupement 
syndical  des  salariés  est  une  institution  nécessaire,  dont  on  n'a  pas 
découvert  dès  le  début  les  conditions  et  le  rùle,  mais  dont  on  peut 
apprécier  aujourd'hui  les  admirables  résultats,  dans  les  milieux  in- 
dustriels qui  ont  été  capables  de  cohésion  organique  et  stable.  On 
avait  craint  naguère  que  ces  groupements  ne  servissent  la  cause  des 
salariés  qu'au  détriment  de  celle  des  employeurs  et  des  consomma- 
teurs; ces  craintes  ont  été  vaines,  et  ceux  qui  les  partageaient  ou- 
bliaient que  l'harmonie  des  intérêts,  si  justement  exposée  par  Bas- 
tiat,  est  le  résultat  nécessaire  de  toute  organisation  économique 
normale. 

Les  bons  citoyens  doivent  donc  collaborer  activement  au  dévelop- 
pement d'une  institution  qui  sauvegarde  à  la  fois  la  paix  sociale  et  les 
droits  sacrés  de  tant  de  familles  ouvrières.  Plus  spécialement  les  em- 
ployeurs et  les  employés  doivent  agir  ici  avec  clairvoyance  et  justice. 
Les  premiers  renonceront  enfin  à  une  hostilité  qui  ne  peut  que 
rendre  plus  difficile  une  transformation  inévitable,  et  ils  seront  assez 
perspicaces  pour  ne  se  laisser  jamais  détourner  de  la  voie  juste, 
même  s'ils  étaient  les  témoins  ou  les  victimes  de  quelques  excès 
isolés,  tels  qu'il  s'en  rencontre  toujours  dans  les  grandes  transforma- 
tions sociales.  L'es  seconds,  de  leur  coté,  montreront  par  leur  con- 
duite que  le  groupement  syndical  est  tout  autre  chose  que  la  prépa- 
ration de  la  grève,  et  ils  s'appliqueront  à  développer  en  eux-mêmes 
les  qualités  morales  sans  lesquelles  on  ne  peut  fonder  des  associa- 
tions professionnelles  disciplinées  et  puissantes.  Ainsi  l'extension 
des  syndicats  contribuera  au  bien  social  dans  notre  pays  et  par  là  au 
progrès  de  la  moralité  même. 

A  quelque  point  de  vue  que  l'on  se  place,  le  développement  des 
syndicats  doit  être  souhaité  et  encouragé,  car  il  ne  favorise  pas  moins 
le  progrès  moral  et  intellectuel  de  notre  société  que  le  progrès  maté- 
riel et  l'accroissement  de   la   richesse.    Cette   liaison  étroite  entre 


72  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

des  intérêts  apparemment  si  différents  est  pourtant,  elle  aussi,  net- 
tement démontrée  par  les  investigations  les  plus  récentes  de  la 
science,  et  on  peut  espérer  que  le  siècle  qui  s'éloigne  a  emporté 
avec  lui  deux  de  ses  erreurs  les  plus  funestes.  Aux  xix*"  siècle,  nom- 
breux ontété  les  esprits  qui,  éblouis  par  la  splendeur  des  découvertes 
scientifiques  et  des  progr  es  matériels,  en  sont  venus  à  penser  que 
l'homme  devait  être  conduit  mécaniquement  au  bonheur.  Il  n'était 
plus  nécessaire  de  contenir  ses  mauvaises  inclinations  et  de  s'exciter 
à  la  vertu  :  la  science,  la  diffusion  de  l'instruction  et  de  la  richesse, 
un  meilleur  régime  politique  devaient  nous  dispenser  de  tout  effort 
pénible  vers  le  bien.  A  l'autre  pôle  de  l'opinion,  un  groupe  immense 
d'individus  professait  au  contraire  que  l'homme  ne  réussirait  jamais 
à  améliorer  d'une  manière  appréciable  sa  condition  terrestre;  les 
désirs  de  bien-être  et  de  moindre  effort  étaient  surtout  l'effet  de  l'or- 
gueil et  de  l'égoïsme,  et  il  importait  avant  tout  de  s'en  tenir  à  la 
forme  traditionnelle  des  vertus  dont  les  générations  passées  nous 
avaient  donné  l'exemple. 

Les  faits  ont  démontré  combien  ces  deux  erreurs  étaient  funestes 
et  malfaisantes  :  aux  environs  de  1890-1895,  les  enfants  du  siècle  ont 
commencé  à  constater  que  le  timbrage  à  15  kilogrammes  des 
chaudières  des  locomotives  et  la  connaissance  des  moyens  propres  à 
réduire  le  poids  des  os  et  de  la  graisse  dans  les  animaux  de  boucherie 
ne  suffisaient  pas,  même  avec  le  concours  du  suffrage  universel,  à 
assurer  le  bonheur,  et,  vers  la  même  époque,  leurs  adversaires  s'a- 
percevaient enfin  que  la  vie  morale  peut  être  fécondée  et  accrue  par 
la  collaboration  des  forces  nouvelles  dont  l'humanité  se  trouvait  en 
possession.  Par  suite  de  l'interdépendance  des  phénomènes  dont 
l'homme  est  à  la  fois  le  principe  et  la  résultante,  il  existe  une  corréla- 
tion précise  entre  les  formes  diverses  de  son  activité;  sous  un  régime 
normal,  le  progrès  des  unes  contribue  au  progrès  des  autres;  et  loin 
qu'il  y  ait  opposition  entre  le  progrès  matériel  et  le  progrès  moral, 
le  premier  n'a  d'autre  fin  que  de  conduire  vers  le  second.  Après  tout 
la  Providence  n'a  permis  l'invention  du  métier  renvideur  et  de  la 
drague  suceuse  que  pour  nous  permettre  de  nous  élever  à  un  état 
intellectuel  et  moral  supérieur.  Sans  doute  la  magnificence  des 
moyens  a  pu  faire  illusion  sur  la  fin  poursuivie,  mais  ces  moyens  ne 
sont  si  splendides  que  pour  être  appropriés  à  la  splendeur  même  du 
résultat  cherché.  L'humanité  est  en  marche  vers  une  vertu  beaucoup 
plus  haute  et  une  moralité  beaucoup  plus  pure,  et  le  décor  extérieur 
n'est  si  beau  que  pour  être  digne  des  acteurs  qui  doivent  monter  sur 
la  scène. 

N'ayons  donc  jamais  peur  de  saluer  avec  enthousiasme  tous  les 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  T.'J 

progrès  et  toutes  les  découvertes  :  l'unité  du  plan  providentiel  sait 
les  coordonner  vers  la  même  fin,  l'avènement  sur  la  terre  du  règne 
du  Père  qui  est  aux  cieux,  et  nous  pouvons  toujours  répéter  avec  con- 
fiance cette  belle  parole  d'Emerson  :  «  Whatever  may  happen  in  thxs 
hour  or  that,  Ihe  years  and  tlie  centuries  are  always  pulliny  doivn  the 
wrong  and  building  up  the  rirjht  :  Quoi  qu'il  arrive  à  cette  heure  ou 
à  cette  autre,  les  années  et  les  siècles  s'emploient  toujours  à  détruire 
le  mal  et  à  construire  le  bien.  » 


TABLE  DES  MATIÈRES 

INTRODUCTION 
PREMIÈRE  PARTIE 

l'instabilité  des  relations  entre  EMl'LOYEURS  ET  EMPLOYÉS  SOLS   LE   RÉGIME  DU 
CONTRAT   INDIVIDUEL  DE   TRAVAIL 

Chapitre  I".  —  Les  grèves  d'Elbeuf  au  mois  de  novembre  10<'h3. 

Chapitre  II.  —  Conclusions  sur  le  mouvement  elbeuvien. 

Chapitre  III.   —  Le  contrat  individuel  de  travail   favorise  les  tricheries    ivci- 
proques  et  rend  impossible  la  paix  sociale. 

DEUXIÈME  PARTIE 

la  misère  des  salariés  sous  le  régime  lu  contrat  individuel  de  travail 

Chapitre  IV.  —  La  fonction  de  l'ouvrier  dans  le  grand  atelier  mécanique. 

Chapitre  V.  —  Le  taux  des  salaires  sous  le  double  régime  de  la  concurrence  et  du 
contrat  individuel  de  travail.  —  La  loi  d'airain. 

Chapitre   VI.  —  La  démonstration   de  la  loi  des  salaires  par  les  faits  économi- 
ques. 

TROISIÈME  PARTIE 

le  remède  a  la  désorganisation  des  ateliers  et  a  la  misère  des  salariés  : 

LE   contrat  collectif   DE  TRAVAIl 

Chapitre  VIL  —  La  cohésion  professionnelle  des  ouvriers. 

Chapitre  VIII.    —   Les    progrès  de  la  cohésion  des  salariés  en   France  depuis 
1789;  les  étapes  parcourues;  la  tâche  de  demain. 

Chapitre  IX.  —  La  prétendue   tyrannie    syndicale  sur  les  ouvriers    non  syndi- 
qués. 

Chapitre  X.  —  La  forme  nouvelle  du  contrat  do  travail;  l'autorité  patronale  et 
la  concurrence. 

CONCLUSION 


LA    SCIENCE   SOCIALE. 


II.  —  LES  VIES  CLOSES. 


Une  grande  et  utile  leçon  se  dégage  du  livre  plein  de  charme  et  de 
délicatesse  que  M.  (leorges  Maze-Seneier  vient  de  consacrer  aux  Virs 
closes  (1).  LesVies  closes,  ce  sont  celles  qui  n'ont  pas  été  vécues  com- 
plètement, soit  que  leur  brièveté  mette  obstable  à  la  réalisation  des 
espérances  qu'elles  font  naître,  soit  que  l'obstacle  se  rencontre  dans 
celui-là  même  qui  doit  les  faire  fructifier.  Elles  donnent  une  impres- 
sion générale  de  mélancolie,  de  pitié,  qui  leur  attire  la  sympathie  des 
Ames  nobles  et  tendres:  mais  tandis  que  les  vies  closes  par  un  juge- 
ment impénétrable  laissent  cette  sympathie  sans  mélange,  les  autres, 
celles  qui  restent  stériles  par  mauvaise  direction,  ou  par  absence  de 
direction,  font  naître  en  même  temps  un  sentiment  plus  pénible.  La 
bonne  semence  a  été  jetée  dans  un  terrain  fécond;  déjà  elle  a  germé, 
et  une  riche  verdure  fait  présager  une  moisson  abondante;  mais  le 
cultivateur  négligent  délaisse  son  champ;  ou  bien,  pressé  de  jouir  de 
la  récolte  qu'il  annonce,  ignorant  des  fruits  qu'il  doit  porter,  décou- 
ragé de  travailler  et  d'attendre,  il  promène  sa  faux  dans  ses  blés 
verts.  Vies  gaspillées,  vies  perdues,  vies  mortes,  talents  dispersés  ou 
enfouis,  il  se  mêle  de  la  colère  à  la  tristesse  que  vous  inspirez  1 

Mais  la  colère  est  stérile,  elle  aussi.  Comme  la  haine  elle  détruit, 
et  ne  fonde  pas.  Ce  qui  manque  à  ces  existences  désorientées,  c'est 
précisément  le  sens  vrai  de  la  u/e,  et  M.  Maze-Sencier,  après  avoir  très 
finement  analysé,  dans  plusieurs  des  chapitres  de  son  ouvrage,  les 
découragements,  les  infortunes  d'une  vie  mal  comprise,  résume  dans 
une  conclusion  très  ferme  la  leçon  grave  qui  en  ressort.  Prendre  la 
vie  comme  un  devoir  à  remplir,  l'accepter  courageusement,  s'appli- 
quer à  comprendre  la  vanité  de  ce  qui  est  vain,  la  beauté  de  ce  qui 
est  éternel,  c'est  s'approppier  les  plus  hauts  enseignements  de  la 
religion ,  de  la  philosophie  et  de  la  science  sociale  ;  c'est  trouver  le 
secret  le  plus  efficace  pour  accomplir  allègrement  et  pleinement  sa 
tâche;  c'est  aimer  la  vie  à  cause  de  sa  beauté  morale,  de  sa  portée 
sociale. 

Et  on  ne  peut  que  plaindre  ceux  auxquels  cette  leçon  a  manqué,  qui 
ont  vu  dans  la  vie  un  jeu  cruel,  qui  ont  été  impuissants  à  en  porter 
le  poids  et  qui  sentaient  pourtant  en  eux  une  profonde  et  ardente  as- 
piration vers  un  idéal  inconnu. 

Car  aucune  des  Vies  closes  que  M.  Sencier  nous  fait  connaître  n'est 

(1)  Les  Vies  closes   (Études  d'Ames),  par  M.  Georges  Maze-Seucier.  làbrairieVcadéaiique 
Perrin. 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  /.) 

une  vie  vulgaire.  Toutes  sont  attachantes;  toutes  cherchaient  à  mon- 
ter vers  la  lumière.  Quelques-unes  sont  simples  et  héroïques  ;  d'autres 
offrent  le  spectacle  d'amères  déceptions,  de  tristes  abandons  de  soi- 
même.  Et  toutes  donnent  le  même  enseignement  résumé  dans  cette 
parole  par  laquelle  l'auteur  termine  son  livre  :  E^to  vir!  Sois  un 
homme  I 

Paul  i>e  Rousiers. 


m.  —  LA  JOURNEE  DE  HUIT  HEURES 

Xotre  ami,  M.  le  docteur  Oudaille,  a  publié  récemment  dans  le  Jonmni 
<h  Snint-Qucnlin  (1)  deux  mtéressants  articles  sur  la  journée  de  huit 
heures. 

M.  le  docteur  Oudaille  répond  à  un  de  ses  confrères,  le  docteur  Nicolet, 
qui  avait  exposé  à  ce  sujet  la  théorie  socialiste.  Nous  citons  avec  plaisir 
les  parties  essentielles  de  cette  substantielle  réponse. 


Il  est  de  toute  évidence  qu'une  semblable  réforme  n'a  de  chances 
de  se  généraliser,  dans  notre  pays,  qu'autant  qu'elle  ne  lésera  pas  les 
intérêts  patronaux.  Or,  pour  que  l'ouvrier,  lui  aussi,  y  trouve  son 
compte,  le  chef  d'entreprise  devra,  tout  en  réduisant  le  nombre  des 
heures  de  travail,  maintenir  le  taux  antérieur  du  salaire  journalier  : 
d'où  élévation  du  salaire. 

Le  D""  Nicolet,  à  la  vérité,  nous  montre  que  dans  certains  pays,  en 
Australie,  en  Angleterre,  où  cette  réforme  a  été  introduite  depuis 
quelques  années,  le  travail  effectif,  le  rpudemenl,  a  été  supérieur  pour 
ces  années  à  celui  des  années  antérieures  où  la  journée  de  travail 
était  de  10.  1:2,  et  même  de  14  heures.  Tout  parodoxal  qu'il  paraisse, 
le  fait  est  exact  et  vient  heureusement  à  l'appui  de  la  thèse  de  notre 
confrère. 

Le  résultat  pourrait-il  être  le  même  en  France?  Oui,  assurément: 
mais  à  une  condition  :  c'est  que,  comme  dans  les  pays  cités  plus 
haut,  le  patron  intéresse  ses  ouvriers  à  ses  bénéfices,  en  fasse  de  vé- 
ritables collahorateurs,  quelquefois  même,  comme  cela  se  voit  en 
Amérique,  une  véritable  famille. 

Résultat  enviable  qui  est  dû  au  développement  extraordinaire  de 
l'initiative  individuelle  dans  ces  pays  et  aussi  —  et  surtout  —  à  la 
constitution  de  la  famille.  Les  parents  anglo-saxons  ne  se  croient 

(I)  iet  s  tlécembrelOOl. 


7G  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

pas  obligés  de  donner  de  dol  ni  d'héritage  à  leurs  enfants;  garçons 
et  filles  reçoivent  une  éducation  qui  les  met  en  mesure  de  se  suffire 
de  bonne  heure  à  eux-mêmes.  On  leur  met  un  outil  en  main,  après 
quoi  on  les  invite  à  se  débrouiller  dans  la  vie.  Il  en  résulte  que  le 
père  de  famille,  le  chef  d'entreprise,  maître  de  sa  fortune,  peut, 
après  avoir  assuré  le  pain  de  ses  vieux  jours,  consacrer  une  partie 
de  ses  revenus  à  Tamélioration  de  la  condition  de  ses  ouvriers. 

En  est-il  de  même  chez  nous? 

Prenons  un  grand  industriel,  par  exemple,  et  examinons  sa  situa- 
tion financière,  qui  ne  se  prête  guère  qu'à  ces  deux  hypothèses  :  ou 
son  entreprise  est  montée  par  actions,  et  son  principal,  pour  ne  pas 
dire  son  unique  souci,  sera  de  distribuer  à  ses  actionnaires  les  plus 
gros  dividendes  possibles;  ou  la  valeur  de  son  établissement  repré- 
sentera sa  dot  personnelle,  ou  plus  souvent  la  dot  de  sa  femme, 
biens  qu'il  lui  est  loisible  de  faire  fructifier,  mais  qu'il  ne  peut,  en 
aucun  cas,  aliéner. 

A  la  majorité  de  ses  enfants,  il  lui  faudra  faire  de  sa  fortune  —  de 
son  établissement  industriel,  par  conséquent  —  autant  de  parts 
égales  (la  loi  le  veut  ainsi  i  qu'il  aura  d'enfants,  et  ces  parts  devront 
être,  de  par  notre  éducation,  de  par  nos  mœurs,  les  plus  grosse^; 
possible. 

Irez-vous,  en  conscience,  demander  à  ce  père  de  famille  de  sacri- 
fier l'avenir  de  ses  enfants  et  le  sien  propre  dans  le  but,  très  élevé 
assurément  et  très  humanitaire,  de  contribuer  à  la  prospérité  de  ses 
ouvriers?  Il  vous  répondra,  non  sans  quelque  raison,  qu'il  est  bien 
trop  écrasé  dimpots,  trop  fortement  menacé  par  cette  épée  de  Damo- 
clès  que  la  législation  contre  les  accidents  du  travail  vient  de 
suspendre  au-dessus  de  sa  tête,  pour  pouvoir  songer  au  bien-être  de 
ses  employés.  Toujours  à  la  merci  des  variations  du  marché,  il  lui 
faut  chercher  un  équilibre  qu'il  a  grand'peine  à  garder;  de  par  les 
conditions  familiales  et  sociales  qui  l'enserrent,  ce  patron  est  des- 
cendu, suivant  l'expression -de  la  science  sociale,  au  rôle  de  simple 
employeur.  Il  y  aura  toujours  entre  lui  et  ses  ouvriers,  quoi  qu'il 
veuille  et  quoi  qu'il  fasse,  cette  sourde  hostilité  qui,  en  France, 
règne  entre  gouvernants  et  gouvernés. 

C'est  le  maître;  donc  c'est  l'ennemi. 
.    Reste-t-il  quelques  jours  sans  se  montrer?  u  Le  patron  se  moque 
pas  mal  de  nous  I  [1  se  donne  beaucoup  de  bon  temps  pendant  que 
nous  lui  gagnons  son  pain  I  » 

Vient-il  au  contraire  à  pénétrer  dans  les  ateliers  I  Aussitôt  les 
chants,  les  conversations  cessent;  heureux  s'il  n'a  pas  l'oreille  trop 
linel  il  entendrait  murmurer  derrière  son  dos  :  ^^  Voilà  le  singe  I  » 


LI-:   MOUVEMENT    SOCIAL.  /7 

V  a-t-il  moyen  de  faire  cesser  cet  antagonisme?  Pas  par  un  coup 
de  l)aguette  de  fée  assurément.  Ou,  pour  poser  mieux  la  question, 
peut-on  transformer  lentement,  par  une  sage  éducation,  les  idées  et 
les  mœurs  pour  aboutir  à  un  état  légal  et  social  meilleur  que  celui 
que  nous  supportons  actuellement? 

Faisons  un  rêve  : 

Un  patron  mù  par  les  seuls  sentiments  d'humanité  adopte  la  jour- 
née de  huit  heures  sans  autre  but  que  Tintérét  de  ses  ouvriers  :  ver- 
rons-nous alors  se  produire  les  heureux  résultats  signalés  par  le 
D""  Nicolet  en  Australie  et  en  Angleterre? 

Je  ne  fais  aucune  difficulté  d'accorder  que  la  réduction  des  heures 
de  travail  exercerait  la  plus  heureuse  influence  sur  la  <*  diminution  de 
la  morbidité  et  l'augmentation  de  la  santé  générale  »  puisque  avec  le 
surmenage  disparait  une  cause  puissante  de  débilitation  organique. 
En  serait-il  de  même  quant  à  la  diminution  de  ralcoolismeelkla  mo- 
ralisa tio)}  supérieure? 

Pouvons-nous  espérer  que,  moins  tenu  à  l'atelier,  l'ouvrier  va  con- 
sacrer à  la  famille  une  partie  de  ce  temps  arraché  à  «  l'exploiteur  »  ? 
et  que,  n'ayant  plus  besoin  d'excitant  pour  ses  muscles  moins  surme- 
nés, il  renoncera  à  l'alcool  et  désertera  le  cabaret  pour  fréquenter  les 
bibliothèques  et  les  cours  du  soir? 

Deux  conditions  me  paraissent  indispensables  à  l'ouvrier  pour 
pouvoir  espérer  ces  heureux  résultats  : 

1"  Le  désir  d'étendre  sa  culture  intellectuelle  ; 

2°  L'amour  du  foyer. 

Qualités  qui,  on  en  conviendra,  ne  sont  pas  précisément  l'apanage 
de  notre  race,  ce  dont  — je  me  hâte  d'ajouter  —  nous  ne  sommes  pas 
complètement  responsables.  Notre  formation  sociale,  encore  moulée 
sur  le  vieux  cadre  de  la  communauté  patriarcale,  nous  porte,  en  gé- 
néral, à  chercher  à  résoudre  le  problème  de  l'existence  en  nous  ap- 
puyant beaucoup  plus  sur  la  collectivité  de  la  famille  ou  de  l'État  que 
surl'etTort  individuel.  Lhéritagedesparents,la  dot  de  la  future  femme, 
les  libéralités  de  TÉtat-Providence  qui  crée  sans  cesse  de  nouvelles 
places  au  fur  et  à  mesure  que  surgissent  de  nouveaux  appétits,  tout 
cela  est  peu  propre,  que  je  sache,  à  développer  chez  nos  jeunes 
hommes  l'énergie  et  l'initiative  individuelle.  Il  en  résulte  un  avilisse- 
ment des  caractères,  une  absence  de  volonté  dont  l'empreinte  se  re- 
trouve, fatale,  bien  qu'avec  certaines  dilTéiences,  dans  les  diverses 
classes  de  la  société. 

Pour  l'ouvrier,  pour  celui-là  qui  vit  au  jour  le  jour,  le  travail  est  la 
loi  inéluctable  qui  s'impose  à  tout  être  qui  ne  veut  pas  mourir  de  faim. 


78  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Mais,  une  fois  la  tâche  finie,  c'est  vers  les  plaisirs  faciles  qu'il  courra 
plutôt  que  de  chercher  un  délassement  dans  une  occupation  intellec- 
tuelle. 

Croyez-vous  sérieusement  qu'affranchi  plus  tùt  du  labeur  quotidien, 
l'ouvrier  de  nos  usines,  le  tâcheron  de  nos  campagnes,  va  se  hâter  de 
prendre  son  repos  pour  aller  demander  ensuite  à  des  cours,  à  des 
conférences  un  supplément  de  nourriture  intellectuelle  —  comme 
cela  se  voit  fréquemment  en  Angleterre  —  surtout  si,  comme  en  An- 
gleterre, il  lui  faut,  de  sa  poche,  payer  le  professeur  ou  le  conféren- 
cier? 

Pour  mon  compte,  à  voir  le  nombre  restreint  des  auditeurs  qui 
fréquententchez  nous  ces  sortes  de  réunions  —  entièrement  gratuites, 
cependant  —  je  doute  fort  que  les  conférenciers  populaires  fassent 
rapidement  fortune  à  ce  métier. 

Dans  l'état  actuel  de  nos  mœurs,  avec  notre  éducation,  ce  seraient 
plutùt  les  cafés-concerts  et  les  bars  qui  bénéficieraient  de  ces  heures 
de  liberté.  L'ouvrier  ne  boira  plus  pour  donner  à  ses  muscles  le  coup 
de  fouet  devenu  inutile  :  il  boira  pour  passer  le  temps;  l'alcoolisme 
n'y  perdra  rien  ! 

Il  continuera  de  fréquenter  le  cabaret  tant  qu'il  lui  faudra  fuir  un 
logement  où  —  dans  les  villes  surtout  —  manque  le  confortable  — 
et  parfois  le  nécessaire. 

Montrez-moi  le  modeste  jardin,  le  petit  coin  de  verdure  où  il  pour- 
rait —  à  l'instar  de  son  camarade  anglo-saxon  —  trouver  un  délasse- 
ment aux  fatigues  dune  journée  passée  dans  lair  vicié  de  Tate- 
lier  1 

Combien  sont-ils  ces  privilégiés  qui,  au  retour  du  labeur  quotidien, 
vont  trouver  le  logis  clair  et  joyeux,  la  ménagère  souriante  et  parée, 
les  enfants  rieurs  et  propres? 

Si  l'on  a  pu  dire  avec  raison  que  l'alcoolisme  ruine  et  désorganise 
la  famille,  il  est  tout  aussi  Arai  d'avancer  que  l'insuffisance  de  l'édu- 
cation de  la  femme,  tant  au  point  de  vue  de  la  culture  intellectuelle 
que  de  l'aptitude  aux  soins  du  ménage,  constitue  un  puissant  facteur 
d'alcoolisme  et  de  démoralisation. 

C'est  à  faire  cesser  cet  état  de  choses  que  doivent  d'abord  travailler 
tous  ceux  que  préoccupent  les  problèmes  sociaux  :  la  réforme  de  la 
société  basée  sur  la  restauration  du  foyer  familial. 

Comme  moyen  d';.trriver  à  ce  but,  il  n'en  est  pas  de  meilleur,  de 
plus  efficace  que  la  réforme  de  notre  éducation  dans  le  sens  du  plus 
large  développement  de  la  volonté,  de  l'énergie,  de  l'initiative  indi- 
viduelle. 

Voici  vingt  ans  et  plus  que  les  disciples  de  Le  Play,  les  membres  de 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  "ÎJ 

la  science  sociale  prêchent  cette  évolution  :  à  l'heure  actuelle  seule- 
ment quelques  essais  se  font  jour  dans  ce  sens. 

Là  est  le  nœud  de  la  question  sociale;  là  est  le  salut;  là  est  la  vé- 
rité, car  là  est  la  science  qui  plane,  au-dessus  des  vaines  agitations 
des  partis,  majestueuse  et  sereine. 

D*"    OUMAILLE. 


IV.  —  LA  CONCURRENCE  INDUSTRIELLE  ENTRE  ANGLO-SAXONS 

Nous  trouvons  dans  le  Moniteur  officiel  du  Commerce  numéro  du 
3  octobre  1901)  un  très  intéressant  rapport  de  M.  Jean  Périer,  consul 
suppléant  de  France  à  Londres,  sur  l'invasion  du  marché  anglais 
par  les  produits  américains. 

Nous   croyons  devoir  mettre  sous  les   yeux  de   nos  lecteurs  ces 

pages  substantielles  et  documentées. 

* 

Londres...  A  plusieurs  reprises,  et  en  particulier  dans  le  rapport 
annuel  (1),  ce  Consulat  général  a  eu  l'occasion  de  signaler  les  con- 
séquences, pour  les  industries  et  le  commerce  de  la  Grande-Bretagne, 
de  la  concurrence  grandissante  des  États-Unis  sur  les  marchés  du 
dehors  et  sur  le  marché  britannique. 

Mais  cette  concurrence  que  les  Anglais  rencontraient  surtout  à 
l'extérieur,  c'est  chez  eux,  maintenant,  qu'elle  commence  à  s'exercer 
et  d'une  manière  très  inquiétante.  Dans  ces  derniers  mois,  le  pro- 
grès des  ventes  américaines  sur  le  marché  britannique  a  été  tel  que 
les  milieux  commerciaux  s'en  montrent  vivement  inquiets  et  qu'ils 
n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  de  jour  où  la  presse  ne  parle  de  la  ques- 
tion. 

Et  de  cette  lutte  commerciale,  il  semble  que  nous  ne  puissions 
nous  désintéresser,  et  pour  trois  raisons  : 

1°  En  premier  lieu,  parce  que  cette  concurrence  américaine  peut, 
à  la  longue,  affaiblir  l'industrie  et  le  commerce  britanniques  et,  par 
suite,  diminuer  la  puissance  d'achat  de  notre  meilleur  client; 

2"  Parce  qu'il  se  peut  faire  qu'un  jour  nos  produits  aient  à  lutter, 
sur  le  marché  anglais  et  ailleurs,  contre  certains  produits  manufactu- 
rés américains  ; 

3"*  Parce  que  la  concurrence  américaine  peut  amener  l'opinion  pu- 
blique britannique  à  céder  aux  objurgations,  de  plus  en  plus  pres- 
santes, des  protectionnistes  et  assurer  le  triomphe  de  ceux-ci  qui  ne 

(1)  Voir  supplément  n"  3i  au  Moniteur  o/'/lciel  du  Commerce  du  IS  juillet  1901. 


80  .LA    SCIENCE    SOCIALE. 

se  borneraient  pas  à  réclamer  des  mesures  contre  les  seuls  pro- 
duits américains. 

Pour  ces  diverses  raisons ,  il  a  donc  paru  utile  de  consacrer  une 
étude  étendue  à  la  question.  On  examinera  successivement  les  effets 
et  les  causes  du  succès  des  produits  yankees,  principalement  sur  le 
marché  intérieur  britannique,  ainsi  que  les  moyens  par  lesquels  nos 
voisins  se  proposent  de  remédier  à  la  situation. 

I 

EFFETS    DE  LA  CONCURRENCE  AMÉRICAINE 

Ce  qui,  dans  la  concurrence  nouvelle,  paraît  le  plus  inquiétant  aux 
Anglais,  c'est  qu'elle  ne  s'exerce  pas  seulement  à  rencontre  de  quel- 
ques articles,  mais  qu'elle  en  atteint  un  très  grand  nombre.  Dans  une 
série  d'études  très  intéressantes,  publiées  récemment  sous  ce  titre 
caractéristique  :  «  Les  Envahisseurs  américains  »,  par  le  Daily  Mail, 
et  auxquelles  nous  ferons  de  larges  emprunts,  M.  Mac  Kenzie  éva- 
luait à  500  le  nombre  des  industries  qui,  sur  leur  propre  marché  na- 
tional, ont  à  lutter  contre  des  produits  yankees.  Et  encore  il  n'est  pas 
question  de  l'agriculture,  car,  depuis  longtemps,  les  Anglais  ont  pris 
leur  parti  delà  voir  ruinée  par  l'invasion  des  céréales  et  autres  den- 
rées alimentaires  américaines.  Il  ne  s'agit  donc  que  des  produits  fa- 
briqués. Nous  étudierons  en  détail  ceux  d'entre  eux  dont  l'invasion 
est  la  plus  marquée. 

Disons,  dès  maintenant,  que  l'on  vend  des  cotonnades  américaines 
à  Manchester,  du  fer  américain  dans  le  Lancashire,  de  l'acier  améri- 
cain àSheftîeld,  du  fer-blanc  américain  dans  le  pays  de  Galles;  que, 
dans  maints  «  Offices  »,  on  emploie  des  bureaux,  des  chaises,  des 
machines  à  écrire,  des  copies-lettres,  des  plumes,  du  papier  buvard 
américains;  que,  dans  les  usines,  s'introduisent  les  machines-outils 
américaines;  que  très  nombreux  sont  maintenant  les  appareils  pho- 
tographiques, les  ascenseurs,  les  appareils  de  téléphone,  de  traction 
électrique,  les  montres,  les  chaussures,  les  brosses,  les  confections, 
les  drogues,  etc.,  etc.,  de  provenance  américaine.  Synthétisant,  d'une 
manière  plaisante,  les  effets  de  l'invasion  américaine,  M.  Mac  Kenzie 
a  pu  écrire  :  Tout  américain!  Dans  la  vie  domestique,  nous  en  som- 
mes arrivés  à  ceci  i.plus  d'un  de  nos  compatriotes  sort  le  matin  d'un 
lit  pliant  fabriqué,  dans  la  Nouvelle-Angleterre;  emploie  pour  se 
raser  un  rasoir  de  sûreté  américain  et  du  savon  «  Williams  »  (pro- 
venant des  États-Unis);  enfile  sur  ses  chaussettes  delà  Caroline  du 
Nord  des  bottines  fabriquées  à  Boston;  fixe  ses  bretelles  du  Connec- 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  81 

licut;  glisse  dans  sa  poche  sa  montre  Wallliam  ou  Waterbury.  Il 
s'assied,  alors,  pour  prendre  son  «  breakfast  »  et,  tout  en  félicitant 
sa  femme  sur  la  mani(''re  dont  son  corset  de  Tlllinois  maintient  sa 
«  blouse  »  du  Massachusetts,  avale  son  u  breakfast  »  durant  lequel 
il  mange  du  pain  fait  avec  de  la  farine  provenant  des  prairies  amé- 
ricaines, des  huîtres  conservées  venant  de  la  Côte  du  Pacifique,  une 
tranche  de  «  Beacon  »  de  Kansas  City;  pendant  ce  temps  sa  femme 
attaque  une  tranche  de  langue  de" bœuf  de  Chicago  et  ses  enfants  ab- 
sorbent leur  farine  d'avoine  américaine  dit  u  Puritan  ».  Mais  voici 
qu'il  commence  à  lire  son  journal  imprimé  avec  des  machines  amé- 
ricaines et  peut-être  même  sur  du  papier  américain.  Puis  le  voilà  qui 
se  précipite  dehors  et  prend  le  tramway  électrique  mù  par  des  appa- 
reils américains,  et  qui  le  conduit  à  Shepherd's  Bushoi!i  notre  homme 
pénètre  dans  un  ascenseur  qui  le  dépose  dans  1'  «  Electric  Raihvay  » 
construit  à  Faméricaine  et  par  lequel  il  est  transporté  à  la  «  City  ». 
Dans  son  bureau,  bien  entendu,  tout  est  américain.  A  son  «  lunch  » 
il  avale  rapidement  du  «  roastbeef  »  froid  provenant  d'une  vache  de 
riowa  et  l'assaisonne  avec  des  «  pickles  »  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre; il  termine  son  repas  avec  des  pèches  conservées  de  Floride 
et  se  détend  l'esprit  en  fumant  quelques  cigarettes  de  Virginie. 
Suivre  notre  homme  dans  ses  diverses  courses  de  la  journée  serait 
quelque  peu  fatigant.  Mais  quand  viendra  le  soir,  nous  le  retrouve- 
rons se  reposant  à  la  plus  récente  comédie  musicale  américaine  et 
terminant  enfin  sa  journée  par  l'absorption  de  deux  petites  pilules 
antibilieuses...  fabriquées  en  Amérique. 

L'auteur  aurait  pu  ajouter  que  l'Anglais  qu'il  met  en  scène 
rencontre  aussi,  de  plus  en  plus,  dans  les  rues  et  les  «  Offices  »  de 
la  Cité,  des  Américains  venus  ici  en  quête  d'aft'aires  (i).  En  effet, 
ce  ne  sont  pas  seulement  les  marchandises  américaines  qui  débar- 
quent en  Angleterre,  mais  aussi  les  Américains;  depuis  quelques 
mois,  les  hôtels  de  Londres  en  regorgent.  Ils  se  sont  aperçus  que 
la  Grande-Bretagne  offrait  à  leur  vif  esprit  d'entreprise  un  large 
champ  à  exploiter  où,  pour  eux,  la  lutte  était  moins  pénible  qu'aux 
États-Unis.  M.  Mac  Kenzie  rapporte,  à  ce  sujet,  cette  déclaration 
faite  par  un  millionnaire  de  Chicago  à  son  retour  d'Angleterre  : 
«  11  y  a  à  Londres  beaucoup  d'or  qui  n'attend  que  d'être  recueilli. 
Nos  pères  allèrent  vers  l'Ouest  pour  fonder  leurs  fortunes;  nous, 
leurs  fils,  nous  irons  vers  l'Est  pour  obtenir  le  même  résultat.  » 
Cette  venue  des  Yankees  a  déjà  eu  pour  effet  la  constitution  en 
Grande-Bretagne  de  plusieurs  usines  américaines,  mais  qui,  pour  ne 

(1)  D'aprc'S  V American  Directory  (|ui  vient  de  paraître,  10.000  Yankees  sont  étal)lis  à 
Londres  et  occupent,  pour  la  plupart,  d'importantes  situations  dans  les  affaires. 

T.   XXXIII.  6 


82  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pas  alarmer  l'opinion,  s'installent  sons  des  raisons  sociales  anglaises, 
et  emploient  une  main-d'œuvre  anglaise  dirigée  par  des  contre- 
maîtres américains.  Moins  dissimulées,  par  contre,  ont  été  les  ten- 
tatives faites  récemment  par  des  capitalistes  yankees  pour  être 
autorisés  à  entreprendre  la  construction  à  Londres  de  nouvelles 
lignes  électriques  souterraines  et  notamment  les  efforts  considéra- 
bles, mais  qui  jusqu'ici  paraissent  vains,  de  M.  Yerkes,  «  le  roi  des 
tramways  électriques  américains  >,  pour  se  faire  concéder  Y  «  élec- 
trilîcation  »  de  l'ancien  métropolitain.  Ces  jours  derniers,  on 
annonçait  l'arrivée  de  M.  Black,  président  d'une  importante  compa- 
gnie de  construction  de  New- York,  qui  vient,  dit-on,  en  vue  d'or- 
ganiser une  société  pour  la  construction  de  nuiisons  en  acier  à 
nombreux  étages  sur  le  type  américain. 

Avec  les  hommes  viennent  aussi  d'Amérique  les  capitaux.  Rap- 
pelons à  cet  égard  l'achat  de  la  Compagnie  de  navigation  Leyland 
par  M.  Morgan,  président  du  u  Steel  Trust  ^>  :  rappelons  aussi  les 
larges  achats  de  titres  faits  par  l'Amérique  lors  des  derniers  em- 
prunts du  gouvernement  britannique. 

Et  comme  le  succès  appelle  le  succès,  le  Commercial  Intelligence 
vient  d'annoncer  que  les  directeurs  du  «  Crystal  Palace  »  ont  décidé 
d'ouvrir  l'an  prochain  une  exposition  de  produits  américains. 

Avant  de  parler  en  détail  des  produits  yankees  dont  les  importa- 
tions menacent  le  plus  les  produits  britanniques  similaires,  citons 
quelques  chiffres  qui  mettent  bien  en  évidence  l'accroissement  des 
ventes  américaines  dans  le  Royaume-Uni. 

Pendant  la  période  de  dix  mois  qui  a  pris  fm  en  avril  1900,  les 
achats  britanniques  de  produits  américains  s'étaient  chiffrés  à 
U8. -201. 339   dollars. 

Durant  la  période  de  dix  mois  prenant  tin  en  avril  1901,  ces  achats 
se  sont  élevés  à  :iiO. 699.989  dollars. 

Soit  l'énorme  plus  value  de  :  92.438.020  dollars. 
Sans   aucun   doute    les  produits   d'alimentation    et   les  matières 
premières  entrent  pour  une  forte  part  dans  cette  énorme  augmen- 
tation, mais  on  va  voir  combien  large  est  aussi  la  part  qui  revient 
aux  articles  manufacturés. 

Produits  métallurgiques. 

De  toutes  les  industries  menacées  par  la  concurrence  américaine, 
la  métallurgie  occupe  certainement  le  premier  rang.  Le  succès  des 
Yankees  s'est,  à  cet  égard,  affirmé,  dans  ces  derniers  temps,  par 
quatre  faits  qui  ont  eu  un  immense  retentissement  dans  le  Royaume- 


LE  mouvei\ip:nt  social.  8.'i 

Uni    et  qui    ont   soulevé    de    nombreuses   polémiques    de    presse. 

Le  premier  de  ces  faits  a  été  la  commande  à  une  maison  améri- 
caine du  pont  à  jeter  sur  TAtbara,  affluent  du  Nil,  pour  la  cons- 
truction duquel  il  devait  être  employé  G22  tonnes  d'acier.  La  Société 
anglaise  dont  les  offres  étaient  le  plus  satisfaisantes  demandait 
20  semaines  pour  effectuer  le  travail  et  15  guinées  par  tonnes,  tandis 
que  la  maison  américaine  s'engageait  à  construire  le  pont  en 
14  semaines  et  au  prix  de  10  liv.  st.  13  sh.  et  0  pence  par  tonne. 

Peu  après,  second  succès  :  l'industrie  américaine  obtenait  la 
construction  des  viaducs  de  l'Ouganda,  représentant  7.000  tonnes 
d'acier;  le  prix  et  le  délai  de  mise  en  place  des  Américains  étaient 
respectivement  de  18  liv.  st.  par  tonne  et  de  46  semaines,  tandis 
que  les  meilleures  conditions  anglaises  étaient  de  21  liv.  st.  12  sh. 
6  p.  et  130  semaines. 

Troisième  succès  :  la  commande  du  viaduc  de  Gobteik  en  Bir- 
manie, représentant  un  travail  de  4.332  tonnes  d'acier  échappait 
aux  industriels  britanniques  et  était  donnée  à  une  Société  améri- 
caine qui  se  contentait  de  15  liv.  st.  par  tonne  et  d'un  délai  d'un  an 
pour  la  construction,  alors  que  ses  concurrents  demandaient  au  mi- 
nimum 25  liv.  st.  10  sh.  et  trois  ans  pour  terminer  le  travail. 

Ces  surprenantes  différences  dans  les  prix  et  dans  les  délais  de 
construction  sont  attribuées  par  les  personnes  impartiales  aux  rai- 
sons suivantes,  qui  sont  admises  comme  exactes,  en  particulier  par 
M.  Mac  Kenzie  : 

1°  Tandis  qu'en  Angleterre  les  constructeurs  ont  l'habitude  de 
présenter  pour  chaque  commande  des  plans  différents  et  d'un  cachet 
particulier,  les  Américains  sont  parvenus  à  établir  des  séries  de  types 
fixes  de  ponts  pouvant  satisfaire  aux  diverses  exigences;  ils  se  sont 
organisés  pour  fabriquer  rapidement  ces  types  et  peuvent  en 
fournir  les  plans  dès  la  première  demande  ; 

2°  Les  nombreuses  occasions  qu'ils  ont  eues  de  construire  des 
ponts  pour  les  États  de  l'ouest  ont  donné  aux  Yankees  une  grande 
expérience  qui  les  a  rendus  capables  de  perfectionner  leur  fabri- 
cation et  d'imaginer  des  machines  spéciales  pour  ce  genre  de  cons- 
truction ; 

3"  Ils  ont,  par  suite,  fait  de  cette  construction  une  science  exacte 
et,  notamment,  grâce  à  la  création  de  types  fixes,  ils  ont  rendu 
l'ajustement  des  pièces  du  plus  grand  pont  très  rapide. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  raisons,  certaines  personnes  qui  ne  veu- 
lent pas  admettre  que  le  succès  des  Américains  soit  la  juste  récom- 
pense de  leurs  efforts,  ont  voulu  en  trouver  la  cause  dans  la  com- 
plicité aveugle  ou  coupable  des  autorités  britanniques  chargées  de 


8i  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

commander  les  ponts  de  TAthara  et  les  viaducs  de  l'Ouganda  et  de 
Gobteik.  Aussi  un  quatrième  succès  des  industriels  américains  a  fini 
par  faire  éclater  la  manifestation  de  ce  sentiment,  nous  voulons 
parler  de  la  commande  de  locomotives  faite  par  l'administration 
des  chemins  de  fer  de  l'Inde  aux  États-Unis.  Il  en  est  résulté, 
récemment,  une  interpellation  à  la  chambre  des  communes,  de  sir 
Alfred  Hickman,  député  pour  Wolverhampton,  et  un  échange  de 
lettres,  plutôt  vives,  entre  sir  Alfred  et  lord  George  Hamilton, 
ministre  pour  Flnde.  Tandis  que  le  noble  Lord  défendait  très  vigou- 
reusement les  chemins  de  fer  de  l'Inde  contre  l'accusation  d'avoir, 
à  la  légère,  favorisé  l'industrie  américaine  et  cherchait  à  stimuler 
l'ardeur  de  ses  compatriotes  en  assurant  que  les  Yankees  ne  devaient 
leur  succès  qu'à  leur  esprit  de  progrès,  sir  Alfred  s'efforçait  de 
réduire  à  néant  les  reproches  adressés  aux  industriels  britanniques. 

Les  faits  que  nous  venons  d'exposer  sont  sans  doute  inquiétants 
pour  l'industrie  d'Outre-Manche;  toutefois  on  peut,  non  sans  quel- 
que  vérité,  en  atténuer  la  portée,  en  disant,  avec  sir  Alfred  Hickman, 
que  c'est  l'abondance  des  ordres  auxquels  ont  eu,  depuis  trois  ans, 
à  faire  face  les  industriels  britanniques  qui  les  ont  empêchés  de 
répondre,  comme  ils  l'auraient  fait  en  un  autre  temps,  aux  com- 
mandes qui,  par  cette  raison,  leur  ont  été  enlevées  par  leurs  con- 
currents. 

Mais  bien  plus  inquiétantes,  sans  aucun  doute,  sont  les  impor- 
tations grandissantes  des  fers  et  aciers  américains,  car  ce  n'est  plus 
seulement  sur  les  marchés  du  dehors  que  les  industriels  anglais 
ressentent  la  concurrence  de  la  métallurgie  américaine.  Et  comment 
n'en  serait-il  pas  ainsi  en  présence  d'une  production  métallur- 
gique telle  que  celle  des  États-Unis?  La  presse  anglaise  rappelait 
dernièrement  que  si,  en  1884,  l'Angleterre  produisait  deux  fois  plus 
de  fer  en  saumon  que  les  États-Unis,  dès  1890,  par  contre,  les 
Yankees  égalaient  la  production  britannique  et  qu'enfin,  en  1899, 
ils  faisaient  passer  leur  production  à i3. 620. 000  tonnes  tandis  que 
celle  du  Royaume-Uni  n'était  que  de  9.305.000  tonnes.  On  rappelait 
encore  que,  durant  la  même  année,  les  usines  américaines  ont 
produit  7.586.35 4  tonnes  de  lingots  d'acier  Bessemer  ;  2.:270.585  tonnes 
de  rails  d'acier;  10.639.587  tonnes  d'acier  en  tous  genres,  tandis 
que,  pour  la  Grande-Bretagne,  les  chiffres  étaient  respectivement 
de  :  1.825.074  tonnes  d'acier  Bessemer;  838.148  tonnes  de  rails;  en 
tout  5.000.000  de  toanes  d'acier  en  tous  genres.  On  insistait  parti- 
culièrement sur  ce  fait  que,  de  1895  à  1900,  les  exportations  amé- 
ricaines de  fer  et  acier  passaient  de  5.400.000  liv.  st.  à  26.000.000  do 
livres  st. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  85 

De  cet  énorme  développement  industriel,  il  résulte,  maintenant, 
([u'en  ce  qui  concerne  le  fer  en  saumon,  tandis  qu'en  1899,  l'An- 
gleterre n'en  expédiait  plus  que  2.0000  tonnes  aux  États-Unis,  ceux- 
ci  en  importaient  80.000  tonnes  en  Grande-Bretagne  ;  qu'en  1900, 
les  ventes  de  l'Amérique  aux  Anglais  se  sont  accrues  en  valeur  de 
70  %,  passant  de  219.000  liv.  st.  à  350.000  liv.  st.;  qu'enfm  cette 
année,  durant  les  six  premiers  mois,  les  importations  de  fer  amé- 
ricain ont  presque  doublé  par  comparaison  avec  ce  qu'elles  avaient 
été  pendant  la  même  période  de  1900. 

Encore  plus  considérables  ont  été  les  progrès  des  importations 
d'acier  brut.  De  janvier  à  avril  1900,  les  États-Unis  n'en  avaient 
expédié  en  Angleterre  que  i.OOO  tonnes  évaluées  à  33.000  liv.  st.; 
mais,  durant  la  même  période  de  cette  année,  ces  importations  ont 
passé  à  44.000  tonnes  valant  250.000  liv.  st. 

L'augmentation  des  importations  d'acier  travaillé  nest  pas  moins 
remarquable:  c'est  ainsi  qu'en  1900  les  États-Unis  ont  vendu  à  la 
Grande-Bretagne  :  84  locomotives,  128  moteurs  fixes,  13.847  tonnes 
de  fil  d'acier,  5.735  tonnes  de  roues,  313.000  liv.  st.  de  machinerie 
électrique,  20.000  liv.  st.  de  chaudières  et  pièces  de  chaudières, 
178.000  liv.  st.  de  tuyaux,  159.000  liv.  st.  de  pompes,  etc. 

De  toutes  les  industries  métallurgiques  anglaises,  la  plus  menacée 
par  la  concurrence  américaine  est  assurément  celle  de  fer-blanc  (1). 
Longtemps  cette  industrie  avait  été  hors  de  pair,  et  actuellement 
**ncore,  sur  une  production  mondiale  de  800.000  tonnes,  la  part 
qui  lui  revient  est  de  plus  de  la  moitié.  Mais  voici  que  cette  situation 
se  modifie.  Les  Yankees  qui,  il  y  a  quelques  années,  étaient  parmi 
les  meilleurs  acheteurs,  ont,  à  l'abri  de  leur  tarif,  créé  une  puissante 
industrie  du  fer-blanc  qui  s'est  d'abord  rendue  maîtresse  du  marché 
national  et  qui,  maintenant,  s'efforce  de  dominer  les  marchés  exté- 
rieurs. Elle  s'est  organisée  récemment  sous  la  forme  d'un  «  Trust  », 
<(  l'American  Tin  plate  Cy  »,  qui  a  amalgamé  35  compagnies  et  se 
dresse  menaçante  en  face  de  l'industrie  du  Pays  de  Galles,  divisée 
entre  une  centaine  de  maisons  jalouses  les  unes  des  autres  et  embar- 
rassées par  des  difficultés  continuelles  avec  leurs  ouvriers.  Aussi 
le  résultat  de  cet  état  de  choses  commence  à  se  faire  vivement  sentir. 

De  1890  à  1900,  la  production  yankee  passe  presque  du  néant  à 
300.000  tonnes  et,  par  contre-coup,  les  achats  annuels  de  l'Amérique 
en  Grande-Bretagne  tombent  de  325.800  tonnes  à  50.000  tonnes;  les 
exportations,  durant  les  dix  mois  finissant  en  avril  1900,  ont  été  de 

(1)  \\  faut  toutefois  ajouter  que  cette  industrie,  comme  d'ailleurs  les  autres  industries 
m«*tanuriîique>.  ressent  beaucoup  moins,  depuis  quel<|ues  semaines,  la  concurrence  amé- 
ricaine par  suite  de  la  grève  qui  paralyse  le  •  Steel  Trust  •. 


86  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

275.990  livres  (poidsj  et,  durant  la  même  période  prenant  fin  en 
avril  1901,  de  1.300. 100  livres  (poids);  on  estime  que,  pendant  les 
dix  mois  en  cours,  elles  seront  de  huit  à  dix  fois  plus  élevées  qu'en 
1899;  bien  mieux,  en  un  seul  mois  de  cette  année,  il  a  été  débarqué 
20.000  tonnes  de  fer-blanc  à  Cardiff,  en  plein-cœur  de  la  grande 
région  productrice  de  fer-blanc. 

Un  autre  grand  centre  métallurgique,  Sheffield,  n'est  pas  plus 
à  Tabri  de  Tinvasion  américaine  et  reçoit,  en  nombre  important, 
des  machines-outils  d'origine  américaine.  Il  est  vrai  que  ces  instru- 
ments lui  permettent  de  mieux  tenir  tête  à  la  concurrencé  nouvelle. 

D'autres  machines,  les  machines  à  imprimer,  ont,  dit-on,  tout  à 
fait  conquis  la  faveur  des  imprimeurs  britanniques.  Les  presses 
automatiques,  en  particulier,  sont  très  appréciées  et  il  est  peu  de 
grands  journaux  qui  ne  soient  imprimés  avec  ces  presses  qui  éco- 
nomisent beaucoup  de  temps  et  de  main-d'œuvre> 

Par  contre,  les  machines  à  coudre  américaines  ne  sont  pas  sans 
rivales  sur  le  marché  britannique  et,  quoiqu'il  en  soit  importé  pour 
une  valeur  de  5  millions  de  francs  annuellement,  elles  ont  à  lutter 
avec  les  machines  de  fabrication  anglaise  et  allemande. 

Mais  les  Yankees  prennent  leur  revanche  avec  les  machines  à 
écrire  qu'ils  débarquent  en  Angleterre  pour  une  valeur  de  4.000  li- 
vres sterling  par  semaine. 

Comme  si  leur  grand  esprit  d'entreprise  et  leurs  vastes  capitaux 
ne  leur  étaient  pas  largement  suffisants  pour  lutter  contre  l'industrie 
métallurgique  britannique,  les  Yankees,  par  un  coup  de  fortune 
vraiment  étonnant,  ont  trouvé  moyen  de  se  faire  aider,  dans  cette 
lutte,  par  les  subsides  de  la  plus  fidèle,  de  la  plus  «  loyale  »  des  colo- 
nies anglaises,  par  le  Canada.  Le  fait  mérite  d'être  mis  en  lumière. 
Le  gouvernement  du  Dominion,  désireux  de  développer,  sur  son 
territoire,  la  métallurgie,  a  récemment  obtenu  du  Parlement  canadien 
le  vote  d'une  loi  accordant  des  primes  à  la  production  du  fer  et  de 
l'acier,  pour  une  durée  de  sept  ans.  Ces  primes  sont  d'ailleurs  fort 
importantes,  ainsi  qu'on  en  peut  juger  par  le  tableau  ci-dessous  : 


Par  lo.ine  de  :2.û(K»  livres. 


Jusqu'au  21  avril  1902 .  .  . 

Du  21  avril  1902  jusqu'au  i*^  juillet  1903 

Du  1«'  juillet  1903  jusqu'au  l-^' juillet  1901 

■  -      1904'  —  v,m 

-       1905  —  19(Ki 

—      l\m  -  1907 


Pour 

lo  fer 

en  saumon. 

Provenant  Provenant 

de 

de 

minerai 

niinenii 

Pour 

canadien. 

étranger. 

l'acier. 

Dollars. 

Dollars. 

Dollars, 

3.00 

2.00 

3.00 

2.70 

1.80 

2.70 

2.25 

1.50 

2.25 

1.65 

1.10 

1.05 

1.05 

0.70 

1.65 

o.co 

0.40 

0.60 

LE   MOUVEMENT    SOCIAL.  87 

On  estime  que  cette  année,  les  primes  payées  représenteront  uno 
somme  de  1  million  de  dollars,  mais  qu'étant  donné  le  «  boom  »  in- 
dustriel, cette  somme  pourrait  bien  s'élever,  dans,  la  suite  à  15  ou 
20  millions  de  dollars. 

Or,  si  Fétat  de  choses  actuel  ne  se  modifie  pas,  c'est  presque  exclu- 
sivement aux  industriels  yankees  que  vont  aller  ces  millions.  En  effet, 
eux  seuls,  jusqu'ici,  ont  su  prévoir  l'énorme  développement  indus- 
triel qui  se  prépare  au  Canada  et,  dans  ces  derniers  mois,  ont  in- 
vesti, dans  les  entreprises  créées  par  eux,  des  capitaux  considérables 
Le  Timesy  dans  un  article  très  documenté  sur  la  question,  évaluait  à 
50  millions  de  dollars  «  ce  que  valent  »  les  Américains  actuellement 
engagés  dans  l'industrie  du  Canada.  Ceux-ci  n'avaient  pas,  d'ailleurs, 
attendu  le  vote  des  primes  pour  venir  dans  le  Dominion,  notam- 
ment à  Sault-Sainte-Marie  oi^i,  depuis  trois  ans,  ils  ont  placé  9  mil- 
lions de  dollars  pour  la  fabrication  du  papier  avec  la  pulpe  de  bois. 
L'appât  des  primes  vient  de  faire  naître  à  Collingwood,  sur  les  bords 
du  lac  Huron,  des  mines  de  fer  créées  et  dirigées  par  un  Américain, 
M.  Clergue.  Mais  bien  plus  importantes  et  dignes  d'altention  sont 
les  vastes  usines  que  l'on  construit  actuellement  à  Sydney  lîle  du 
Cap-Breton  1.  Le  centre  métallurgique  qui  s'organise  dans  cette  ré- 
gion promet  de  devenir  l'un  des  plus  prospères  du  monde  entier, 
car  peu  d'endroits  réunissent  autant  de  conditions  favorables.  A  Syd- 
ney même  se  trouvent  des  gisements  de  houille  considérables  qui 
sont  déjà  exploités.  Quant  au  minerai  de  fer,  il  sera  amené  de  la 
côte  Est  de  Terre-Neuve  où,  sur  le  bord  de  la  mer,  existent  des  dé- 
pots énormes  d'hématite  rouge,  ce  qui  permettra  à  des  navires  de 
5,000  tonneaux  de  charger  le  minerai  presque  à  la  sortie  de  la  mine 
et  de  le  transporter  à  bon  compte  à  Cap-Breton,  à  la  porte  même  des 
usines.  Les  usines  qui  vont  incessamment  entrer  en  pleine  produc- 
tion sont  créées  et  dirigées  par  deux  entreprenants  Américains, 
M.  Whitney  et  Moxham,  qui  espèrent  faire  encaisser  par  la  «  Domi- 
nion Iron  and  Steel  Co  »  —  c'est  le  nom  de  la  Compagnie  —  durant 
les  sept  années  à  venir,  1.600.000  livres  sterling  de  primes. 

De  l'avis  de  nombreux  experts  et  en  particulier  des  correspondants 
envoyés  sur  les  lieux  par  le  Times  et  le  Commercial  Intelligence^  les 
capitalistes  et  les  industriels  américains  sont  en  train  d'organiser  à 
Sydney  une  puissante  industrie  métallurgique  qui,  grâce  aux  condi- 
tions naturelles  si  favorables  du  lieu  et  aux  primes,  pourra  fournir 
du  fer  et  de  l'acier  à  des  prix  très  inférieurs  à  ceux  des  États-Unis  et 
plus  encore  à  ceux  de  l'Angleterre. 

On  estime,  en  effet,  qu'à  Sydney  le  coût  de  la  production  d'une 
tonne  de  fer  sera  de  1  liv.  st.  3  shillings  et  celui  d'une  tonne  d'acier 


88  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  2  liv.  st.  4  shillings,  tandis  que  le  coût  est  réciproquement  :  aux 
États-Unis,  de  1  liv.  st.  10 shillings  et  2  liv.  st.  10  shillings;  et  en  An- 
gleterre de  2  liv.  st.  10  sliillingset  3  liv.  st.  15  shillings.  Il  est  évident 
que,  de  cet  abaissement  du  coût  de  la  production  et  par  suite  du 
prix  de  vente,  TAngleterre  doit,  selon  toute  probabilité,  s'attendre  à 
brève  échéance  à  ce  que  :  1°  le  marché  du  Canada  soit  perdu  pour 
ses  métallurgistes  ;  2''  à  ce  que,  bientôt,  grâce  aux  subsides  d'une 
colonie  britannique,  les  industriels  yankees  établis  au  Canada  vien- 
nent encore  augmenter,  sur  le  marché  anglais,  la  concurrence  amé- 
ricaine. Aussi  le  Times,  l'organe  britannique  le  plus  fidèle  au  libre- 
échange,  n"a-t-il  pu  s'empêcher  de  dire  à  ce  sujet  :  «  On  voudrait 
u  bien  savoir  si  les  fabricants  britanniques  de  fer  et  dacier  regar- 
u  deront  la  concurrence  du  fer  et  de  l'acier  soutenue  par  des  primes 
u  avec-  le  même  esprit  d'indifférence  que  le  public  britannique  a 
u  accepté  les  sucres  primés.  »  Il  est  certain,  en  effet,  que  les 
750.009  liv.  st.  de  fer  et  acier  vendues  annuellement  par  l'Angle- 
terre au  Canada  vont  être  rapidement  réduites  à  rien  :  le  gouver- 
nement canadien  a  déjà  fait  une  commande  de  1:25.000  tonnes  de 
rails  d'acier  à  Tune  des  usines  créées  par  les  Américains.  Mais  bien 
plus,  voici  qu'on  annonce  que  la  u  Dominion  Steel  C^  »  se  serait  as- 
suré un  ordre  anglais  pour  une  fourniture  annuelle  de  150.000  tonnes 
de  fer  en  saumon,  représentant  une  valeur  de  iOO.OOO  liv.  st. 

Entreprises  et  appareils  électriques. 

La  concurrence  américaine  se  fait  également  très  vivement  sentir 
dans  les  entreprises  électriques.  L'industrie  électrique  est,  en  effet, 
peu  avancée  en  Angleterre,  tandis  que  les  Américains  y  sont,  comme 
on  sait,  passés  maîtres.  Cet  état  de  clioses  est  attribué  généralement 
aux  règlements  restrictifs  du  «  Board  of  Trade  »  et  aussi  à  ce  que 
les  municipalités  anglaises  ont  longtemps  hésité  pour  savoir  si  elles 
entreprendraient  elles-mêmes  l'organisation  des  services  publics 
électriques  ou  si  elles  s'adresseraient,  à  cet  effet,  aux  sociétés  privées. 
Pendant  que  beaucoup  de  temps  était  ainsi  perdu,  les  Yankees  dé- 
veloppaient en  grand  chez  eux  les  entreprises  électriques  et  y  ac- 
quéraient une  expérience  qui  leur  donne  maintenant  une  grande 
avance  sur  les  Anglais.  Conséquence  :  l'an  passé,  la  Grande-Bretagne 
a  importé  des  États-Unis  pour  une  valeur  de  313.900  liv.  st.  de 
machinerie  électrique.  C'est  à  l'Amérique  qu'on  a  dû  s'adresser  pour 
les  appareils  électriques  du  nouveau  chemin  de  fer  souterrain  qui 
traverse  presque  tout  Londres.  C'est  encore  à  des  Sociétés  américaines 
qu'on  a  eu  recours  pour  la  fourniture  du  matériel  de  onze  des  princi- 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  89 

pales  lignes  de  tramways  électriques  de  la  Grande-Bretagne  et  des 
nouvelles  lignes  de  l'ouest  de  Londres.  Le  succès  des  Yankees  en 
cette  matière  est  tel  que  la  maison  américaine  Westinghouse  vient 
d'établir  une  usine  près  de  Manchester  oi^i  elle  va  employer  5.000  ou- 
vriers. La  supériorité  des  Yankees  ne  s'accuse  pas  seulement  dans 
la  traction  électrique,  mais  elle  est  également  si  manifeste  pour  les 
installations  téléphoniques,  que  Tadministration  postale  britannique 
a  récemment  fait  une  commande  considérable  en  Amérique. 

Produits  industriels  divers. 

L'une  des  réussites  les  plus  curieuses  des  <c  Envahisseurs  Améri- 
cains »  est  certainement  d'être  parvenus  à  placer  des  cotonnades 
sur  le  plus  grand  marché  producteur  de  cotonnades.  Si  ces  importa- 
tions sont  encore  très  minime?,  elles  ne  s'en  sont  pas  moins  élevées 
à  :2o,000  liv.  st.  durant  le  seul  mois  de  janvier  1901,  c'est-à-dire 
qu'elles  ont  été  doubles  de  ce  qu'elles  avaient  été  durant  le  même 
mois  de  1900.  Et  lorsque  l'on  songe  à  Ténorme  accroissement  des 
tissages  dans  les  États  américains  du  sud,  il  est  permis  de  se  deman- 
der si  ces  importations  ne  sont  pas  destinées  à  se  développer  consi- 
dérablement. 

Point  n'est  besoin,  par  contre,  en  ce  qui  concerne  les  chaussures, 
de  se  demander  ce  que  sera,  dans  l'avenir,  leur  importation  en  An- 
gleterre, car  l'envahissement  du  marché  britannique  par  les  articles 
de  cordonnerie  américaine  est  un  fait  accompli.  En  1898,  les  États- 
Unis  envoyaient  dans  le  Royaume-Uni  pour  72.714  liv.  st.  de  sou 
tiers,  en  1899  pour  li7.9U  liv.  st.,  en  1900  pour  2-28.057  liv.  st. 
Partout  s'ouvrent  des  magasins  vendant  les  bottines  et  souliers  de 
l'oncle  Sam,  que  l'on  trouve  meilleur  marché  et  surtout  plus  élégants 
que  les  articles  anglais. 

Pour  les  mêmes  raisons,  on  relève  le  succès  des  Yankees  dans  un 
genre  d'articles  pour  lesquels  on  aurait  pu  croire  que  la  France 
plutôt  que  l'Amérique  dût  l'emporter  sur  la  Grande-Bretagne.  Nous 
voulons  parler  des  ventes  considérables  faites  en  Angleterre,  depuis 
deux  ans,  de  «  blouses  »  pour  dames,  dont  une  seule  maison  an- 
glaise aurait  acheté  aux  États-Unis  pour  plus  de  57.000  liv.  st. 

Des  importations  américaines  qui  atteignent  beaucoup  aussi  notre 
industrie  sont  celles  des  instruments  de  musique  et  particulière- 
ment des  pianos.  Elles  ont  été,  en  1899,   de  216.373  livres  st. 

On  pourrait  en  dire  autant  des  envois  grandissants  par  les  États- 
Unis  d'horloges  et  de  montres,  dont  il  a  été  importé,  en  1900,  pour 
une  valeur  de  130.000  livres  st. 


90  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Les  meubles  américains  et  principalement  les  mobiliers  de  bu- 
reaux trouvent  un  débouché,  de  plus  en  plus  large,  dans  le  Royaume- 
Uni  et  plusieurs  magasins  de  vente  sont  venus  s'installer  dans  la 
«  City  ». 

Un  nombre  considérable  d'appareils  ingénieux  destinés  à  rendre 
plus  facile  le  balayage  des  tapis,  appareils  si  utiles  en  Angleterre  oii 
tous  les  parquets  sont  entièrement  couverts  de  tapis,  sont  vendus 
chaque  année  par  les  États-Unis. 

Enfin,  avec  quantité  d'autres  articles  de  fabrication  yankee,  les 
médicaments  américains,  à  raison  de  4.000  liv.  st.  par  semaine,  sont 
importés  en  Angleterre,  nos  voisins  usant  beaucoup,  comme  on  le 
sait,  d'une  foule  de  médicaments  variés,  pilules  antibilieuses  et 
autres. 

Deux  industries  conquises. 

A  côté  des  nombreuses  industries  britanniques,  menacées  par  la 
concurrence  américaine,  il  en  est  déjà  au  moins  deux  qui  ont  été 
conquises  par  les  Yankees.  La  Compagnie  américaine  «  Kodak  »,  par 
exemple,  l'emporte  tellement  sur  les  sociétés  anglaises  qui  fabriquent 
les  appareils  photographiques  qu'elle  a  pu  dernièrement,  sans  qu'il 
y  ait  eu  de  sérieuses  résistances,  intimer  l'ordre  aux  dépositaires  de 
ses  appareils  de  ne  vendre  que  les  seuls  produits  de  sa  fabrication,  à 
l'exclusion  de  ceux  des  fabricants  anglais. 

D'autre  part,  la  grande  Compagnie  qui,  sous  le  nom  universelle- 
ment connu  de  «  Bryant  and  May  »,  est  la  plus  grande  productrice 
d'allumettes  du  Royaume-Uni,  se  voyant  menacée  par  la  concur- 
rence de  la  Société  américaine  (1)  u  Diamond  Match  C/  »  a  préféré 
renoncer  à  la  lutte  et  vient,  au  grand  scandale  du  public  britannique, 
de  se  laisser  absorber  par  sa  concurrente. 

Tentatives  d'accaparement  des  lignes  maritimes  britanniques. 

Dans  ces  derniers  mois,  les  capitalistes  américains  ont  fait  plu- 
sieurs tentatives  pour  acquérir  de  grandes  lignes  de  navigation  bri- 
tannique. L'une  de  ces  tentatives  a  pleinement  réussi.  Rappelons  que 
ce  coup  d'essai  était  un  coup  de  maître  puisqu'il  a  fait  passer  entre 
les  mains  de  M.  Morgan,  président  du  «  Steel  Trust  »,  le  contrôle  de 
la  «  Leyland  Line  »,  d'une  Compagnie  qui  possède  05  steamers  re- 

(1^  Pour  les  mêmes  raisons  encore,  ces  jours  derniers,  «  Ogdeu's  Limited  »,  la  Société  la 
plus  importante  de  l'Angleterre  pour  l.i  fabrication  des  cigarettes,  a  dû  se  laisser  absorber 
par  r  «  American  Tobacco  Trust  ». 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  iU 

présentant  un  tonnage  de  3^1.:244  tonneaux  et  dont  deux  paquebots 
sont  parmi  les  plus  grands  à  flot;  d'une  compagnie,  enfin,  qui  a  des 
services  réguliers  entre  Liverpool  et  Boston,  Liverpool  et  New-York, 
Liverpool  et  la  cùte  occidentale  des  États-Unis,  Londres  et  Boston, 
Londres  et  Québec,  etc.,  etc.  Par  cet  achat  M.  Morgan  entend,  sans 
doute,  faire  servir  cette  flotte  aux  intérêts  du  «  Steel  Trust  »  et  plus 
encore  probablement  être  à  même  de  profiter,  dès  le  début,  des  pri- 
mes dont  on  prévoit  le  vote  prochain  par  le  Congrès  américain.  La 
création  de  ces  primes  à  la  navigation  serait  assurément  l'un  des 
coups  les  plus  sensibles  portés  par  les  États-L'nis  à  la  grandeur 
commerciale  de  la  Grande-Bretagne. 

On  s'en  rend  si  bien  compte  en  Angleterre  que,  récemment, 
une  commission  parlementaire  a  reçu  mandat  de  se  livrer  à  une  en- 
quête approfondie  des  conséquences,  pour  la  marine  britannique,  de 
l'octroi  de  primes  aux  marines  rivales. 

Les  États-Unis  en  passe  de  devenir  créanciers  de  l'Angleterre. 

Un  fait,  peut-être  encore  plus  significatif  que  tous  ceux  qui  précè- 
dent, a  été  la  large  part  prise  par  les  Yankees  dans  les  récents  em- 
prunts du  gouvernement  britannique.  Lors  du  dernier  emprunt,  ils 
ont  souscrit  pour  50  millions  de  dollars.  Cet  important  événement  a 
été  souligné  en  des  termes  très  exacts  par  un  organe  important,  le 
Licerpool  Post  :  a  Ne  laissons  pas  passer,  disait  ce  journal,  sans  en 
u  signaler  le  sens,  cette  opération  financière.  C'est,  en  effet,  un  évé- 
u  nement  d'une  immense  signification  financière  et  économique. 
«  Jusqu'ici,  la  Grande-Bretagne  était  le  plus  grand  créancier  du 
«  monde;  les  États-Unis,  par  contre,  étaient  parmi  les  plus  grands 
«  débiteurs,  pour  le  capital  placé  dans  leurs  chemins  de  fer  et  dans 
«  d'innombrables  autres  entreprises.  Pendant  longtemps  l'Amérique 
«  s'est  attachée  à  liquider  ses  dettes  en  achetant  sur  les  marchés 
«  européens  et  britannique  des  valeurs  d'État  américaines.  Mais 
«  maintenant  voici  que  cette  opération  est  suivie  de  l'achat  par  les 
«  Yankees  de  nombreux  millions  de  «  consolidés  >>  et  par  l'invasion 
u  américaine  de  notre  marché  national.  La  balance  des  dettes  se 
«  modifie,  et  les  États-Unis  deviennent  à  leur  tour  créanciers  de  la 
«  Grande-Bretagne.  Cette  modification  aura  certainement  ses  effets 
«  sur  la  situation  financière  internationale.  Londres  a  été,  jusqu'à 
<^  présent,  le  centre  financier  du  monde  parce  qu'il  était  le  créancier 
((  du  monde.  Si  cette  prééminence  disparaît,  et  New-York  commence 
«  à  partager  avec  Londres  la  position  qui  appartient  à  la  capitale  fi- 
«   nancière  d'une  grande  nation  créancière,  il  en  résultera  un  nouvel 


l)-2  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

u  état  de  choses  qui  sera  moins  favorable  que  Tancieii  à  la  supré- 
u  matie  financière  et  commerciale  de  l'Angleterre.  L'Amérique,  par 
u  suite  de  la  guerre  de  Sécession,  perdit  sa  marine  commerciale, 
u  II  faut  espérer  que  la  Grande-Bretagne  n'est  pas  en  train  de  mettre 
u  en  péril  sa  suprématie  financière  et  commerciale  par  la  guerre  ac- 
u  tuelle.  Il  faudrait,  en  effet,  la  conquête  d'un  grand  nombre  de  ré- 
u  publiques  boers  pour  compenser  une  telle  perte.  » 


H 

CAUSES    DE  LA  CONCURRENCE    AMÉRICAINE 

Si  Ton  étudiait  d'une  manière  approfondie  les  causes  du  succès  des 
Yankees  dans  leur  compétition  avec  les  Anglais,  Ton  aurait  tôt  fait, 
ainsi  d'ailleurs  que  le  reconnaissent  la  plupart  des  publicistes  bri- 
tanniques, de  découvrir  qu'elles  doivent  être  attribuées  à  un  plus 
grand  esprit  d'initiative,  à  une  intelligence  plus  prompte  et  particu- 
lièrement développée  à  adopter  les  méthodes  et  les  découvertes  les 
plus  récentes.  Mais  à  côté  de  ces  causes  principales,  auxquelles  on 
ajoute,  non  sans  raison,  certains  avantages  naturels  que  l'Amérique 
offre  à  l'initiative  de  ses  industriels,  tel  que  le  bon  marché  et  l'a- 
bondance de  la  houille  et  de  maintes  matières  premières,  on  en  cite 
d'autres  qui  méritent  tout  au  moins  d'être  signalées. 

Suivant  une  opinion  très  répandue  ici,  le  tarif  protecteur  améri- 
cain est  un  aide  puissant  pour  les  exportateurs.  lia  permis,  d'abord, 
aux  industriels  de  créer  leurs  entreprises  à  l'abri  de  la  concurrence 
étrangère,  puis  d'organiser  ces  formidables  <<  Trusts  »  dont  le  nom- 
bre dépasse  oOO  et  qui,  dans  une  large  mesure,  maîtres  du  prix  sur 
le  marché  national,  peuvent  finalement,  grâce  aux  larges  bénéfices 
faits  aux  dépens  de  leur  clientèle  américaine,  vendre  parfois  à  perte,  ' 
toujours  à  des  prix  très  bas,  sur  les  marchés  du  dehors.  Certaines 
personnes,  et  notamment  sir  A.  Hickman,  assurent  que  le  tarif 
américain  joue,  pour  les  industriels  yankees,  le  rôle  de  primes  à 
l'exportation  équivalant  à  30  ^  de  la  valeur  des  articles  exportés. 

On  observe,  en  second  lieu,  que  les  industriels  américains,  s'ils 
ont,  eux  aussi,  à  subir  des  grèves,  ont,  du  moins,  le  grand  avantage 
de  ne  pas  voir  leur  production  restreinte  volontairement  par  les 
Trade-Unions.  11  est  certain  qu'il  résulte,  pour  les  fabricants  anglais, 
une  très  grande  gêne  de  la  politique  adoptée  et  suivie,  avec  une  té- 
nacité très  britannique,  par  les  associations  ouvrières  du  royaume  et 
qui  consiste  à  enjoindre  à  leurs  nombreux  adhérents  de  ne  donner 
qu'une  certaine  somme  de  travail  fixée  parles  unions,  de  manière  à 


LE    MOIVEMEXT    SOCLVL.  93 

restreindre  le  nombre  des  chômages.  Cette  politique  qui,  au  premier 
abord,  et  lorsqu'on  ne  va  pas  au  fond  de  la  question,  semble  être 
profitable  du  moins  aux  ouvriers,  est,  en  tout  cas,  très  défavorable 
aux  patrons,  puisqu'elle  rend  la  production  beaucoup  plus  coûteuse 
et,  par  suite,  plus  difficile  la  concurrence  avec  les  industriels  amé- 
ricains qui,  eux,  n'ont  pas  à  en  souffrir.  On  assure,  à  cet  égard,  que, 
dans  l'industrie  de  la  chaussure,  les  ouvriers  anglais,  même  avec  les 
machines  américaines  les  plus  perfectionnées,  ne  fabriquent,  par 
suite  de  leur  action  préméditée,  que  deux  paires  de  bottines  tandis 
que,  durant  le  même  laps  de  temps,  les  ouvriers  yankees  en  produi- 
sent trois  paires.  Dernièrement  M.  Schwab,  directeur  du  «  Steel 
Trust»,  déclarait  que,  de  sa  récente  visite  en  Angleterre,  il  avait  rap- 
porté l'impression  que,  dans  la  métallurgie  britannique,  les  ouvriers 
ne  produisent,  avec  certaines  machines,  que  le  tiers  de  ce  que  pro- 
duit, avec  les  mêmes  machines,  la  main-d'œuvre  américaine.  L'exem- 
ple le  plus  curieux  de  cette  productivité  moins  grande  des  ouvriers 
anglais  par  comparaison  avec  les  ouvriers  américains,  est  fourni  par 
l'industrie  du  fer-blanc. 

Nous  avons  déjà  dit  combien  celle-ci  avait  de  peine  à  lutter  contre 
la  concurrence  yankee.  La  moindre  productivité  de  sa  main- 
d'œuvre  y  est  pour  beaucoup.  On  a  calculé,  en  effet,  que  la  produc- 
tion annuelle  de  l'ouvrier  britannique  est,  dans  cette  industrie,  infé- 
rieure de  moitié  à  celle  de  l'ouvrier  américain.  Sans  doute,  le  second 
a  un  salaire  beaucoup  plus  élevé  que  le  premier,  mais  sa  grande 
productivité  fait  plus  que  détruire  l'avantage  qui  devrait  résulter, 
"pour  l'industriel  anglais,  de  la  faiblesse  des  salaires  qu'il  a  à  payer. 
Enfin  comme,  dans  cette  industrie  de  même  que  dans  les  autres  in- 
dustries, l'ouvrier  américain  ne  s'oppose  pas,  contrairement  à  ce  qui 
se  produit  en  Grande-Bretagne,  à  l'adoption  des  machines-outils 
destinées  à  épargner  la  main-d'œuvre,  il  en  résulte  que  l'industrie 
du  fer-blanc  aux  États-Unis  produit,  tout  en  payant  de  très  hauts  sa- 
laires, à  meilleur  compte  que  l'industrie  similaire  anglaise. 

Un  troisième  avantage  dont  bénéficient,  dit-on,  fréquemment  les 
industriels  américains  est  le  bon  marché  des  moyens  de  transport. 
On  se  plaint  de  plus  en  plus,  dans  le  Royaume-Uni,  du  mauvais 
aménagement  des  voies  navigables  intérieures,  et,  plus  encore,  de  la 
cherté  des  transports  par  voies  ferrées.  Les  Compagnies  de  chemins 
de  fer,  dont  les  bénéfices  sont  cependant  peu  élevés  (la  faiblesse  des 
dividendes  le  démontre  assez)  sont  vivement  attaquées  et  des  voix, 
très  peu  nombreuses  sans  doute,  mais  dont  le  chiffre  cependant  aug- 
mente, parlent  de  la  nécessité  du  rachat  des  Compagnies  par  l'État, 
pour   mettre  fin  à  une  libre   concurrence  qui,  maintenant,  disent 


94  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

certaines    personnes,     aurail    plus    d'inconvénients    que    d'avan- 
tasjes. 

III 

REMÈDES    PROPOSÉS 

En  ce  qui  concerne  les  moyens  denrayer  la  dangereuse  concur- 
rence américaine,  les  avis  diffèrent,  mais  peuvent  toutefois  se  ra- 
mener à  deux  grandes  opinions  :  pour  les  uns,  le  remède  consiste  à 
déployer  encore  plus  dinitiative  que  les  Américains  et  à  rompre 
franchement  avec  toutes  les  vieilles  méthodes  ;  suivant  d'autres,  cette 
réforme  serait  insuflisante  si  elle  nétait  pas  accompagnée  de  mesures 
protectionnistes. 

Les  premiers  demandent  aux  industriels  et  commerçants  britanni- 
ques de  redoubler  d'efforts  et  adoptent  volontiers  pour  devise  ce 
w  Wake  up,  John  ^Réveille-toi,  John  Bull  »,que  la  Reviewof  Reviews 
donne,  en  ce  moment,  pour  titre  à  une  série  d'intéressantes  études 
sur  la  question.  Au  nombre  de  ceux-ci.  se  range  sir  Christopher 
Furness,  le  membre  bien  connu  du  Parlement  qui  récemment  expo- 
sait, dans  le  OfiUif  Mail,  les  moyens  de  tenir  tète  à  la  concurrence 
menaçante  du  «  Steel  Trust  »  américain.  Sir  Christopher  déclare 
qu'il  faut  précieusement  s'en  tenir  au  libre  échange.  Il  croit  d'ailleurs 
que  les  h  trusts  »,  et,  en  particulier,  le  trust  de  l'acier  n'auront  qu'un 
temps:  que  le  peuple  américain  se  montre  déplus  en  plus  opposé  à 
ces  organisations;  qu'il  suffirait,  pour  consommer  leur  ruine,  d'un 
abaissement  du  tarif  douanier;  qu'on  peut  déjà  escompter  un  retour 
des  États-Unis  au  libre-échange;  que  les  déclarations  du  président 
Mac  Kinley,  lors  de  son  récent  voyage  à  travers  l'Union,  en  sont  un 
signe  avant-coureur. 

Sir  Christopher  conclut,  par  suite,  au  maintien  de  la  politique  éco- 
nomique britannique  et  à  la  nécessité  de  certaines  réformes.  Il  faut 
notamment,  dit-il,  obtenir  des  compagnies  de  chemins  de  fer  des  di- 
minutions de  tarifs;  il  faut  convaincre  les  ouvriers  de  l'erreur  dans 
laquelle  ils  tombent  en  restreignant  la  production  et,  par  suite,  en 
rendant  la  lutte  avec  les  concurrences  étrangères  très  difficile  pour 
les  industries  dont  ils  tirent  leurs  salaires  ;  il  faut  s'occuper  sérieuse- 
ment de  la  grave  question  des  u  royalties  »,  de  ces  lourds  droits 
que  paient  les  propriétaires  des  mines  aux  propriétaires  de  la  surface, 
droits  qui,  suivant  sir  Isaac  Lowthian  Bell,  s'élèvent,  pour  le  char- 
bon et  pour  le  minerai  employé  à  la  fabrication  dune  tonne  de  fer  en 
saumon,  à  3  shillings  (>  pence  dans  le  district  de  Cleveland:  à  6  shil- 
lings en  Ecosse,  et  6  sliillings  3  pence  dansle  Cumberland.  tandis  que 


LE    .MOrVEMENT    SOCIAL.  O^i 

les  droits  analogues  ne  sont  que  de  6  pence  en  Allemagne;  de  S 
pence  en  France;  de  1  shilling  i  pence  en  Belgique.  Sir  Christopher 
se  déclare,  en  outre,  en  faveur  d'un  dégrèvement  des  taxes  pesant 
sur  l'industrie  et  le  commerce  et  leur  transfert  sur  la  propriété  im- 
mobilière, principalement  sur  celle  des  grandes  villes  qui  est,  dit-on, 
insuffisamment  taxée.  Il  recommande,  enfin,  le  remplacement  du 
matériel  industriel  par  un  matériel  plus  moderne;  des  encourage- 
ments au  génie  inventif;  le  développement  do  Tinstruction  techni- 
que ;  bref,  tout  ce  qui  peut  rendre  les  industriels  plus  aptes  à  se  main- 
tenir et  à  progresser  en  face  de  nouvelles  concurrences. 

Pour  d'autres  personnes,  au  contraire,  dont  le  nombre  grossit  de 
plus  en  plus,  toutes  ces  réformes,  quelque  bonnes  qu'elles  puissent 
être,  sont  insuffisantes.  D'ailleurs,  assurent-elles,  l'affaiblissement 
de  la  puissance  commerciale  du  Royaume-Uni  ne  provient  pas  d'un 
aff'aiblissement  des  énergies  et  des  initiatives  britanniques,  mais 
uniquemment  de  sa  politique  libre-échangiste.  A  de  nombreuses  re- 
prises, ce  Consulat  général  a  eu  l'occasion  de  signaler  le  progrès  des 
idées  protectionnistes  en  ce  pays.  Dans  ces  derniers  mois,  ce  mou- 
vement a  été  accéléré  par  les  préoccupations  qu'a  fait  naître  la  con- 
currence américaine  et  les  protectionnistes  se  sont  singulièrement 
enhardis.  Un  journal  nouveau  qui,  depuis  un  an,  a  acquis  beaucoup 
de  lecteurs  dans  les  classes  moyennes,  le  Daibj  E.ipress,  a  pu,  tout 
récemment,  prendre  prétexte  de  la  concurrence  yankee  pour  faire 
paraître  huit  longs  articles  sur  les  avantages  de  la  protection,  sans 
soulever  de  protestation  et,  au  contraire,  a  reçu  et  publié  de  nom- 
breuses lettres  d'approbation. 

Lui-même  a  paru  tout  surpris  de  son  succès  et  a  pu  dire,  sans  trop 
d'exagération,  (^ue  ;  u  Pour  la  première  fois  depuis  longtemps  dans 
«  l'histoire  du  journalisme  anglais,  un  journal  quotidien  a  ouvert 
«  librement  ses  colonnes  à  la  cause  protectionniste  qui  y  a  été  lon- 
«  guement  défendue  et  le  public  a  exprimé  son  approbation  ».  Ce 
journal  a  fourni,  à  cette  occasion,  certaines  statistiques  qu'il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  relever.  Si  l'on  prend  les  statistiques  de  187:2  et  de 
1900,  deux  années  de  très  grande  activité  commerciale,  on  observe 
que,  défalcation  faite  des  exportations  de  charbon,  l'année  1900  ne 
montre  pour  ainsi  dire  pas  d'augmentation  dans  les  ventes  par  rap- 
port à  1872,  ce  qui  revient  à  dire  que  la  position  commerciale  de  la 
Grande-Bretagne  est  plus  faible  qu'en  1872,  étant  donné  l'augmen- 
tation de  la  population.  Ce  même  journal  remarque  qu'en  1890,  les 
exportations  vers  les  États-Unis  s'élevaient  à  32  millions  sterling  et 
qu'en  1899  elles  n'étaient  plus  que  de  18  millions  sterling,  tandis 
que  les  importations  américaines  en  Angleterre  s'élevaient  de  97  1/4 


96  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

millions  sterling  en  1800  à  120  millions  sterling  en  1899.  Le  Daibi 
Eaprcss  conclut,  en  conséquence,  que  le  Royaume- Uni  doit  se  pro- 
téger, et,  «  non  seulement  contre  les  Etats-Unis,  mais  aussi  contre 
toute  autre  attaque  étrangère  ». 

Tout  en  prônant  la  protection  comme  unique  remède  à  la  situation 
présente,  l'auteur  des  articles  duDaili/  Express  n'est  pas  partisan  de 
mesures  brusques.  Il  demande  donc  qu'on  procède  par  transition. 
A  son  avis,  il  conviendrait  d'admettre  libres  de  droit  des  produits 
actuellement  taxés  que  le  Royaume-Uni  ne  produit  pas.  mais  que 
les  colonies  britanniques  produisent,  tels  que  le  café  et  le  thé;  et, 
par  contre,  il  faudrait  transporter  les  droits  supprimés  sur  les  mar- 
chandises qui  viennent  concurrencer  des  articles  britanniques;  à 
cet  égard,  les  premières  industries  à  protéger  seraient  les  industries 
métallurgiques.  Enfin,  ajoute  l'auteur,  il  faut  travailler  sans  relâche 
à  la  réalisation  de  cette  grande  idée  qui  doit  être  le  but  suprême 
des  protectionnistes  l)ritanniques  :  la  constitution  d'une  Union 
Douanière  Impériale,  qui  se  présente  comme  le  grand  moyen  de- 
«  salut  :  u  C'est  la  grande  Fédération  des  États  britanniques  que 
«  nous  avons  à  protéger,  et,  si  nous  le  faisons,  si  nous  conser- 
«  vous  par  des  mesures  appropriées  le  commerce  de  l'Empire,  nous 
«  pouvons  demeurer  encore  une  grande  puissance  industrielle,  et 
«  nous  maintenir  en  présence  de  ces  deux  grandes  puissances  mon- 

a  diales  :  les  États-Unis  et  l'Empire  allemand.  » 

Jean  Périer, 

Consul  suppléant. 


V.  —  A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 

En  France.  —  L'inauguration  de  la  nouvelle  Bourse  du  Travail.  —  Un  règlement  corpora- 
tif. —  L'avenir  de  rautoninldlisme.  —  Rétablira-t-on  les  pntvinces?  —  Le  fonctionna- 
risme devant  le  Parlement.  —  Contre  la  thèse  latine  du  <loclorat. 

Dans  les  colonies.  —  In  grand  domaine  à  Madagascar. 

A  l'Étranger.  —  Les  finances  italiennes  et  la  i>rospc'riié  de  l'Italie. 

En  France. 

Le  28  septembre  a  eu  lieu  à  Paris,  0,  rue  des  Vertus,  linaugura- 
tion  de  la  Bourse  indépendante  du  Travail,  dont  nous  avons  déjà 
parlé.  On  sait  que  cette  Bourse,  dirigée  par  un  homme  actif  et  intel- 
ligent, M.  Paul  Lanoir,  se  donne  pour  mission  de  défendre  les  intérêts 
des  ouvriers  sans  avoir  recours  à  la  fameuse  «  lutte  des  classes  »,  et, 
en  particulier,  de  ne  pas  provoquer  les  grèves  sansavoir  essayé  préa- 
lablement des  movens  de  conciliation. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  97 

Cette  fondation,  dans  ces  derniers  temps,  a  été  vivennent  attaquée 
dans  la  presse  socialiste,  qui  a  accusé  les  promoteurs  de  la  nouvelle 
entreprise  d'être  aux  gages  des  patrons.  On  Ta  même  surnommée  la 
«  Bourse  jaune  »  par  assimilation  aux  syndicats  d'ouvriers  indépen- 
dants du  Creusot  et  de  Montceau-les-Mines,  qui  ont  refusé  de  s'asso- 
cier aux  dernières  grèves.  D'autre  part,  cette  Bourse  n'obtient  pas 
non  plus  les  faveurs  gouvernementales.  Le  conseil  municipal  de 
Paris  ayant  voté  une  subvention  aux  syndicats  affiliés  à  la  Bourse 
du  Travail  de  la  rue  des  Vertus,  pour  les  mettre  sur  le  pied  d'égalité 
avec  les  syndicats  affiliés  à  la  Bourse  du  Travail  de  la  rue  de  Bondy, 
le  ministre  du  commerce  s'est  opposé  à  ce  que  le  préfet  de  la  Seine 
ordonnançât  cette  dépense.  Les  syndicats  indépendants  ont  protesté 
et  ont  envoyé  une  députation  au  président  de  la  Bépublique.  Cette 
députation  a  été  d'ailleurs  courtoisement  reçue. 

Il  y  a  là  un  mouvement  intéressant,  et  qu'il  sera  bon  de  suivre.  La 
jeune  Bourse  n'est  qu'à  ses  débuts.  Il  faudra  la  voir  à  l'œuvre;  mais^ 
pour  le  quart  d'heure,  on  ne  peut  nier  ses  excellentes  intentions. 


Comme  spécimen  d'organisation  ouvrière,  nous  trouvons  dans  un 
journal  des  renseignements  sur  un  curieux  règlement  d'apprentis- 
sage élaboré  par  la  Chambre  syndicale  des  ouvriers  gantiers  de  Mil- 
lau. Les  ouvriers  gantiers  travaillant  en  atelier  se  plaignaient  de  la 
concurrence  que  leur  faisaient  les  ouvriers  en  chambre  occupant  des 
apprentis  :  les  salaires  des  premiers  avaient  baissé  considérablement. 
La  Chambre  syndicale  de  Millau  a  voulu  remédier  à  l'excès  de  produc- 
tion à  bas  prix,  et  elle  a  élaboré  une  sorte  de  petit  code,  où  sont 
minutieusement  délimitées  les  obligations  des  ouvriers  occupant  des 
apprentis. 

Voici  quelques  articles  : 

«  Les  pères  de  famille  qui  n'appartiennent  pas  à  la  corporation 
de  la  ganterie  ne  pourront  faire  apprendre  le  métier  qu'à  un  de  leurs 
fils. 

«  Tout  ouvrier  qui  occupe  actuellement  ou  qui  occupera  un  ap- 
prenti ne  pourra  en  prendre  un  nouveau  qu'après  un  délai  de  cinq 
ans,  à  partir  du  jour  de  la  sortie  d'apprentissage  de  celui  qu'il  oc- 
cupe. 

«  Il  est  absolument  interdit  d'avoir  plus  d'un  apprenti. 

«  Il  est  interdit  de  se  charger  de  l'apprenti  d'un  collègue  sans  l'as- 
sentiment de  ce  dernier.  » 

Ces  mesures  et  prohibitions,  dictées  par  le  souci  de  protéger  les  ou- 
vriers d'une  industrie  qui,  en  se  transformant,  otVre  aux  ouvriers  des 

T.    XXXIII.  7 


98  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

salaires  avilis,  rappellent  les  mesures  prises  par  les  corporations 
anciennes  pour  obtenir  des  résultats  analogues;  mais,  dans  l'état 
présent  de  l'industrie,  ce^  sortes  de  combinaisons  ne  peuvent  réus- 
sir que  grâce  à  des  conditions  tout  exceptionnelles. 


Certaines  des  conditions  du  travail  peuvent  se  trouver  transformées 
par  la  vulgarisation  d'un  mode  de  locomotion  qui  s'étend  de  plus  en 
plus  :  Tautomobilisme.  Une  exposition  récente,  qui  a  eu  lieu  au  Grand 
Palais  des  Champs-Elysées,  a  montré  toutes  les  ressources  que  pos- 
sède maintenant  cette  branche  de  l'industrie,  dans  laquelle  la  France 
—  soit  dit  entre  parenthèses —  tient  jusqu'à  présent  la  tète  parmi  les 
nations. 

L'automobile  commence  à  servir  et  servira  de  plus  en  plus  aux  li- 
vraisons à  domicile.  Il  peut  remplacer  et  remplace  effectivement  des 
embranchements  de  chemins  de  fer.  Grâce  à  lui,  certains  agricul- 
teurs peuvent  expédier  leurs  denrées  agricoles  plus  rapidement  que 
par  la  voie  ferrée.  L'administration  des  postes,  l'arrosage,  le  balayage, 
la  traction  des  pompes  à  incendie  utilisent  déjà,  sur  certains  points, 
ce  genre  de  moteurs,  et  il  esta  présumer  que,  l'expérience  étant  con- 
cluante, la  pratique  se  généralisera.  Pour  la  pompe  à  incendie,  le  mo- 
teur a  l'avantage  de  remplir  une  double  fin.  Une  fois  la  voiture  ar- 
rêtée, la  force  employée  jusque-là  à  la  faire  marcher  s'applique  à  la 
manœuvre  de  l'appareil.  De  même,' on  cite  à  New-York  un  fabricant 
de  coffres-forts  qui  fait  porter  ceux-ci  chez  l'acheteur  par  des  auto- 
mobiles. Arrivée  devant  la  porte  du  client,  la  voiture  s'arrête,  et  le 
moteur  actionne  alors  un  appareil  élevatoire  qui  hisse  le  coffre-fort 
à  l'étage  voulu,  ce  qui  évite  un  travail  physique  à  la  fois  très  fati- 
gant et  très  coûteux. 

L'administration  militaire  croit  aussi  pouvoir  utiliser  l'automobile 
pour  le  transport  des  vivres,  le  déplacement  des  états-majors,  l'éva- 
cuation des  blessés,  et  même  la  traction  de  l'artillerie.  Toutefois,  sur 
ce  dernier  point,  on  se  heurte  à  de  grandes  difficultés,  et  il  est  pro- 
bable qu'on  n'arrivera  pas  de  sitôt  à  détrôner  le  cheval. 


Une  chose  difficile  à  détrôner,  c'est  le  département.  Notre  organi- 
sation territoriale,  qui  contribue  si  puissamment  à  mettre  sur  la  na- 
tion française  la  griffe  de  la  bureaucratie,  a  été  scrupuleusement  res- 
pectée par  tous  les  régimes  gouvernementaux  qui  se  sont  succédé 
au  cours  du  dix-neuvième  siècle. 


LE    MOUVEMENT    SOCIAF,.  99 

On  sait  qu'une  des  idées  chères  à  Le  Play  était,  sinon  à  proprement 
parler  le  rétablissement  des  provinces,  du  moins  la  division  de  la 
France  en  grandes  régions  délimitées  naturellement  par  la  géogra- 
phie et  le  groupement  des  populations.  Cette  idée,  recueillie  par  des 
décentralisateurs  de  différents  partis,  revient  par  intervalles,  mais 
se  heurte  toujours  à  l'hostilité  des  intérêts  personnels  et  locaux. 

Deux  députés,  MM.  Louis  Martin  et  Ghassaing,  viennent  pourtant 
de  la  reprendre  et  de  déposer  une  proposition  de  loi  tendant  au  grou 
pement  en  dix-huit  régions  des  départements  actuels. 

Le  territoire  continental  de  la  France  ne  formerait  plus  que  dix- 
sept  départements;  l'Algérie  en  formerait  un. 

Les  nouveaux  chefs-lieux  seraient  :  Lille,  Rouen,  Rennes,  Nantes, 
Bordeaux,  Toulouse,  Montpellier,  Marseille,  Lyon,  Dijon,  Nancy, 
Reims,  Paris,  Le  Mans,  Tours,  Limoges,  Clermont-Ferrand  et  Alger. 
11  n'y  aurait  plus  d'arrondissements,  mais  seulement  des  cantons  ; 
plus  de  préfets,  mais  un  «  agent  national  »  représentant  le  pouvoir 
exécutif  auprès  de  chacun  des  nouveaux  départements  et  du  conseil 
général  de  la  région. 

Ce  n'est  pas  ici  le  moment  d'apprécier  un  tel  projet.  Contentons- 
nous  de  constater  que,  pour  être  vraiment  bienfaisant,  il  doit  com- 
porter une  diminution  du  nombre  des  fonctionnaires,  mais  que,  dans 
ce  cas,  il  est  sûr  de  se  heurter  à  une  vigoureuse  opposition  de  la  part 
des  politiciens  chefs  de  clan,  qui  ont  besoin  d'une  «  truste  »  bien 

fournie  de  fidèles. 

* 

Ce  chapitre  des  fonctionnaires  a  été  légèrement  entamé  au  cours 
de  la  dernière  discussion  du  budget.  Un  député,  M.  Pascal,  a  demandé 
une  diminution  de  50.000  francs  —  il  était  modeste  —  sur  l'ensemble 
des  traitements  de  l'administration  centrale  au  ministère  de  l'Inté- 
rieur. 

M.  Pascal  a  donné  de  curieux  renseignements  sur  la  façon  dont 
ces  fonctionnaires  «  travaillent  »  : 

«  Avant  1871,  a-t-il  dit,  il  n'y  avait  pas  de  directeurs  au  ministère 
de  l'Intérieur;  il  n'y  avait  que  des  chefs  de  division  à  12.000  francs. 

«  On  a  nommé  directeurs  d'anciens  préfets  qui  ne  connaissent  rien 
à  l'administration,  on  les  nomme  ensuite  conseillers  d'État  et  ils  se 
font  des  traitements  de  30.000  à  40.000  francs. 

«  Vous  avez,  au  ministère  de  l'Intérieur,  trois  employés  et  demi 
pour  un  chef.  Le  directeur  du  personnel  m'a  dit  qu'il  manquait  d'em- 
ployés. J'ai  voulu  me  rendre  compte  par  moi-même;  j'ai  trouvé  dans 
les  bureaux  des  employés  lisant  leur  journal,  les  pieds  sur  les  che- 
nets {On  rit)  ;  sur  sept  employés,  dans  un  bureau,  il  y  en  a  deux  qui 


100  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

travaillent,  les  autres  font  acte  de  présence  d'une  façon  intermittente, 
surtout  le  jour  où  Ton  passe  à  la  caisse. 

((  Tous  sont  des  protégés  de  députés  ou  de  sénateurs,  et  si  leur 
chef  se  plaint  de  leur  service,  ils  font  intervenir  leurs  protecteurs. 
Voilà  ce  que  j'ai  vu  au  ministère  de  l'Intérieur,  et  je  crains  bien  qu  il 
en  soit  de  même  dans  les  autres.  » 

Trois  employés  et  demi  pour  un  chef!  On  peut  comparer  ce  per- 
sonnel de  nos  ministères  à  certaines  armées  de  l'Amérique  du  Sud 
où  chaque  peloton  est  commandé  par  un  général. 

Le  président  du  conseil  s'est  opposé  vivement  à  la  prise  en  consi- 
dération de  Tamendement  Pascal.  Mais  les  abus  dénoncés  étaient  si 
criants  que  la  Chambre,  en  veine  d'indépendance,  a  adopté  l'amen- 
dement Pascal  par  2~rl  voix  contre  :2o6. 

C'est  d'ailleurs,  étant  donné  le  chiffre  dérisoire  de  la  réduction, 
une  manifestation  platonique. 


Un  autre  vent  de  réforme  souflle  de  la  Sorbonne.  Certains  profes- 
seurs demandent  la  suppression  de  la  thèse  latine  pour  le  doctorat 
es  lettres.  C'est  un  nouveau  coup  porté  au  latin  ,  ou,  pour  mieux  par- 
ler, à  l'abus  du  latin.  Qui  a  jamais  lu  une  thèse  latine?  Connaissez- 
vous  quelqu'un  à  qui  cet  accidentsoitarrivé?Il  est  infiniment  probable 
que  les  examinateurs  eux-mêmes  ne  lisent  pas  les  thèses  qu'ils  jugent, 
et  se  contentent  d'en  éplucher  cà  et  là  quelques  pages, juste  de  quoi 
récolter  les  objections  plus  ou  moins  insignifiantes  à  faire  au  candidat 
au  moment  de  la  soutenance.  La  thèse  latine,  en  fait,  est  un  «  témoin  » 
du  passé,  de  l'époque  lointaine  où  le  latin  était  la  langue  réelle  de 
l'Université  comme  elle  est  encore  la  langue  de  l'enseignement  théo- 
logique. Mais,  de  nos  jours,  l'obligation,  pour  le  candidat  au  doctorat 
es  lettres,  de  faire  un  livre  rcdigr  eu  latin  finit  par  devenir  une  véri- 
table «  brimade  »,  d'autant  plus  que  les  latinistes  actuels,  par  un  raf- 
fînementcomique,  ne  veulent  admettre  que  des  formes  empruntées  à  la 
langue  des  «  bons  auteurs  »,  en  réduisant  les  bons  auteurs,  pratique- 
ment, au  seul  Cicéron.  Il  ne  ferait  pas  bon  au  rédacteur  d'une  thèse 
de  glisser  dans  son  travail  quelque  expression  à  la  Tacite.  Ce  ne  se- 
rait pas  assez  pur,  et,  si  Tacite  revenait  au  monde,  on  le  refuserait 
au  doctorat  es  lettre^  en  lui  démontrant,  parrt  plus  />,  qu'il  ne  sait  pas 
le  latin. 

La  suppression  de  la  thèse  latine,  si  elle  est  décrétée,  sera  donc 
chose  naturelle.  Cette  institution ,  comme  le  discours  latin  de  rentrée 
supprimé  vers  1850,  mourra,  en  réalité,  de  sa  belle  mort. 


LE    MOUVEMENT    SOCIAL.  101 


Dans  les  colonies. 


Le  Journal  officÀel  de  Madagascar  a  publié,  dans  son  numéro  du 
12  octobre  1901,  une  sorte  de  longue  monographie  du  domaine  dit 
«  la  Providence  »  appartenant  à  M.  Delacre  ,  et  située  dansles  environs 
de  Vatomandry,  sur  la  rivière  Sandramamoujy,  qui  se  creuse  une 
étroite  vallée  entre  de  nombreuses  collines.  Le  fond  de  cette  vallée 
est  riche  en  humus  et  Ton  s'y  livre  à  des  cultures  tropicales,  notam- 
ment à  celles  de  la  canne  à  sucre  et  de  la  vanille. 

Le  personnel  se  compose  d'un  directeur  de  plantation  ,  secondé  par 
un  commis  européen,  d'un  préparateur  de  vanille,  d'un  chef  d'usine, 
d'un  charpentier  et  de  120  à  150  indigènes  touchant  un  salaire  de 
15  francs  par  mois,  plus  une  ration  de  800  grammes  de  riz  par  jour. 

Quand  une  parcelle,  mise  en  cannes  à  sucre,  est  complètement  épui- 
sée, on  dessouche  les  cannes  après  la  dernière  coupe,  puis  le  terrain 
est  soigneusement  nettoyé  et  soumis  à  une  culture  améliorante  de 
légumineuses  (pois  Mascate  ordinairement),  qui,  couvrant  très  rapi- 
dement le  sol,  maintient  la  parcelle  propre. 

Le  transport  des  cannes  à  l'usine  se  fait,  pour  le  moment,  par  piro- 
gues. On  poursuit  Tinstallation  d'un  transporteur  monorail,  dont  la 
mise  en  place  définitive  aura  lieu  dès  que  les  machines  commandées 
en  Franco  seront  arrivées. 

L'exploitation  de  la  canne  comporte  comme  annexe  une  distillerie 
agricole. 

Cette  distillerie  produit  de  l'alcool,  qui  est  consommé  dans  la  région. 
Là  n'est  pas,  au  point  de  vue  social,  le  plus  beau  côté  de  l'entreprise , 
car  les  Malgaches  n'ont  que  trop  de  propensions  à  s'alcooliser.  Mais  il 
paraît  qu'on  compte  produire  ultérieurement  de  l'alcool  pour  les  be- 
soins industriels,  lorsque  la  dénaturation  de  celte  substance  sera 
autorisée  à  Madagascar  comme  elle  l'est  dans  la  métropole. 

La  vanillerie  est  aussi  en  pleine  prospérité.  Bref,  le  domaine  en 
question,  sur  lequel  nous  ne  donnons  ici  que  quelques  indications  som- 
maires, est  cité  comme  un  de  ceux  qui  ont  donné  l'exemple  de  la 
réussite.  Il  est  seulement  regrettable  que  celle-ci  soit  obtenue  en 
partie  au  moyen  de  la  diffusion ,  parmi  les  indigènes,  d'une  denrée 
dont  ils  ne  savent  pas  —  l'expérience  le  montre  —  user  sans  abuser. 

A  l'étranger. 

Les  Italiens  sont  contents  de  leurs  finances.  Leur  rente  a  atteint 
le  pair,  et  leur  gouvernement  s'en  est  hautement  félicité  devant  les 
représentants  de  la  nation. 


102  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

L'événement  a  donné  lieu  à  des  réflexions  en  sens  contraires.  Il  y  a 
eu,  comme  cela  se  produit  souvent,  la  cloche  optimiste  et  la  cloche 
pessimiste. 

D'après  les  optimistes,  l'Italie  est  désormais  un  pays  prospère,  à 
crédit  solide,  qui  s'est  taillé  définitivement  sa  place  parmi  les  nations 
sérieuses,  susceptibles  d'inspirer  une  confiance  absolue  aux  capita- 
listes, à  cause  des  vastes  ressources  qu'elles  recèlent  dans  la  multi- 
plicité des  fortunes  ou  des  aisances  privées.  Car  il  est  clair  qu'un 
État  n'est  riche  que  si  le  gouvernement  se  trouve  superposé  à  une 
po})ulation  riche.  La  «  bonne  tenue  >>  des  fonds  italiens  attesterait 
donc  l'enrichissement  d'une  foule  de  gens  en  Italie. 

D'après  les  pessimistes,  ces  hauts  cours  sont  factices  et  cette  pros- 
périté est  superficielle.  De  vastes  spéculations  sont  engagées  sur  la 
rente  italienne  et  de  puissants  personnages  ont  intérêt  à  maintenir 
pour  le  moment  des  cours  élevés.  L'Italie  demeure  un  pays  pauvre, 
où  la  richesse  individuelle  n'existe  qu'à  l'état  de  rarissime  exception. 
Il  faut  donc  s'attendre  à  voir  se  dégonfler  le  ballon  que  Ton  gonfle 
aujourd'hui  avec  tant  de  pompe  et  à  voir  le  crédit  de  l'Italie  redes- 
cendre au  niveau  de  son  aisance  réelle,  c'est-à-dire  fort  bas. 

Les  deux  opinions  semblent  exagérées.  11  s'est  fait  dernièrement, 
dans  ritalie  du  Nord,  de  grandes  entreprises  industrielles  qui  témoi- 
gnent d'une  véritable  activité.  Les  grèves  même  qui  ont  éclaté  dans 
ce  pays  durant  ces  dernières  années  prouvent  que  l'industrie  tend  à 
s'y  développer  d'une  façon  plus  intense.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  ce  phénomène  est  loin  d'être  général.  L'Italie  du  centre  et  sur- 
tout l'Italie  du  sud  demeurent  des  pays  essentiellement  pauvres. 
Beaucoup  de  malheureux  continuent  à  sexpatrier  sous  l'impulsion 
de  la  misère.  Il  se  peut  que  des  spéculateurs  aient  fait  agir  la  force 
de  leurs  combinaisons  particulières  dans  le  même  sens  que  celle  des 
événements,  et  contribué  à  rendre  plus  grand  un  succès  qui,  sans 
eux,  eût  existé  sans  atteindre  les  proportions  actuelles.  Nier  ce  succès 
en  bloc  semble  impossible;  trop  l'exalter,  imprudent. 

Rapprochons  d'ailleurs  ce  phénomène  du  petit  regain  de  gloire 
qu'obtient  actuellement  la  musique  italienne,  représentée  par  Masca- 
gni  et  Perosi.  Mentionnons  aussi  la  vogue  —  exagérée  d'ailleurs  à  ce 
qu'il  semble  —  du  romancier  d'Annunzio.  L'art,  pour  fleurir,  demande 
un  certain  degré  de  richesse.  Ce  certain  degré,  l'Italie  le  possède, 
sans  qu'on  puisse  dire  d'ailleurs —  il  est  dangereux  d'être  prophète  — 
si  le  mouvement  continuera  dans  le  sens  de  la  décadence  ou  dans 
celui  du  progrès: 

G.  n'AZAMBUJA. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  103 


VI.  —  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 

L'Ame  saine,  par  P. -II.  Clérissac,  H.  Oudin,  Paris.  —  Le  titre  de 
cet  ouvrage  est  bref;  mais,  si  on  le  considère  de  près,  on  voit 
qu'il  annonce  deux  choses  :  une  psychologie  et  une  morale.  Le  livre 
est  en  effet  à  cheval  sur  ces  deux  sciences.  Mais,  bien  que  le  sujet  soit 
brièvement  traité,  on  ne  peut  dire  qu'il  le  soit  d'une  façon  élémen- 
taire. C'est  un  travail  sérieux  et  technique,  plein  de  choses  fortes, 
et  qui  s'adresse  aux  lecteurs  déjà  imprégnés  d'une  certaine  philoso- 
phie. 

L'auteur  examine  successivement  1'  u  intelligence  saine  )>  et  la  «  vo- 
lonté saine  ».  A  propos  de  la  première,  il  trouve  moyen  de  rajeunir 
son  sujet  en  discutant,  à  propos  du  mécanisme  de  la  connaissance 
et  des  intermédiaires  qu'elle  suppose,  certaines  idées  exprimées  par 
M.  Sully-Prudhomme  dans  son  Examen  de  consience  philosophique.  La 
seconde  partie  contient  des  vues  intéressantes  sur  la  distinction  qu'il 
faut  établir  entre  la  force  et  la  droiture  de  la  volonté.  A  noter  éga- 
lement un  commentaire  judicieux  des  expressions  «  obtenir  de 
soi  »,  «  prendre  sur  soi  »,  qui  se  rattache  étroitement  au  problème 
de  l'éducation. 

Entretiens  socialistes  par  Lucien  Deslinières  (chez  l'auteur,  0^, 
rue  St-Lazare,  Paris). 

Cette  petite  brochure  offre  assez  bien  le  type  des  opuscules  que  l'on 
répand  dans  le  peuple  pour  y  accréditer,  sous  une  forme  populaire, 
les  sophismes  socialistes,  et  dont  l'influence  Jointe  à  celle  de  certains 
journaux,  explique  assez  bien  l'obstination  avec  laquelle  bien  des 
ouvriers  se  raccrochent  à  des  abstractions  et  à  des  formules  fort 
creuses. 

Pour  donner  une  idée  de  l'état  d'esprit  de  M.  Deslinières,  citons  le 
sommaire  d'un  de  ses  chapitres,  intitulé  «  Forces  perdues  par  la  so- 
ciété capitaliste  ».  L'énumération  est  la  suivante  : 

Oisifs  et  inutiles.  —  Propriétaires  et  rentiers.  —  Banquiers  et  hommes  d  afiaires 

—  L'armée.  —  Le  clergé.  —  Les  fonctionnaires.  —  Cafetiers,  hôteliers,  débitants. 

—  Petit  commerce.  —  Police  et  gendarmerie.  —  Le  socialisme  assure  une  situa- 
tion équivalente  à  tous  ceux  dont  les  emplois  ou  fonctions  seront  sui)primés.  — 
Chômage  industriel  et  agricole.  —  Doniestiquc^s.  —  Population  irrégulière.  — 
4U  pour  lOU  de  déchet  social!  —  Le  socialisme  utilisera  toutes  les  forces  produc- 
tives. 


104  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Et,  un  peu  plus  loin,  toujours  dans  le  même  sommaire  :  u  Le  socia- 
lisme supprime  la  pauvreté.  >) 

Ce  livre,  nettement  nuisible,  est  intéressant  comme  document,  et 
montre  de  quels  leviers  se  servent  les  théoriciens  du  parti  pour  agir 
sur  les  masses. 

Ouvrages  déposés  aux  hurcaiix  de  la  Bévue  : 

L'Action  du  clergé  dans  la  réforme  sociale,  par  Paul  Lapeyre. — 
P.  Lethielleux,  Paris. 

L'Église  et  les  origines  de  la  Renaissance,  par  Jean  Guiraud.  — 
Victor  Lecoffre,  Paris. 

Mon  nouveau  Vicaire,  journal  humoristique  d'un  vieux  curé  (scènes 
de  la  vie  irlandaise),  par  P. -A  Sheehan,  librairie  Charles  Amat, 
Paris. 

Article  10  du  code  d'intruction  criminelle,  par  Henri  Coulon , 
avocat  à  la  Cour  de  Paris.  —  Marchai  etBillard,  Paris  plaquette). 

L'Idée  de  patrie  et  rhumanitarisme.  Essai  d'histoire  française 
(1866-i90i\  par  Georges  Goyau.  —  Perrin  et  C'%  Paris. 

Autour  d'une  vie  (Mémoires),  par  Pierre  Kropotkine.  —  P.  Y. 
Stock,  Paris. 

Le  Compagnonnage.  Son  histoiie,  ses  coutumes,  ses  règlements, 
ses  rites,  par  E.  Martin  Saint-Léon.  —  Armand  Colin,  Paris. 

Traité  de  législation  ouvrière,  par  Louis  Courcelle  (préface  de 
M.  Paul  Boauregard,  député).  —  Giard  et  Brière,  Paris. 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE  FIRHIN-DIDUT   ET  C" .    —   PARIS. 


QUESTIONS   DU  JOUR 


LE  PROCÈS  DU  JURY 


On  s'est  beaucoup  occupé  du  jury  dans  ces  derniers  temps. 
Plusieurs  verdicts  «  sensationnels  »  ont  soulevé  les  commen- 
taires de  la  presse,  et  des  voix  se  sont  élevées  pour  mettre  en 
question,  une  fois  de  plus,  l'institution  elle-même.  On  sait  que 
ces  polémiques  ne  datent  pas  d'hier  et  que  le  jury,  depuis  qu'il 
existe  en  France,  a  provoqué  à  maintes  reprises  des  réclama- 
tions de  ce  genre.  Il  faut  croire  d'ailleurs  que  l'organisation 
de  ce  mécanisme  judiciaire  se  heurte  naturellement  à  de  bien 
grandes  difficultés,  puisque,  depuis  un  peu  plus  d'un  siècle,  le 
législateur  français  n'a  pas  édicté  moins  de  soixante  lois  diffé- 
rcr*tes  pour  régler  ou  modifier  le  fonctionnement  du  jury. 

Le  jury  a  la  spécialité  des  verdicts  qui  déconcertent  et  scan- 
dalisent fortement.  Un  homme  qui  en  a  égratigné  un  autre  est 
à  peu  près  sûr,  s'il  passe  en  correctionnelle,  de  se  voir  infliger 
un  châtiment  quelconque.  Un  homme  quia  tué,  et  qui  l'avoue, 
peut  sortir  absolument  indemne  de  la  cour  d'assises,  de  sorte 
—  des  jurisconsultes  l'ont  observé  avec  inquiétude  —  que,  dans 
certaines  circonstances,  il  est  beaucoup  plus  sûr  pour  un  mal- 
faiteur de  tuer  sa  victime  que  de  la  blesser.  De  même,  une  lé- 
gère médisance  à  l'encontre  d'un  particulier  peut  coûter  cher 
à  celui  qui  l'imprime,  mais,  si  vous  écrivez,  dans  un  journal, 
que  votre  député  est  un  voleur,  un  assassin,  un  homme  souillé 

T.  XXXIII.  8 


lOG  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

des  crimes  les  plus  infâmes,  vous  avez  la  certitude  à  peu  près 
complète  d'être  acquitté  haut  la  main,  parce  que  la  difi'amation 
des  hommes  publics  relève  de  la  cour  d'assises;  et  les  intéres- 
sés savent  si  bien  qu'il  faut  compter  avec  cette  invariable  in- 
dulgence qu'ils  s'abstiennent  généralement  de  poursuivre,  lais- 
sant les  journalistes  dire  d'eux  tout  ce  qu'il  leur  plaît. 

C'est,  en  général,  une  indulgence  excessive  que  l'on  reproche 
au  jury.  Cette  indulgence  se  manifeste  principalement  à  propos 
de  deux  sortes  de  crimes  :  les  meurtres  dits  «  passionnels  »  et 
les  délits  de  presse.  Mais  il  est  aussi  des  cas  où  l'on  accuse  le 
jury  d'une  sévérité  qui  passe  les  bornes.  La  chose  arrive,  assez 
rarement,  à  l'occasion  de  certains  crimes  dont  les  circonstances 
extérieures  sont  particulièrement  atroces,  et  qui  soulèvent  un 
grand  courant  d'indignation  dans  les  masses  populaires,  sans 
que  la  saine  raison  puisse  en  déduire  une  plus  grande  certitude 
de  la  culpabilité  de  l'accusé,  ou,  s'il  est  coupable,  de  sa  pleine 
responsabilité.  Mais  elle  éclate  surtout  quand  il  s'agit  de  punir 
les  crimes  contre  la  propriété  :  émissions  de  fausse  monnaie, 
banqueroutes  frauduleuses,  faux,  escroqueries  commises  par 
les  officiers  ministériels,  etc. 

Tout  bien  compté,  le  jury  pèche  plutôt  par  excès  d'indulgence 
que  par  excès  de  sévérité.  Un  chroniqueur  disait  plaisamment 
que,  si  les  magistrats,  dans  les  tribunaux  correctionnels,  tendent 
à  devenir  des  machines  à  condamner,  les  jurés,  eux,  tendent  à 
devenir  plutôt  des  machines  à  acquitter.  Détail  à  noter  :  c'est 
surtout  le  jury  parisien  qui  prête  le  flanc  à  la  critique,  et  un 
faiseur  "de  bons  mots  a  mis  en  scène  un  fournisseur  qui,  ne 
pouvant  réussir  à  faire  «  acquitter  »  une  facture  par  un  débi- 
teur récalcitrant,  s'entend  donner  cet  obligeant  conseil  :  «  En- 
voyez-le au  jury  de  la  Seine.  » 

Ce  qui  veut  dire,  en  d'autres  termes,  que  l'indulgence  de  ce 
jury  est  en  passe  de  devenir  proverbiale.  Cette  particularité 
nous  aidera  tout  à  l'heure  dans  la  recherche  des  causes  sociales 
qui  peuvent  contribuer  à  produire  le  phénomène  en  question. 

Le  caractère  essentiel  des  jurés  est  de  n'être  pas  àc^  jugeurs 


LE   PROCÈS   DU   JURY.  107 

professionnels.  Ce  sont  des  citoyens  ordinaires,  diversement 
occupés,  et  réquisitionnés,  une  fois  en  passant,  pour  dire  aux 
juges  si  tel  fait  qualifié  de  criminel  leur  parait  ou  non  avoir 
été  commis  par  telle  ou  telle  personne.  Cette  institution  se  rat- 
tache à  la  pratique  du  jugement  j)ar  le  'peuple,  qui  existait,  en 
certains  cas  tout  au  moins,  soit  dans  les  républiques  de  l'anti- 
quité grecque  et  romaine,  soit  chez  les  peuples  germains.  Ces 
tribunaux  populaires  représentaient  l'opinion  prenant  corps 
devant  Taccusé  sous  la  forme  d'une  foule  ou  d'un  groupe 
de  simples  particuliers,  investis  par  la  coutume  du  droit  de 
l'entendre,  de  le  condamner  ou  de  l'absoudre.  Mais,  d'une 
part,  la  justice  impartiale  s'accommode  mal  des  groupes  nom- 
breux, que  traverse  forcément  le  souffle  des  passions  et  dont 
les  délibérations  dégénèrent  facilement  en  manifestations  tu- 
multueuses. D'autre  part,  le  peuple  ne  peut  perdre  son  temps 
à  juger.  On  sait  la  satire  qu'Aristophane  a  faite  du  fameux  tri- 
bunal des  héliastes,  lequel  pouvait  être  comparé,  en  définitive, 
à  une  grande  liste  de  jurés.  Racine,  en  transposant  le  thème 
des  Guêpes  dans  les  Plaideurs,  a  radicalement  modifié  l'objet 
de  la  satire,  et,  au  lieu  de  s'en  prendre,  comme  Aristophane, 
aux  travers  d'un  citoyen  qui  veut  toujours  remplir  cette  fonc- 
tion exceptionnelle  de  juge,  il  a  mis  sur  la  sellette  les  lubies 
d'un  magistrat  professionnel  qui  exerce  sa  profession  à  contre- 
temps. 

Les  peuples  à  pouvoirs  forts  ont  vite  perdu,  si  même  ils  les 
avaient  jamais  eus,  ces  sortes  de  tribunaux  populaires,  et  le 
soin  de  juger  les  coupables  a  été  confié  à  des  magistrats  de 
profession,  nommés  parle  souverain.  C'est  ce  qui  s'est  passé 
en  France  où,  à  mesure  que  la  royauté  poursuivait  sa  lutte  vic- 
torieuse contre  la  féodalité,  s'est  efTacé  peu  à  peu  tout  vestige 
du  jugement  par  les  boni  hoiriines,  ou  rachimbourgs,  qui  exis- 
tait au  moment  de  la  conquête  franque,  et  du  jugement  par  les 
pairs,  qui  ne  subsista  plus  que  pour  quelques  privilégiés.  En 
Angleterre,  au  contraire,  le  jury  se  maintint,  et  se  maintient, 
non  seulement  pour  les  causes  criminelles,  mais  pour  les  causes 
civiles.  C'est  en  étudiant  les  institutions  de  ce  pays  que  Montes- 


108  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qiiieu  découvrit  et  signala  les  avantages  de  cet  organisme 
judiciaire,  et  c'est  de  ce  modèle  que  s'inspirèrent  les  législa- 
teurs de  la  Constituante  pour  en  gratifier  notre  pays. 

Le  jury,  en  France,  n'est  donc  pas  sorti  spontanément  de 
l'état  social.  C'est  une  adaptation  étrangère,  c'est  une  institu- 
tion qui,  donnant  ailleurs  de  bons  résultats,  a  suscité  chez  nos 
législateurs  l'espoir  de  voir  ces  bons  résultats  se  produire  éga- 
lement chez  nous.  Ce  genre  de  calcul  peut  se  trouver  juste; 
mais  il  peut  aussi  être  inexact.  Dans  l'espèce,  il  ne  parait  pas 
avoir  conduit  à  une  erreur  bien  grave,  mais  il  est  évident,  tout 
de  même,  que  toutes  les  espérances  conçues  à  son  propos  n'ont 
pas  été  réalisées. 

Les  jurés  sont  des  hommes,  et  ces  hommes  sont  inséparables 
de  leur  milieu.  La  fiction  légale  qui  les  place  pour  un  instant 
dans  une  sphère  idéale  et  sereine,  qui  les  sépare  ou  prétend  les 
séparer  de  toutes  les  influences  et  de  tous  les  bruits  du  dehors, 
qui  les  soustrait  ou  prétend  les  soustraire  à  la  prévoyance 
même  des  conséquences  pénales  que  pourra  produire  leur  ver- 
dict (1),  ne  peut  empêcher  qu'un  tel  est  agriculteur,  tel  autre 
industriel,  tel  autre  commerçant,  tel  autre  homme  de  lettres, 
que  chacun  de  ces  douze  hommes  investis  du  droit  redoutable 


(1)  L'article  342  du  Code  d'instruction  criminelle  ordonne,  avant  la  délibération 
des  jurés,  la  lecture  de  l'instruction  suivante  : 

«  La  loi  ne  demande  pas  compte  aux  jurés  des  moyens  par  lesquels  ils  se  sont  con- 
vaincus ;  elle  ne  leur  prescrit  point  de  règles  desquelles  ils  doivent  faire  particuliè- 
rement dépendre  la  plénitude  et  la  suffisance  d'une  preuve;  elle  leur  prescrit  de 
s'interroger  eux-mêmes  dans  le  silence  et  le  recueillement,  et  de  chercher,  dans  la  sin- 
sérité  de  leur  conscience,  quelle  impression  ont  faite  sur  leur  raison  les  preuves  rap- 
portées contre  l'accusé,  et  les  moyens  de  sa  défense.  La  loi  ne  leur  dit  point  :  Vous 
tiendrez  pour  vrai  tout  fait  attesté  par  tel  ou  tel  nombre  de  témoins;  elle  ne  leur  dit 
pas  non  plus  :  Vous  ne  regarderez  pas  comme  suffisamment  établie  toute  preuve  qui 
ne  sera  pas  formée  de  tel  procès-verbal,  de  telles  pièces,  de  tant  de  témoins  ou  de 
tant  d'indices;  elle  ne  leur  fait  que  cette  seule  question,  qui  renferme  toute  la 
mesure  de  leurs  devoirs  :  Avez-vous  une  intime  conviction? 

«  Ce  qu'il  est  bien  essentiel  de  ne  pas  perdre  de  vue,  c'est  que  toute  la  délibéra- 
tion du  jury  porte  sur  l'acte  d'accusation,  cest  aux  faits  qui  le  constituent  et  qui 
en  dépendent,  qu'ils  doivent  uniquement  s'attacher;  et  ils  manquent  à  leur  premier 
devoir  lorsque,  pensant  aux  dispositions  des  lois  pénales,  ils  considèrent  les  suites 
que  pourra  avoir,  par  rapport  à  l'accusé,  la  déclaration  qu'ils  ont  à  faire.  Leur  mis- 
sion n'a  pour  objet  la  poursuite  ni  la  punition  des  délits;  ils  ne  sont  appelés  que 
pour  décider  si  l'accusé  est,  ou  non,  coupable  du  crime  qu'on  lui  impute.  » 


LE   PROCKS    DU   JURY.  109 

de  vie  et  de  mort  est,  au  point  de  vue  intellectuel,  le  produit 
d'une  éducation  qui  influera  sur  son  vote.  C'est  dire,  en  défini- 
tive, que  leur  façon  de  se  former  une  conviction,  aussi  sincère 
qu'on  la  suppose,  dépendra  étroitement  de  ces  mille  liens  par 
lesquels  ils  se  trouvent  incorporés  eux-mêmes  à  cette  société 
qui  les  prend  un  instant  pour  vengeurs. 

Et,  tout  d'abord,  avons-nous  dit,   ces  hommes  ont  une  pro- 
fession. 

On  a  de  bonne  heure  reconnu  les  inconvénients  qu'il  y  avait 
à  donner  à  tout  citoyen  le  droit  de  siéger  comme  juré.  Tout 
homme  majeur  dispose  d'un  bulletin  de  vote  pour  élire  les  as- 
semblées de  son  pays,  ce  qui  lui  permet  évidemment  de  com- 
mettre bien  des  sottises  électorales;  mais  ces  sottises  s'aper- 
çoivent moins  que  les  sottises  judiciaires.  La  loi  a  stipulé,  assez 
sagement,  qu'il  fallait,  pour  être  juré,  avoir  une  certaine  «  sur- 
face »,  des  moyens  d'existence  indépendants  et  une  instruction 
passable.  Il  en  résulte  qu'une  catégorie  spéciale  de  citoyens, 
les  commerçants,  occupent  sur  les  listes  des  jurys  une  place 
relativement  importante.  Et  voilà  déjà  une  particularité  qui 
explique  très  bien  la  rigueur  avec  laquelle  les  crimes  contre  la 
propriété  se  trouvent  punis.  Les  fausses  monnaies  et  les  fausses 
signatures  sont  choses  dangereuses  pour  tout  le  monde;  mais 
pour  qui  s'adonne  à  un  commerce,  le  danger  est  cent  fois  plus 
grand  et  apparaît  cent  fois  plus  clair.  Il  y  a,  dans  la  répression 
de  crimes  pareils,  une  question  de  sécurité  commerciale.  En 
même  temps  que  le  juré  songe  à  punir,  le  commerçant  songe  à 
se  défendre.  Il  faut  voir,  par  exemple,  l'empressement  avec  le- 
quel un  avocat  défendant  un  criminel  accusé  de  faux  récusera 
un  banquier,  même  sans  le  connaître,  s'il  voit  son  nom  inscrit 
sur  la  liste  des  jurés.  C'est  qu'il  flaire  à  coup  sûr,  dans  cet 
homme  si  vivement  intéressé  à  la  scrupuleuse  exactitude  des 
signatures,  un  adversaire  instinctif  de  son  client,  adversaire 
qui,  même  avec  toute  la  loyauté  possible,  n'acquittera  que  si 
des  arguments  de  première  qualité  lui  font  violence.  Un  littéra- 
teur, un  cultivateur  seront,  à  priori,  beaucoup  moins  dange- 


110  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

reiix,  parce  qu'ils  sentiront  beaucoup  moins  vivement  le  besoin 
d'effrayer  les  criminels  de  cette  espèce. 

Ce  même  privilège  qu'ont  les  jurés  d'appartenir  à  une  caté- 
gorie sociale  de  gens  «  respecta])les  »  ayant  des  professions  bien 
cataloguées,  fait  encore  sentir  son  influence,  mais  d'une  autre 
manière,  lorsque  le  crime  à  juger  —  meurtre  ou  violence  —  se 
passe  entièrement  dans  un  monde  irrégulier,  comme  c'était  pré- 
cisément le  cas,  il  y  a  quelques  semaines,  pour  un  malfaiteur  de 
profession  peu  avouable  qui  avait  tué  une  danseuse.  Ces  sortes 
de. meurtres  laissent  le  bourgeois  «  respectable  »  un  peu  froid. 
Il  se  dit  que  pareil  accident  n'arrivera  pas  à  sa  fille;  ou,  s'il  ne 
se  le  dit  pas,  il  en  a  confusément  conscience.  Le  mépris  qu'il  a 
pour  la  victime  affaiblit  l'indignation  qu'il  peut  ressentir  à 
l'égard  de  l'assassin;  et  alors,  cpi'un avocat  habile  fasse  valoir  ses 
raisons,  bonnes  ou  mauvaises,  le  juré,  exempt  de  toutes  pré- 
ventions hostiles,  se  laissera  plus  facilement  persuader.  Dans  le 
cas  que  nous  visons,  un  jury  composé  de  rôdeurs  de  barrières 
aurait  condamné  sans  pitié,  de  même  qu'un  jury  composé  d'ou- 
vriers sans  économies  et  ne  songeant  pas  à  en  faire  ne  verrait 
peut-être  pas  grand  inconvénient  à  acquitter  un  faussaire  ou  un 
banqueroutier,  pour  peu  qu'un  avocat,  en  quelques  phrases 
touchantes,  évoquât  classiquement  les  pleurs  de  la  femme 
et  les  cris  des  petits  enfants.  Le  point  de  vue  change  donc 
selon  la  profession,  et  —  les  sincérités  restant  égales  —  deux 
jurys  recrutés  dans  diverses  catégories  sociales  pourraient 
très  bien,  l'un  condamner,  l'autre  acquitter  le  même  cri- 
minel, défendu,  au  moyen  des  mêmes  preuves,  par  le  même 
avocat. 

Ajoutons  que,  par  le  seul  fait  d'exercer  une  profession  autre 
que  la  profession  de  juge ,  le  juré  offre  infiniment  plus  de  prise 
que  le  juge  professionnel  aux  habiletés  de  l'avocat,  surtout  de 
l'avocat  spécialiste,  dit  «  de  cours  d'assises  >>.  En  présence  de 
certains  éclats  d'éloquence,  le  juge  professionnel  sourit  inté- 
rieurement. Il  salue  tout  bas  de  vieilles  connaissances.  Il  mur- 
mure :  «  Ça  ne  prend  pas  ».  Avec  le  juré,  ça  prend,  parce  que 
c'est  la  première  fois  que  celui-ci  est  obsédé  par  ces  argumenta- 


LE    PROCÈS   DU   JURY.  111 

t  ions  savantes,  et  qu'il  ne  peut  en  percera  jour  le  machiavé- 
lisme poignant. 

Influencé  par  la  nature  de  ses  occupations  professionnelles,  le 
juré  l'est  encore  par  le  genre  de  vie  qu'il  mène,  par  ses  habi- 
tudes, c'est-à-dire  par  celles  de  son  milieu. 

Voilà  un  homme  qui  lit  des  journaux.  C'est  son  pain  quoti- 
dien, l'accessoire  obligé  de  son  chocolat  ou  de  son  café  au  lait 
du  matin.  Ces  journaux,  en  très  grand  nondDre,  renferment  de 
violentes  injures  contre  les  institutions  ou  contre  les  person- 
nages politiques.  Cela  semble,  à  celui  qui  les  lit,  tout  naturel. 
Vienne  le  jour  où  quelque  attaque  plus  virulente,  quelque  ac- 
cusation plus  précise  excite  le  ressentiment  du  personnage  visé, 
et  que  celui-ci  exerce  des  poursuites  en  cour  d'assises,  le  juré 
ne  verra  pas  trop  en  quoi  les  expressions  déférées  à  son  verdict, 
semblables  à  tant  d'autres  qui  sont  demeurées,  demeurent  et 
demeureront  impunies,  méritent  un  sévère  châtiment.  Tel  jour- 
naliste a  dit  que  tel  sénateur  avait  l'habitude  de  s'enivrer.  Bah  î 
qu'est-ce  que  cela  peut  faire?  Ne  peut-on  pas  citer  tel  autre  jour- 
naliste, très  connu,  qui,  plusieurs  centaines  de  fois,  a  mis  des 
viols  et  des  assassinats  sur  le  compte  de  tel  autre  sénateur,  sans 
que  celui-ci  s'en  soit  jamais  inquiété?  Et  puis,  quand  on  se  met 
dans  la  politique,  n'est-il  pas  entendu  qu'il  faut  se  préparer  à 
digérer  tous  les  afl'ronts?  Le  jury  est  donc  persuadé  que  le  séna- 
teur injurié  n'est  nullement  un  ivrogne,  et,  par  conséquent,  que 
le  journaliste  a  eu  tort;  mais,  dans  sa  bonne  grosse  opinion,  ^<  il 
n'y  a  pas  là  de  quoi  fouetter  un  chat  »,  et  il  acquitte  le  journa- 
liste. 

De  même,  qu'un  professeur  de  FUniversité  publie  des  articles 
révolutionnaires,  insidte  la  patrie  et  le  drapeau,  exhorte  les 
soldats  à  se  x'évolter  contre  les  officiers  :  qu'importe  encore? 
Tout  cela  est  fort  vilain,  évidemment;  c'est  «  un  peu  raide  ». 
Mais,  encore  une  fois,  ce  cas  particuher  difi'ère  si  peu  de  tant 
d'autres  dont  le  parquet  ne  s'émeut  pas  que  le  jury  se  senties 
mêmes  trésors  d'indulgence.  Ces  hommes  ont  vraiment  trop  lu, 
et  lu  des  choses  pas  trop  «  raides  >y  elles-mêmes  pour  bien  sen- 
tir la  nécessité  de  mettre  un  frein  à  la  licence  des  insulteurs  et 


112  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

des  (lifFamateurs  de  la  presse.  Le  papier  supporte  donc  tout.... 
sauf  les  diffamations  qui  visent  un  particulier,  car  alors  c'est  le 
tribunal  correctionnel  qui  prononce,  et  c'est  vraiment  un  con- 
traste très  curieux  que  cette  impunité  assurée  à  qui  lancera  les 
plus  flagrantes  calomnies  contre  un  homme  d'État,  alors  que  les 
diff'amateurs  se  mordraient  les  doigts  d'avoir  légèrement  médit 
de  son  valet  de  chambre.  De  même,  on  peut  écrire  dans  un 
journal  que  tel  juge  est  un  scélérat,  mais  si,  à  l'audience,  on  le 
qualifie  d'imbécile,  on  ne  s^en  tire  pas  sans  quelc[ues  mois  de 
prison.  Pourtant  le  mot  prononcé  à  l'audience  n'est  entendu  que 
de  quelques  personnes,  alors  que  l'injure  imprimée  sera  peut- 
être  lue  par  un  million  de  lecteurs.  C'est  l'insurrection  victo- 
rieuse des  mœurs  contre  la  logique,  le  triomphe  des  habitudes 
acquises  sur  les  principes  théoric[ues  du  droit. 

Une  autre  habitude,  ou,  pour  mieux  parler,  un  autre  genre 
d'événement  dont  on  est  souvent  témoin,  ce  sont  les  duels.  A 
chaque  instant  l'on  apprend  que  M.  X***  s'est  battu  avec  M.  Y***, 
et  presque  personne  n'exprime  à  ce  propos  une  désapprobation 
quelconque.  Il  en  résulte  chez  les  jurés  un  état  d'esprit  qui  se 
traduirait  par  l'acquittement  des  duellistes,  si  l'on  exerçait  des 
poursuites  contre  ceux-ci.  Mais  on  sait  que  le  parquet  ferme  les 
yeux  sur  cette  catégorie  de  crimes.  Or,  il  en  est  une  autre  que 
l'on  poursuit,  et  qui  n'est  pas  sans  présenter  avec  le  duel  une 
ressemblance  notable.  Ce  sont  les  vengeances  privées.  La  ven- 
geance privée,  qu'on  l'observe  bien,  est  beaucoup  plus  logique 
c|ue  le  duel,  car  celui  qui  veut  se  venger  ne  commet  pas  l'im- 
prudence d'avertir  son  adversaire  et  de  lui  donner  des  avantages 
contre  lui.  Il  tue,  mais  ne  veut  pas  être  tué;  il  exécute,  mais 
il  ne  reconnaît  à  son  adversaire  aucun  droit  de  l'exécuter  lui- 
même.  L'homme  qui  se  venge  accomplit  injustement  un  acte  de 
justice;  il  se  substitue  à  la  société  dans  la  fonction  qui  consiste  à 
punir.  Pour  cette  révolte,  il  y  a  lieu  de  le  punir  lui-même,  abso- 
lument comme  il  y  aurait  lieu  de  punir  ceux  qui  se  battent  en 
duel.  Or,  on  ne  punit  pas  ceux-ci.  Pourquoi  donc  punit-on  ceux- 
là?  C'est  la  question  que  bien  des  jurés  doivent  se  poser,  ou  tout 
au  moins  C£ui  se  pose  implicitement  dans  les  profondeurs  de  leur 


LE    PROCÈS    DU   JURY.  113 

conscience.  Un  homme  découvre  que  son  honneur  conjugal  est 
perdu  par  le  fait  d'un  autre  homme.  Il  le  provoque,  lui  envoie 
ses  témoins,  le  rencontre  le  lendemain  matin  dans  la  clairière 
d'un  bois,  et  se  trouve  assez  fort  en  escrime  pour  le  transpercer 
de  part  en  part.  Un  autre,  faisant  la  même  découverte,  n'a  pas 
la  patience  d'attendre,  saute  sur  un  revolver,  et,  séance  tenante, 
brûle  la  cervelle  de  celui  qui  l'a  déshonoré.  Les  deux  cas  ne  sont- 
ils  pas  terriblement  semblables,  et,  s'il  y  a  circonstances  atté- 
nuantes, absence  de  préméditation,  mouvement  irrésistible, 
((  coup  de  folie  »,  ne  trouve-t-on  pas  tout  cela  dans  le  second  cas 
beaucoup  plus  que  dans  le  premier?  Le  jury  n'hésite  donc  pas  : 
il  acquitte.  Il  acquitte  même  en  d'autres  cas  moins  caractérisés, 
où  les  situations  justifient  moins  son  indulgence,  mais  qui  se  ra- 
mènent encore  au  type  de  la  vengeance  privée,  de  la  vendetta, 
comme  disent  les  Corses,  c'est-à-dire  à  une  espèce  de  meurtre 
embellie  par  l'imagination  et  consacrée  par  les  mœurs. 

Avec  ses  préventions  professionnelles,  avec  l'état  d'âme  issu  de 
ses  habitudes  et  du  spectacle  journalier  des  mœurs  de  son  milieu, 
le  juré  apporte  encore  à  la  cour  d'assises  son  bagage  intellec- 
tuel, l'ensemble  des  notions  ou  des  renseignements  divers  qui 
lui  ont  été  inculqués,  soit  au  collège,  soit  par  les  livres  qu'il  a 
lus,  soit  par  les  thèses  qu'il  a  entendu  soutenir. 

Or,  c'est  une  constatation  banale  que  celle  de  l'anarchie  qui 
règne  dans  les  idées.  Les  querelles  et  les  billevesées  des  philoso- 
phes ne  demeurent  pas  dans  la  sphère  nébuleuse  où  planent  ces 
derniers.  Elles  descendent  par  lambeaux  épars,  déformées,  dé- 
figurées, dans  les  cerveaux  bourgeois,  chez  tous  ceux  qui  ont  fait 
«  leur  philosophie  »,  chez  tous  ceux  qui  ont  lu  ou  parcouru  des 
ouvrages  sérieux,  ou  des  articles  à  prétention  doctrinale,  chez 
tous  ceux  encore  qui  ont  entendu  pérorer  ou  pontifier  des  philo- 
sophes de  rue,  de  cabaret,  de  réunions  publiques  ou  de  salon. 
D'autre  part,  dans  un  grand  nombre  d'esprits,  la  foi  religieuse 
n'est  plus  là  pour  maintenir  certains  principes  fixes,  inébranla- 
bles au  milieu  du  flottement  universel  des  idées.  Ne  prenons 
qu'un  exemple.  Combien  de  philosophes  nient  le  libre  arbitre^ 


H4  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Certes,  pende  philosophes  sont  jurés  (heureusement  î)  mais  il 
suftit  que  leurs  théories  aient  déteint  sur  la  masse  confuse  des  opi- 
nions d'un  bonhourgeois,  lecteur  d'ouvrages  «  déterministes  », 
pour  que  celui-ci,  en  présence  d'un  accusé  c[u'on  lui  amène,  se 
pose,  non  point  la  question  :  u  Cet  homme  a-t-il  agi  lilDrement?  » 
mais  une  autre  question  beaucoup  plus  générale  et  beaucoup 
plus  dangereuse  :  «  L  homme  peut-il  agir  librement?  »  Sans  doute, 
ilya  d'heureuses  inconséquences  qui  corrigent  les  terribles  résul- 
tats que  pourraient  avoir  des  verdicts  rendus  sous  de  telles  ins- 
pirations. Mais,  c'est  égal,  l'esprit  est  imprégné  de  doutes, voilé 
d'obscurités,  plus  facile  à  ébranler  que  s'il  y  régnait  des  prm- 
cipes  justes  et  fermes.  Dans  ces  conditions,  on  conçoit  que  l'avo- 
cat a  beau  jeu.  Outre  les  portes  qui  sont  déjà  ouvertes,  et  qu'il 
n'a  pas  besoin  d'ouvrir,  il  y  a  celles  qui  sont  mal  fermées,  et 
qu'il  pousse  d'une  chiquenaude.  En  fait,  un  jury  d'  «  intellec- 
tuels »,  pénétré  des  opinions  déterministes,  serait  condamné  à  ne 
jamais  condamner.  Ce  serait  un  cas  extrême,  un  cas-limite,  qui 
ne  se  produit  pas  en  réalité  ;  mais,  étant  donné  les  caractères 
de  l'instruction  moderne,  il  est  bien  évident  que  bien  des  cer- 
veaux de  jurés  doivent  contenir  des  doses  plus  ou  moins  atté- 
nuées de  ces  doctrines  dissolvantes,  et  que  cette  cause  n'est  pas 
étrangère  à  Ténervement  de  la  répression. 

Les  découvertes  de  la  science  moderne  ont  considérablement 
enrichi  l'arsenal  de  l'avocat.  On  a  maintenant  des  théories  sur 
riiallucination,  la  suggestion,  la  dégénérescence,  théories  dont 
certains  jurés  ont  de  vagues  teintures.  Ces  tJiéories  servent 
même  assez  bien,  dans  le  cas  où  le  crime  est  atroce,  car  cette 
atrocité  seule,  entre  les  mains  d'un  défenseur  habile,  devient 
une  preuve  que  le  criminel  a  agi  sous  l'empire  d'une  «  impulsion  » 
maladive.  De  sorte  que  le  peu  de  gravité  et  la  gravité  des  cir- 
constances peuvent  être  exploitées  également  pour  incliner  vers 
l'indulgence  des  hommes  plus  ou  moins  Imioptisés  eux-mêmes 
par  l'appareil  scientifique  étalé  à  grand  fracas  sous  leurs  yeux. 

Il  ne  faut  donc  pas  nous  étonner  de  voir  le  jury  de  la  Seine 
tenir  la  tête  parmi  ceiLx  qui  sont  plus  portés  à  l'absolution  qu'à 
la  répression.  C'est  à  Paris,  en  effet,  que  l'anarchie  des  idées  est 


LE    PROCÈS    DU   JURY.  iio 

le  plus  complète.  C'est  le  juré  parisien  qui,  en  écoutant  le  mi- 
nistère public,  se  pose  le  plus  souvent  la  question  :  «  Qui  sait?  » 
et,  en  écoutant  la  défense,  la  question  :  «  Pourquoi  pas?  »  Dès 
que  rintérêt  personnel  n'est  pas  enjeu,  le  scepticisme  prend  la 
première  place  dans  ces  âmes  ravagées  par  tant  de  doutes.  Or, 
c'est  un  fait  reconnu  que  le  scepticisme  engendre  toutes  sortes 
de  tolérances,  les  bonnes  comme  les  mauvaises. 

Mais  le  relèvement  du  niveau  intellectuel  produit  encore  un 
autre  effet. 

Quoique  rarement  gradués  en  droit,  les  jurés  n'ignorent  pas 
l'effet  que  doit  avoir  leur  verdict.  L'article  3i2  a  beau  leur  dire  : 
«  Faites  comme  si  vous  ignoriez  »,  l'ignorance  ne  se  commande 
pas,  et  l'oubli  encore  moires.  Au  contraire.  Il  suffit  de  vouloir 
oublier  une  chose  pour  qu'on  la  retienne  bien  mieux  que  toutes 
les  autres.  Les  jurés  savent  donc  que,  s'ils  font  telle  ou  telle 
réponse,  elle  se  traduira  pour  l'accusé  par  la  peine  de  mort,  par 
les  travaux  forcés,  par  la  réclusion,  par  telle  peine  que,  dans 
leur  for  intérieur,  ils  peuvent  juger  trop  sévère.  Sans  doute,  ils 
n'ont  pas  le  droit  de  \di  juger  trop  sévère,  puisque,  en  aucune 
manière,  ils  n'ont  le  droit  àe  juger.  Ils  n'ont  à  se  prononcer  que 
sur  l'existence  ou  la  non-existence  d'un  fait.  Mais  les  artifices 
de  la  loi  ont  beau  faire,  le  juré  veut  juger;  il  se  forme  une  opi- 
nion sur  le  degré  de  culpabilité  de  l'accusé  qui  comparait  de- 
vant lui,  et  il  n'entend  pas  que  la  cour  prononce  une  peine  que 
lui-même,  juré,  ne  prononcerait  pas  s'il  était  juge.  Pour  enlever 
à  la  cour  cette  tentation,  ou  plutôt  pour  la  soustraire  à  cette  né- 
cessité, il  a  recours  au  moyen  extrême  :  il  acquitte.  C'est  comme 
s'il  disait  à  l'accusé  :  «  Tu  mérites,  à  mon  a\is,  deux  ans  de 
travaux  forcés  ;  la  cour  t'en  octroierait  dix  :  donc  tu  n'en  auras 
pas  du  tout.  ))  Et  le  juré,  dans  son  verdict,  nie  efl'rontément 
un  fait  rendu  absolument  évident  par  les  débats,  avoué  quel- 
quefois par  l'accusé  lui-même.  D'autres  fois,  le  juré  veut  bien 
condamner,  mais,  pour  obliger  la  cour  à  atténuer  la  peine,  il 
se  prononce  d'une  façon  non  moins  bizarre  sur  certaines  ques- 
tions qui  lui  sont  posées.  C'est  ainsi  que,  dans  le  cas  d'un  fils 
condamné  pour  violences  sur  la  personne  de  son  père,  le  jury 


116  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

dira  «  oui  »  sur  la  question  des  violences,  mais  ajoutera  «  non  », 
imperturbablement,  sur  la  question  de  savoir  si  l'accusé  est  vrai- 
ment le  fils  de  son  père,  ce  que  personne  au  monde  n'avait  pour- 
tant songé  à  contester.  Dans  le  même  esprit,  il  déclarera  qu'un 
vol  commis  à  deux  heures  du  matin  a  été  commis  u  de  jour  ». 
et  non  pas  de  nuit.  Le  crime,  par  le  fait  même,  devenant 
moins  grave,  la  cour  applique  une  peine  moins  forte.  C'est  tout 
ce  que  voulait  le  bon  juré,  lequel  a  fait  preuve  d'intelligence,  mais 
au  prix  d'une  révolte  formelle  contre  les  stipulations  de  la  loi. 

On  a  beaucoup  dit  que  le  défaut  du  jury  est  de  se  laisser  trop 
facilement  emporter  par  les  courants  de  l'opinion.  Mais  cette 
opinion,  qu'on  le  remarque  bien,  n'est  autre  que  celle  du  milieu 
d'où  sort  le  jury,  et  dont  celui-ci  constitue  un  échantillon  pri- 
vilégié. Cela  revient  à  dire  que  le  juré,  n'étant  pas  un  profes- 
sionnel, ne  s'étant  pas  formé  dans  son  for  intérieur,  par  suite 
d'une  longue  habitude  des  jugements,  ce  code  de  règles  indi- 
^'iduelles  qui  aide  le  juge  proprement  dit  à  se  prononcer  dans 
une  foule  de  cas  possilole.  est  naturellement  accessible  aux 
mêmes  raisons  qui  frappent  la  foule  des  non-jurés. 

La  vérité,  c'est  que  le  juré  se  ressent  dans  ses  verdicts  de  ce 
qu'est  sa  position  sociale,  et  qu'il  vaut  ce  que  vaut  sa  formation 
sociale,  ce  que  vaut  aussi  la  formation  sociale  de  ce  vague  «  pu- 
blic »  dont  les  opinions  dominantes  se  reflètent  dans  les  siennes. 
Si  le  niveau  de  l'éducation  doit  baisser  encore,  si  les  croyances 
doivent  encore  s'efiPacer  et  les  principes  se  pulvériser,  il  faut 
s'attendre,  pour  l'avenir,  à  des  verdicts  bien  plus  incohérents, 
bien  plus  extraordinaires  que  ceux  dont  on  se  scandalise  aujour- 
d'hui. Si  au  contraire  l'éducation  s'améliore  dans  un  très  grand 
nombre  de  familles,  s'il  en  soii  un  nombre  croissant  d'hommes 
sérieux,  indépendants,  ayant  des  convictions  fermes,  sachant 
jauger  les  théories  et  ne  pas  se  laisser  éblouir  par  les  fantasma- 
goriques déballages  de  «  science  moderne  »,  il  faut  compter  au 
contraire  sur  des  verdicts  plus  régulièrement  marqués  au  coin 
du  bon  sens. 

Voilà  pour  ce  qui  est  des  individus.  L'État,  à  son  tour,  n'est 


LE   PROCÈS  DU    JURY.  117 

pas  indemne  de  reproche,  et  le  problème  qui  nous  occupe  est 
un  de  ceux  qui  admettent,  pour  une  part  tout  au  moins,  la  con- 
clusion que  l'on  applique  si  volontiers  à  l'exposé  de  tant  d'autres 
défectuosités  sociales  :  «  C'est  la  faute  au  gouvernement.  »  La 
justice,  en  effet,  est,  par  excellence,  la  matière  gouvernemen- 
tale. Elle  est  la  raison  d'être  essentielle  et  première  du  grou- 
pement dénommé  État.  Ce  qui  justifie  l'existence  de  celui-ci, 
c'est  la  nécessité  de  maintenir  la  sécurité,  nécessaire  elle-même 
au  libre  jeu  de  la  vie  privée  et  des  initiatives  individuelles.  Si 
donc  les  représentants  du  pouvoir  législatif  font  des  lois  pénales 
défectueuses,  ils  sont  responsables  de  la  répugnance  que  les 
représentants  du  pouvoir  judiciaire  pourront  avoir  à  les  appli- 
quer. Un  châtiment  modéré,  mais  qu'on 'applique,  est  préférable 
à  un  châtiment  sévère,  mais  que  l'on  n'applique  pas.  Qu'on  se 
souvienne  de  la  loi  du  sacrilège,  édictée  par  la  Restauration. 
Cette  loi,  quelles  que  fussent  les  bonnes  intentions  de  ceux  qui 
l'avaient  votée,  constituait,  en  fait,  un  encouragement  au  sacri- 
lège, vu  que  les  jurys,  efiPrayés  par  la  rigueur  de  la  répression, 
préféraient  nier  le  fait  et  rendre  les  coupables  à  la  liberté. 
Tel  a  été  longtemps  le  sort  des  malheureuses  femmes  poursui- 
vies pour  infanticide.  Certes,  théoriquement,  il  est  absolument 
juste  d'assimiler  le  meurtre  de  l'enfant  qui  vient  de  naître  au 
meurtre  d'un  homme.  Objectivement,  comme  disent  les  philo- 
sophes, les  deux  crimes  sont  égaux.  Seulement,  les  accusées 
de  cette  catégorie  étaient,  avant  la  récente  loi  qui  a  modifié  sur 
ce  point  les  dispositions  pénales,  tellement  sûres  d'être  acquit- 
tées par  un  jury  qui  compatissait  à  leur  détresse,  que  les  magis- 
trats instructeurs  se  voyaient  obligés,  en  bien  des  cas,  de  recourir 
à  un  stratagème  juridique,  et,  transformant  le  crime  en  délit, 
de  poursuivre  les  coupables  pour  «  suppression  d'enfant  »,  ce 
qui  était,  en  définitive,  un  simple  abus  de  langage.  Pour  mieux 
punir  l'infanticide,  on  a  vu  qu'il  fallait  moins  le  punir. 

Quant  à  supprimer  le  jury,  comme  certains  publicistes  le 
réclament,  surtout  au  lendemain  de  certains  verdicts  qui  les 
indignent  plus  fort  que  d'habitude,  c'est  une  solution  que  l'exa- 


118  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

men  des  faits  est  loin  de  se  recommander  comme  bonne.  Les 
magistrats  professionnels  ont  leurs  errem's,  eux  aussi;  ils  ont 
aussi  leurs  préventions,  et  cette  irrésistible  inclination  à  con- 
sidérer comme  coupai  des,  à  l'avance,  des  gens  que  les  com- 
missaires de  police  et  les  juges  d'instruction  ont  déjà  considérés 
comme  tels.  Ceux  qui  assistent  à  des  séances  de  correctionnelle 
où  ils  voient  '<.  expédier  »,  en  une  heure,  vingt  ou  trente  affaires 
invariablement  terminées  par  des  condamnations  qui  seml^lent 
apprises  par  cœur,  ne  sortent  pas  de  là  très  favorablement  dis- 
posés à  l'égard  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  irrévérencieusement 
des  distrilmteurs  automatiques  de  mois  de  prison.  Le  juré  acquitte 
un  peu  trop,  c'est  vrai;  mais  le  juge  condamne  instinctivement , 
un  peu  comme  le  chien  fidèle  qui,  pour  être  plus  sûr  de  ne  pas 
épargner  un  voleur,  sautera  aux  mollets  d'un  visiteur  inofiensif . 
A  propos  de  chien,  on  se  rappelle  le  procès  des  Plaideurs.  En- 
dormi par  la  plaidoirie  de  l'Intimé,  Dandin  ne  se  réveille  à  moitié 
que  pour  crier  :  «  Aux  galères I  »  C'est  de  la  caricature,  mais 
osera-t-on  dire  qu'elle  ne  constitue  pas  l'exagération  d'une  ten- 
dance réelle  et  bien  observée? 

Le  jury  est  un  organisme  politique,  et  constitue  un  précieux 
obstacle  aux  empiétements  du  pouvoir  central.  Les  juges  ordi- 
naires sont  trop  dans  les  mains  du  pouvoir.  Il  est  des  cas  où 
il  y  a  lieu  de  suspecter  leup  indépendance.  Ils  sont  inamovibles, 
c'est  vrai,  mais  cette  inamovibilité  soutire  de  fâcheuses  excep- 
tions, toutes  les  fois  qu'un  gouvernement  voit,  avec  trop  de  dé- 
plaisir, les  magistrats  rendre  des  sentences  contraipes  à  sa  po- 
litique. En  outre,  il  y  a  la  séduction  de  l'avancement ,  sans 
compter  les  faveurs  dont  peut  bénéficier  la  famille  d'un  juge 
qui  rend  des  services  en  même  temps  que  des  arrêts.  On  a 
donc  vu  dans  le  jury  un  heureux  obstacle  à  cette  omnipotence 
de  l'État,  en  matière  de  châtiments.  Le  jury,  c'est  un  extrait  du 
peuple,  c'est  le  tribunal  de  la  nation  réduit  à  l'état  de  frag- 
ment représentatif;  c'est  un  prélèvement  d'échantillons  humains 
sur  la  masse  de  la  nation  à  laquelle  il  conviendrait,  théorique- 
ment, de  soumettre  le  litige.  Le  verdict  du  jury  est  un  référendum 
sur  le  passé,  comme  le  référendum  est  un  verdict  sur  l'avenir. 


LE   PROCÈS    DU    JUMV.  110 

Grâce  au  jury,  dos  citoyens  dont  le  seul  crime  est  de  faire 
au  clan  du  politicien  dominant  une  opposition  véhémente,  peu- 
vent échapper  aux  rancunes  de  leurs  adversaires  et  empêcher 
ceux  qui  gouvernent  de  verser  trop  complètement  dans  la  ty- 
rannie. «  Toute  chose,  dans  l'état  social,  dit  Royer-Collard^ 
aboutit  à  des  jugements.  L'intervention  des  citoyens  dans  les 
jugements  est  donc  la  garantie  véritable,  définitive,  de  la  li- 
berté. »  Il  suffît  du  reste  de  se  rappeler  l'origine  anglaise  du 
jury  pour  comprendre  les  liens  intimes  qui  relient  cette  insti- 
tution à  ce  besoin  d'autonomie  qui  caractérise  les  groupements  de 
populations  particularistes  et  à  la  nécessité  de  fournir  des  ga- 
ranties à  l'individu  contre  la  mainmise  de  l'État. 

Tout  parait  donc  conseiller   de  ne  pas  abolir  le  jury,  mais 
de  le  rendre  au  contraire  plus  libre,  de  l'associer  plus  intime- 
ment à  l'œuvre  des  magistrats  qui  le  consultent,  afin  d'en  0I3- 
tenir  des  verdicts    plus   intelligents    et   plus    matériellement 
vrais.  Ce  qu'il  faut  aussi  —  mais  c'est   plus  difficile  —  c'est 
d'améliorer  les  jurés,  ce  qui  ne  se  peut  que  par  la  multiplica- 
tion des  progrès  individuels  dans  la  classe  où  on  les  recrute, 
et,    en  particulier,  par  la  diffusion  croissante  d'un  sentiment 
indispensable,  à  quiconque  veut  exercer  une  fonction  déléguée 
à  l'individu  par  la  souveraineté  nationale  :  celui  de  Vintérèt 
général  et  supérieur  de  la  société.   Il  faut  que  le  juré  se  dise 
qu'il  doit  conduire  sa  barque  entre  deux  écueils.  Trop  sévère, 
il  sacrifie  d^s  innocents,    ce   qui  est  criminel;  trop  indulgent, 
il  compromet  la  sécurité,  ce  qui  est  funeste.  Or,  s'il  inq)orte, 
avant  tout,  de  ne  jamais  frapper  une  tête  innocente,  il  importe 
presque  autant  de  ne  pas  mettre  en  danger  la  vie  et  les  biens 
d'une  foule  de  victimes  éventuelles  par  Timpunité  assurée  ou 
rendue  plus   probable   à  certaines  catégories  de   malfaiteurs. 
La  sécurité  est  un  bien  négatif,  mais  sans  lequel  beaucoup  de 
biens  positifs  n'existeraient  pas.  Pourquoi  certains  pays  riches, 
fertiles,  exubérants  même,  comme  les  républiques  sud-améri- 
caines, sont-ils  encore  à  peu  près  vierges,  et  improductifs  pour 
la  société?  Parce  que  la  sécurité  n'y  existe  pas  et  que  les  étrau- 


120  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

gers  capables,  eux-mêmes,  n'osent  pas  toujours  s'y  aventurer. 
Pourquoi  la  Normandie,  après  l'établissement  de  Rollon,  devint- 
elle  en  peu  d'années,  au  dire  des  historiens,  une  terre  plantureuse 
et  pleine  de  ressources,  où  florissaient  les  entreprises  agricoles 
longtemps  suspendues  auparavant?  Parce  que  le  conquérant  avait 
su  y  maintenir  une  stricte  justice,  et  faire  des  «  exemples  »  qui 
avaient  efïrayé  les  malfaiteurs.  Kollon,  de  nos  jours,  c'est  le 
jury.  Il  dépend  de  lui,  dans  une  large  mesure,  de  rendre  au- 
dacieuse ou  timide  Tannée  obscure  et  flottante  des  criminels 
en  disponibilité,  c'est-à-dire  d'encourager  ou  de  paralyser, 
indirectement,  l'essor  des  transactions,  des  communications, 
des  entreprises.  C'est  là  une  magnifique  mission  sociale.  Les 
jurés,  a-t-on  dit,  sont  d'autant  plus  pénétrés  de  la  grandeur 
de  leur  rôle  qu'ils  sont  moins  habitués  à  le  remplir.  Ce  rôle 
est  plus  grand  encore  qu'ils  ne  pensent,  car  les  conséquences 
invisibles  d'im  verdict  s'étendent  bien  plus  loin  que  ses  consé- 
quences visibles,  se  propagent  dans  le  monde  ténébreux  des 
désirs  mauvais  qui  doivent  ou  ne  doivent  pas  devenir  des  actes, 
et  vont  ainsi  se  multipliant,  bonnes  ou  mauvaises,  par  une  série 
de  répercussions  infinies. 

G.  d'Azambua. 


HISTOIRE 

DE  LA  FORMATION  PARTICILARISTE 


XVIII 

LE  MOUVEMENT  COMMUNAL  EN  FRANCE  (1). 

Au  point  où  nous  sommes  parvenus  de  l'histoire  des  peuples 
particularistes,  nous  les  avons  mis  demander  principalement 
leurs  moyens  d'existence  à  deux  genres  de  travail  :  à  la  Pêche- 
côtière  avec  une  Culture  rudimentaire,  sur  les  rivages  norvé- 
giens ;  à  la  Culture  développée ,  quoique  par  des  méthodes 
simples,  dans  les  terres  saxonnes,  franques  et  anglo-saxonnes. 

Or,  nous  savons  que  le  résultat  naturel  du  développement  de 
la  Culture  est  d'amener,  après  un  certain  temps,  le  développe- 
ment de  la  Fabrication. 

Nous  allons  donc  voir  les  Particularistes,  dans  les  terres  à 
Culture  développée,  rencontrer,  à  côté  de  ce  régime  de  travail, 
celui  de  la  Fabrication. 

Dans  la  première  période  de  son  développement,  période  qui 
s'est  prolongée  jusqu'aux  temps  modernes,  la  fabrication  chez 
les  peuples  particularistes,  comme  chez  les  autres  d'ailleurs, 
s'est  organisée  sous  la  forme  du  Petit  Atelier,  cet  atelier  où 
l'ouvrier  travaille  seul  ou  avec  un  petit  nombre  d'aides.  L'étu(J6- 
que  nous  allons  faire,  en  suivant  le  cours  de  l'histoire,  va  donc 
nous  présenter  la  Formation  parliculariste  sous  le  régime  de  la 
Fabrication,  mais  en  Petit  Atelier 

(1)  Voir  l'article  précédent,  ja.ivior  1902  :  Science  sociale,  t.  XXXIII,  p.  2  î. 

T.  XXXIII.  V^ 


122  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Cette  étude  nous  ramène  chez  les  Francs. 

Nous  les  avons  laissés  au  moment  où  l'émancipation  des 
serfs,  après  le  triomphe  complet  de  la  féodalité  sur  les  Méro- 
vinsiens,  attestait  et  venait  accroître  encore  le  prosrès  de  la 
richesse  culturale  des  domaines  constitués  à  la  manière  franque. 
Il  est  naturel,  mais  très  intéressant,  de  constater  que  c'est  pré- 
cisément alors  qu'on  voit  apparaître  en  France,  au  témoignage 
de  l'histoire,  wie  population  indiisttnelle. 

On  entend  par  population  industrielle  une  population  qui 
trouve  assez  de  ressources  dans  la  fabrication  pour  en  faire 
exclusivement  on  presque  exclusivement  son  moyen  d'existence. 
L'apparition  d'une  population  de  ce  genre  est  la  plus  claire 
attestation  de  causes  qui  poussent  à  l'accroissement  de  la  fa- 
brication. Jusque-là,  en  France,  nous  l'avons  vu.  la  fabrication 
s'était  tenue,  comme  tout  le  reste,  enfermée  dans  le  domaine. 
C'étaient  des  «  paysans  «  qui  fal)riquaient  pour  le  domaine  et 
sur  le  domaine  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire  :  ils  mêlaient  la 
fabrication  à  la  culture.  Mais,  au  douzième  siècle,  se  produisent 
des  agglomérations  grandissantes  de  gens  qui  s'adonnent  exclu- 
sivement à  la  fabrication  et  se  séparent  complètement  du  do- 
maine. C'est  ce  qui  est  connu  dans  l'histoire  sous  le  nom  reten- 
tissant de  Mouvement  communal. 

Il  n'est  pas  étonnant  que,  parmi  les  peuples  particularistes, 
ce  soit  chez  les  Francs  que  ce  mouvement  ait  commencé.  C'est 
chez  eux,  nous  en  avons  dit  la  raison,  que  la  grande  culture 
s'était  le  plus  développée  avec  le  grand  domaine,  chez  eux  par 
conséquent  que  la  fabrication  devait  prendre  le  plus  tôt  son 
essor.  (Voir,  entre  autres  :  Science  sociale,  décembre  1901. 
t.  XXXII.  p.  53-2  et  533.) 


Les  Francs  avaient  si  radicalement  et  si  complètement  orga- 
nisé leur  société  sur  le  domaine  rural,  que  c'est  un  immense 
embarras  pour  les  historiens  de  savoir  ce  qu'étaient  devenues 
les  villes  au  milieu  du  triomphe  de  la  féodalité.  Nous  allons 
cependant  tacher  de  nous  en  rendre  compte. 


HISTOIRt:   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  123 

Avant  l'arrivée  dos  Francs  en  Gaule,  la  plupart  des  villes  de 
quelque  importance  avaient  été  mises  par  les  empereurs  ro- 
mains de  la  décadence  sous  le  régime  tristement  célèbre  de  la 
Curie.  On  les  appelait  des  Municipes. 

En  apparence ,  c'était  une  imitation  du  gouvernement  inté- 
rieur de  l'ancienne  Rome.  Les  citoyens  propriétaires  fonciers 
étaient  censés  les  Patriciens  :  il  suffisait  pour  en  être  de  possé- 
der 25  jugères  (6  hectares  23  ares)  dans  le  territoire,  étendu  au 
loin,  qui  relevait  de  la  cité.  Cette  classe  gouvernait  le  reste  des 
habitants,  qui  figuraient  les  Plébéiens.  Ce  patriciat,  —  modeste 
à  coup  siir,  mais  dans  lequel  cependant  se  trouvaient,  en  assez 
bon  nombre,  de  grands  et  même  de  très  grands  propriétaires, 
—  s'appelait  la  Curie.  Et  ceux  qui  en  faisaient  partie  s'appe- 
laient les  Cw'ials, 

Un  Grand  Conseil,  nombreux,  était  pris  parmi  eux  :  le  conseil 
des  Décwions.  Il  était  aux  Curials  ce  que  le  Sénat  était  aux  pa- 
triciens. 

Enfin,  le  pouvoir  exécutif  était  confié  à  quelques  membres 
de  ce  Conseil,  deux  le  plus  souvent,  qui  portaient  le  nom  de 
Duumi'irs  et  jouaient  le  rôle  de  Consuls. 

Voilà  en  gros,  le  système. 

Telle  était  du  moins  l'apparence.  Mais  il  faut  voir  la  réalité. 

La  grande  fonction  de  cette  administration  était,  non  pas  tant 
de  gouverner  les  intérêts  dumunicipe,  que  de  percevoir  l'impôt 
pour  l'empereur.  Et  —  écoutez  bien  ceci,  —  les  Curials  étaient 
tous  et  chacun  responsables,  sur  leur  fortune  personnelle,  du 
paiement  de  l'impôt  total  de  la  ville  et  de  son  territoire.  Vous 
imaginez  assez  qu'avec  la  difficulté  des  temps,  et  en  dépit  des 
honneurs,  les  Curials  n'eurent  pas  de  plus  grand,  désir  que  de 
se  défaire  de  leur  dignité.  Mais  vous  imaginez  bien  aussi  qu'on 
le  leur  défendit.  Les  rescrits  des  empereurs  les  attachèrent  à  la 
Curie,  comme  ils  attachèrent  les  colons  romains  aux  concessions 
territoriales,  les  uns  pour  répondre  de  l'impôt,  les  autres  pour 
y  fournir.  (Voir  Science  sociale^  avril  1901,  t.  XXXI,  p.  323.) 
Dans  une  société  où  lé  pouvoir  central  a  tout  épuisé  et  atrophié , 
il  croit  remédier  au  mal  en  rendant  obligatoire  ce  qui  ne  peut 


124  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

plus  marcher.  Les  malheureux  curiais  avaient  une  telle  soif 
de  s'affranchir  dune  pareille  torture,  qu'ils  se  décidaient  à  fuir 
en  abandonnant  leurs  biens.  On  ne  le  leur  laissa  pas  plus  faire 
cpi'aux  colons  ;  on  les  ramenait,  en  les  taxant  d'une  amende  par 
surcroît.  Ils  inventèrent  de  s'enrôler  dans  l'armée,  d'entrer  dans 
le  clergé,  parce  que  le  soldat  et  l'homme  d'Église  étaient 
exempts  des  fonctions   de   Curial.  On  le  leur  interdit  encore. 

Pour  toute  pitié,  les  empereurs  accordèrent  aux  municipes, 
aux  Gurials  qui  en  étaient  responsables,  la  faculté  d'élire  un  Dé- 
fenseur, officiellement  admis  à  recourir  directement  au  pouvoir 
impérial  contre  les  agissements  excessifs  du  préteur  ou  de  n'im- 
porte quel  gouverneur  provincial  poursuivant  le  paiement  de 
'impôt  auprès  des  membres  de  la  Curie.  Les  Curiais  choisirent 
ordinairement  pour  cette  fonction  difficile  Févèque  du  lieu  :  on 
sait  que  les  sièges  épiscopaux  étaient  établis  dans  les  princi- 
pales villes  romaines. 

Les  fonctions  municipales  confiées  à  des  habitants  possédant 
plus  de  6  hectares  attestent  assez  que  les  villes  étaient  avant 
tout  des  lieux  d'agglomération  de  propriétaires  ruraux.  Nous 
avons  déjà  vu  du  reste  que,  sous  le  régime  romain  et  gallo-ro- 
main, les  propriétaires  de  domaines  pratiquaient  communé- 
ment la  résidence  urbaine.  (Voir  Science  sociale,  avril  1901, 
t.  XXXI,  p.  320  et  321.)  Dans  les  villes  qui  n'étaient  pas,  par 
une  situation  exceptionnelle ,  des  lieux  naturels  de  commerce, 
il  y  avait  très  peu  de  commerçants  et  même  très  peu  de  fabri- 
cants. La  raison  en  est  que  les  propriétaires,  habitants  princi- 
paux, avec  leur  entourage  de  clientèle,  tiraient  toutes  leurs  res- 
sources des  domaines  qu'ils  avaient  aux  environs.  Les  troupes 
d'esclaves  qu'ils  entretenaient  sur  leurs  terres,  leur  fournis- 
saient non  seulement  les  produits  de  la  culture,  mais  les  objets 
fabriqués,  qu'une  partie  de  ces  troupes  élaboraient  dans  des  ate- 
liers ruraux,  où  elles  étaient  organisées,  conduites,  surveillées, 
incitées  par  le  représentant  du  maître.  Elle  surplus  de  cette  fa- 
brication était  vendu  au  profit  du  propriétaire  par  des  intermé- 
diaires, qui  dissimulaient  au  besoin  son  personnage  pour  le  plus 
grand  honneur  de  sa  qualité  d'homme  de  condition  libérale.  On 


HISTOIRE   DE    LA    FORMATION    PARTICULARISTE.  125 

peut  encore  voir  aujourd'hui  plus  d'un  pays,  comme  la  Corse 
par  exemple,  où  les  propriétaires  ruraux  vivent  ainsi  à  la  ville 
des  produits  mêmes  de  leurs  domaines  et  sont,  de  fait  plus  ou 
moins  apparent,  les  principaux  commerçants. 

Néanmoins,  dans  les  municipes  romains  les  mieux  situés  pour 
le  commerce,  il  y  avait  une  notable  population  de  commerçants 
et  de  fabricants  de  profession.  Il  y  en  avait  même  qui  formaient 
des  syndicats.  Ces  g*ens-là  n'étaient  pas  propriétaires  de  biens- 
fonds,  mais  ils  n'échappaient  pas  pour  cela  à  l'impôt  :  on  taxa 
leur  profession.  Cette  taxation  s'appelait  \e  chrt/sargijre,  c'est-à- 
dire  «  or  et  argent  »,  parce  qu'elle  se  percevait  non  pas  en 
marchandises,  mais  en  espèces  monétaires  sur  la  caisse  du  mar- 
chand. Tout  naturellement,  on  rendit  ces  contribuables  solidai- 
rement responsables  les  uns  des  autres  devant  le  fisc,  comme  on 
avait  fait  pour  les  propriétaires  fonciers.  On  les  obligea  à  se 
grouper  en  corporations  de  métier,  de  façon  à  ce  que  les  gens 
de  même  profession  répondissent  les  uns  pour  les  autres  de  l'im- 
pôt du  métier  tout  entier.  Et,  qui  plus  est,  les  corporations  fu- 
rent solidarisées  entre  elles  et  durent  payer  les  unes  au  défaut 
des  autres.  L'histoire  mentionne  des  malheureux  qui  furent 
contraints  de  vendre  leurs  enfants  pour  acquitter  le  chrysargyre 
ainsi  entendu. 

En  résumé,  les  municipes,  à  l'époque  qui  a  précédé  l'invasion 
des  Barbares,  se  constituaient  de  la  corporation  forcée  des  pro- 
priétaires fonciers  et  des  corporations  forcées  et  solidaires  des 
gens  de  commerce  et  de  métiers.  Et  le  but  de  ces  groupements 
obligatoires  était  de  rendre  ceux  qui  en  faisaient  partie,  respon- 
sables du  paiement  de  l'impôt  les  uns  pour  les  autres. 

Telle  était  l'organisation  des  Villes  gallo-romaines,  de  la  dé- 
cadence. 

On  conçoit  le  soupir  de  soulagement  qui  s'échappa  de  ces  gé- 
hennes, quand  les  Barbares  arrivèrent,  faisant  fder  devant  eux 
les  représentants  de  l'empereur. 

En  Gaule,  les  Mérovingiens  envahisseurs,  plus  occupés  d'abord 
de  poursuivre  leur  conquête  que  de  l'organiser,  n'eurent  pas 


126  LA  SCIENCE  SOCIALE. 

souci  d'administrer  les  villes,  mais  de  les  rançonner,  ou  de  les 
piller  en  cas  de  résistance.  Pendant  cette  période  d'invasion,  les 
villes  abandonnées  à  elles-mêmes  se  régirent  comme  elles  vou- 
lurent et  conmie  elles  purent.  Elles  furent  en  général  dirigées 
par  le  Défenseur,  ordinairement  l'évêque,  comme  je  l'ai  dit,  qui, 
pour  ses  fonctions  épiscopales  elles-mêmes,  était  désigné  par  la 
confiance  publique  et  même  par  l'élection  populaire.  Que  de 
fois  ne  voit-on  pas  les  Barbares  traiter  avec  les  villes  par  Tin- 
termédiaire  de  l'évêque  !  Qu'on  lui  donnât  ou  non,  d'ailleurs,  le 
titre  de  Défenseur,  il  n'importait  pas  beaucoup  :  le  rôle,  dans 
des  circonstances  aussi  poignantes,  est  au  plus  capable  et  au 
mieux  apprécié.  Autour  du  personnage  ainsi  désigné  par  la 
force  des  choses,  se  trouvaient  les  anciens  Curials,  débarrassés 
de  leur  servitude  légale  par  la  retraite  de  l'administration  ro- 
maine, mais  appelés,  selon  le  besoin  et  d'un  assentiment  com- 
mun, à  fournir  des  magistrats  pour  juger  les  différends  et  les 
méfaits  ou  pour  s'occuper  des  intérêts  publics.  C'était  en  somme 
un  gouvernement  de  fait,  exercé  par  des  autorités  naturelles 
et  surtout  à  l'amiable.  On  a  vu,  il  y  a  une  trentaine  d'années 
en  France,  quelque  chose  d'analogue  dans  les  premiers  moments 
de  roccupation  allemande,  alors  que  les  représentants  du  pou- 
voir central  s'étaient  retirés  et  que  les  agents  allemands  n'a- 
vaient pas  encore  pu  se  substituer  à  eux.  L'administration  locale 
qui  se  constitue  spontanément  en  pareils  cas.  s'aide  des  usages 
antérieurs  et  des  formes  traditionnelles,  mais  en  les  accommo- 
dant largement  aux  circonstances. 

Tel  fut  le  régime  des  Villes  gallo-romaines  pendant  t inva- 
sion. 

Quand,  après  l'invasion,  l'occupation  s'organisa,  les  Francs 
s'installèrent  pour  la  plupart  dans  des  domaines,  où  ils  établi- 
rent la  population  de  la  façon  que  nous  savons,  où  ils  résidèrent 
en  permanence  et  où  ils  cherchèrent  à  se  rendre  indépendants 
des  pouvoirs  publics.  Ils  se  tinrent  ainsi  bien  à  l'écart  des 
villes.  Elles  restèrent  aux  Mérovingiens,  qui  y  placèrent,  comme 
fonctionnaires  annuels  et  révocables,  des  gens  de  leur  truste. 


HISTOIRE    DE    LA    FORMATION    l'ARTICULARISTE.  127 

Leur  habitude  était  d'envoyer  dans  la  ville  principale  d^un 
«  pays  »,  c'est-à-dire  d'une  petite  région,  un  haut  personnage 
de  leur  suite  avec  le  titre  aussi  germanique  que  romain  de 
comte,  et  de  le  laisser  choisir  les  subordonnés  qui  devaient  se 
rendre  dans  les  villes  secondaires  d'alentour.  Mais  le  comte 
n'avait  pas  pour  mission  de  réorganiser  ni  de  remplacer,  par 
lui-même  ni  par  ses  agents,  Fadministration  municipale  que 
nous  venons  de  voir  procéder  par  tâtonnements  au  milieu  de 
l'invasion.  Il  était  tout  simplement  chargé  de  percevoir  pour 
les  Mérovingiens  l'ancien  impôt  impérial.  S'il  est  vrai  qu'il  y 
joignait  d'autres  fonctions,  elles  étaient  de  celles  qui  intéressent 
le  pouvoir  central  :  s'occuper  de  Tenrôlement  militaii'e,  mainte- 
nir souverainement  la  paix  publique,  présider,  faire  présider 
ou  sanctionner  les  jugements  criminels.  Il  était  l'homme,  non 
de  la  cité,  mais  du  Mérovingien. 

L'impôt  fut  alors  perçu  sur  chaque  contribuable  pour  sa  seule 
part  personnelle,  sans  qu'aucun  fut  responsable  d'un  autre. 
Et  la  perception  fut  faite  par  les  soins  du  comte,  non  plus  par 
Tadministration  urbaine.  Mais  le  comte  s'adressait  parfois  à 
des  faiseurs  d'alfaires  qui  lui  avançaient  la  somme  globale  de 
l'impôt  et  exerçaient  à  sa  place  le  droit  de  poursuivre  la  rentrée 
des  contributions  individuelles.  La  taxation  de  chacun  était 
déterminée  en  vertu  du  dernier  rôle  dressé  sous  l'empire. 

Il  s'agit  ici  de  l'impôt  foncier,  de  celui  que  les  curials  avaient 
autrefois  la  charge  de  recueillir  et  dont  ils  étaient  solidaire- 
ment responsables.  Quant  au  chrysargyre,  il  avait  disparu  dans 
la  bagarre  avec  toute  régularité  quelconque  du  commerce  et  de 
l'industrie  :  le  commerce  n'était  plus  qu'entreprise  d'aventu- 
riers hardis  et  l'industrie  se  renfermait  plus  que  jamais  dans 
les  domaines. 

Telle  était  la  Ville  mérovingienne. 

C'est  à  ce  type  qu'en  restèrent  à  peu  près  les  villes  du  Midi 
de  la  Gaule.  L'organisaton  féodale,  qui  était  franque  et  non  mé- 
rovingienne,  pénétra  assez  peu  profondément  dans  cette  région. 
Les  Francs  ne  marchaient  pas  si  vite  que  les  Mérovingiens  et 


128  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

s'étendaient  surtout  dans  le  Nord.  Les  propriétaires  gallo-ro- 
mains du  Midi,  petits  ou  grands,  continuèrent  à  demeurer  dans 
les  villes  la  plupart  du  temps  et  en  maintinrent  ainsi  l'impor- 
tance. Le  comte  put  continuer  sans  trop  de  résistance  à  perce- 
voir l'impôt  sur  leurs  domaines,  mais  à  la  condition  de  s'en 
tenir  au  taux  de  l'ancien  rôle  impérial  :  autrement,  il  y  avait 
révolte  et  rixes  sanglantes  entre  la  population  et  lui.  Comme  il 
était  éloigné  du  pouvoir  central  installé  dans  le  Nord,  à  Paris, 
à  Soissons,  à  Metz,  à  Orléans,  il  gardait  l'argent  pour  lui  sous 
prétexte  que  les  dépenses  de  son  administration  absorbaient  les 
recettes.  Il  ne  rencontrait  guère,  dans  le  pays,  de  propriétaires 
francs,  ou  francisants,  pour  rivaliser  avec  son  autorité.  11  vivait 
donc  content  de  la  sorte  et  les  habitants  se  tenaient  à  peu  près 
en  paix,  à  la  condition  que  j'ai  dite  qu'on  n'augmentât  pas 
leur  taxe  :  de  fait,  les  Mérovingiens,  que  la  colonisation  franque 
n'avait  pas  suivis  dans  le  Midi,  n'y  avaient  pas  apporté  de  nou- 
veaux moyens  de  s'enrichir. 

C'est  ainsi  que,  dans  la  France  méridionale,  le  régime  urbain 
mérovingien  se  perpétua  et  que  les  villes  ne  rompirent  pas 
avec  la  tradition  administrative  impériale,  sauf  les  modifica- 
tions, d'ailleurs  considérables,  c[ue  nous  avons  relevées  tout  à 
l'heure. 

Dans  le  Nord,  ce  fut  autre  chose. 

Là,  les  habitants  de  la  ville,  propriétaires  fonciers,  trouvèrent 
le  moyen  de  se  soustraire  à  l'impôt  et  à  l'arbitraire  du  comte 
en  cédant  fictivement  leur  bien  à  quelque  puissant  propriétaire 
franc,  établi  à  la  campagne  et  pourvu  d'immunités,  qui  le  leur 
rétrocédait  à  titre  de  fief.  Ils  quittèrent  la  ville  et  se  mirent 
à  vivre,  comme  leur  protecteur  et  auprès  de  lui,  dans  leur 
propre  domaine  ainsi  «  démarqué  ».  Les  villes  se  vidèrent,  et  il 
n'y  eut  plus  pour  le  comte  d'impôt  à  percevoir  que  celui  des  im- 
meubles urbains,  singulièrement  délaissés  et  progressivement 
abandonnés.  Ce  fut,  dans  le  Nord,  la  fin  des  villes  :  elles  furent 
réduites  à  leur  dernière  expression,  si  bien  que  les  comtes  du- 
rent eux-mêmes  chercher  leurs  ressources  dans  les  revenus  de 
quelque  domaine  octroyé  par  le  Mérovingien. 


HISTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  129 

La  révolution  anti-url)aine,  introduite  par  les  Francs,  était 
achevée. 

Les  haJjitants  qui  restèrent  encore  dans  les  villes  étaient  de 
trop  petites  gens  et  trop  peu  nombreux  pour  y  maintenir  par 
eux-mêmes  une  administration  municipale  quelconque ,  un  gou- 
vernement, un  arrangement  des  intérêts  communs,  des  débats 
que  fait  naître  toute  agglomération.  Le  comte,  nous  l'avons 
dit,  n'était  pas  chargé  de  ce  soin,  mais  il  ne  se  trouva  que  lui 
pour  y  pourvoir.  Il  le  put  faire  tout  à  sa  guise. 

Charlemagne  essaya  cependant  de  régulariser  cette  situation. 
Il  édicta  que  ses  7nissi  dominici  s'entendraient  avec  le  comte 
et  les  habitants  sur  le  choix  de  ceux  à  qui  la  police  et  la  petite 
justice  urbaines  seraient  confiées.  Les  magistrats  municipaux 
désignés  par  cette  triple  entente  furent  appelés  Scabini^  du 
mot  saxon  skapene^  qui  signifie  ordonner  et  juger.  De  là  est 
venu  le  nom  d'Echevin. 

Tel  fut  le  régime  des  Villes  carlovingieiines. 

On  comprend  que  ce  régime  dura  peu,  comme  Charlemagne 
et  comme  les  missi  dominici.  Le  comte  se  retrouva  bien  vite 
seul  en  face  des  urbains;  il  leur  envoya  les  échevins  qu'il 
voulut  et  qui  n'étaient  plus  que  ses  représentants.  Il  assimila 
les  habitants  de  la  ville  à  ceux  des  domaines  dont  le  dotait  le 
roi  et  desquels  il  vivait  depuis  que  les  immunités  des  proprié- 
taires francs  avaient  réduit  à  rien  l'impôt.  Il  mit  les  derniers 
demeurants  de  la  cité  sur  le  même  pied  c[ue  les  gens  de  ses 
terres  ;  il  les  considéra  comme  ses  hommes,  leur  imposa  des 
corvées  ou  un  cens  à  raison  de  leurs  immeubles  urbains,  leur 
interdit  de  les  quitter  sans  son  consentement,  de  les  transmettre 
sans  lui  payer  une  redevance,  de  se  marier  sans  son  auto- 
risation :  en  un  mot,  il  établit  et  exerça  sur  eux  les  droits 
privés  et  publics  du  seigneur  franc  :  il  les  fit  entrer  purement 
et  simplement  dans  le  régime  du  servage. 

Les  clercs,  cependant,  qui  résidaient  en  certain  nombre  dans 
les  agglomérations  urbaines,  et  les  vassaux  ou  chevaliers  qui, 
par  une  exception  d'ailleurs  assez  rare,  y  avaient  une  demeure 


130  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

et  y  venaient  quelquefois  séjourner,  échappèrent,  cela  va  de 
soi,  à  cette  transformation.  Ils  gardèrent  à  la  ville  comme  au 
dehors  les  franchises  de  leur  condition.  Ils  ne  payaient  donc 
aucun  droit,  n'étaient  soumis  à  aucune  des  contraintes  cpie  je 
viens  de   dire,  pour  ce  qu'ils  possédaient  à  la  ville. 

Ceux  qui  payaient  les  droits  et  subissaient  les  contraintes, 
s'appelaient  communément  Bourgeois.  Ils  n'en  étaient  pas 
moins  parfaitement  semblables  aux  Villains  ou  Manants,  dont 
on  leur  donnait  même  le  nom  a  Foccasion.  Ils   étaient   Serfs. 

En  même  temps  que  ces  villes  déchues,  il  y  en  eut  de  créa- 
tion nouvelle,  mais  elles  furent  organisées  absolument  sur  le 
même  modèle.  C'étaient,  par  exemple,  des  agglomérations  qui 
naissaient  autour  d'une  abbaye  devenue  un  lieu  fréquenté  de 
pèlerinage  et  de  marché. 

Quelques  seigneurs,  ecclésiastiques  on  laïques,  imaginèrent, 
à  cette  même  épocjue,  de  peupler  certaines  parties  de  leurs  do- 
maines où  les  gens  hésitaient  à  s'établir,  en  accordant  à  ceux  qui  y 
viendraient  demeurer  des  exemptions  aux  tâches  ou  aux  con- 
traintes du  servage.  Cette  séduction  y  attirait  pas  mal  de  monde. 
On  appelait  ces  peuplements  nouveaux  Villes  neuves  dans  le 
sens  de  villas  ou  villages.  Mais  il  y  en  eut  qui  se  dévelop- 
pèrent et  qui  devinrent  de  véritables  villes.  Quelques-unes  ont 
subsisté  jusqu'à  nos  jours  et  portent  encore  leur  vieux  nom 
de  ((  Villeneuve  ».  On  voit  qu'à  l'origine  elles  différaient  des 
villes  déchues,  non  par  un  mode  particulier  d'administration, 
mais  par  des  exemptions  de  servitudes. 

En  somme,  les  villes  étaient  alors  complètement  soumises  au 
système  féodal.  Elles  n'y  échappaient  même  pas  par  le  rôle 
de  quelques  agents  que  le  comte  ou  le  simple  seigneur  devait 
nécessairement  établir  pour  le  bon  ordre  au  milieu  d'une  popu- 
lation agglomérée.  Ces  agents  étaient  féodaux,  tenaient  leur 
charge  en  fief,  en  fief  héréditaire  et  cessible  moyennant  1  agré- 
nient  du  seigneur.  On  continuait  pourtant  à  les  appeler  éche- 
vins,  mais  on  leur  donnait  aussi  le  nom  plus  féodal  dé  patins.  Ils 
étaient  chargés  de  la  pohce  municipale,  de  la  justice  urbaine 
ordinaire  et  de  quelques  intérêts  conmiuns  de  l'agglomération. 


HISTOIRE    DE    LA   FORMATION   PARTICULARISTE.  d'il 

Les  émoluments  ou  <(  bénéfices  »  de  leur  charge  «  fieffée  »  étaient 
prélevés  sur  les  amendes  qu'ils  percevaient  comme   policiers 
ou  juges  et  sur  les  contributions  apportées  par  la  population  aux 
intérêts  communs  dont  ils  s'occupaient. 
Tel  était  le  régime  des  Villes  féodales. 

C'est  ici  que  nous  allons  voir  apparaître  un  phénomène  cu- 
rieux et  bien  significatif,  qui  vient  confirmer  la  loi  des  faits 
dont  nous  suivons  de  si  près  l'étroit  agencement  dans  la  forma- 
tion particulariste.  Ce  phénomène  est  celui-ci  :  la  prodigieuse 
différence  qu'il  y  a  entre  le  Doinaine  et  le  Petit  Atelier  au  point 
de  vue  de  l'émancipation. 

Sur  le  domaine,  les  serfs  s'émancipèrent  à  mesure  que  leur 
tenure  produisit  davantage  grâce  à  leur  travail  :  enrichis,  ils 
se  rachetèrent  des  corvées.  Le  cens  qu'ils  payèrent  à  la  place 
des  corvées  demeura  invariablement  le  même,  une  fois  accepté. 
Leurs  terres  cependant  progressaient  encore  ;  les  produits  aug- 
mentaient de  valeur.  Au  Ijout  d'un  certain  temps,  la  culture 
avait  si  bien  mis  tout  en  rapport,  qu'une  tenure  pouvait  se  par- 
tager en  quatre,  occuper  et  nourrir  quatre  familles  au  lieu 
d'une  :  le  quart,  qu'on  appelait  «  quart  de  paysan  »,  équivalait  à 
toute  la  tenure  primitive,  au  «  paysan  »  entier;  et  les  quatre 
tenures  nouvelles  ne  payaient  ensendjle ,  à  titre  de  cens,  que 
ce  que  payait  l'ancienne  tenure.  On  voit  conmient,  à  partir 
du  rachat  des  corvées,  le  domaine  devenait  pour  la  famille 
affranchie  une  force  ascensionnelle  progressive  et  dégagée  de 
tout  poids  nouveau. 

Mais  du  domaine  passons  à  la  ville,  au  petit  atelier  urbain. 

Dans  la  ville  féodale,  qui  n'était  plus  guère  qu'un  bourg,  le 
«  bourgeois  »  ne  s'enrichissait  pas  par  la  culture.  Longtemps  il 
ne  put  guère  s'enrichir  par  rien.  Mais  quand  la  richesse  se  pro- 
duisit dans  les  campagnes,  de  la  manière  que  je  viens  de  dire, 
il  y  eut  à  commercer,  il  y  eut  à  faire  métier  lucratif  :  le  com- 
merce et  l'industrie  devinrent  des  professions  suffisamment  ré- 
munératrices en  s'y  adonnant  même  exclusivement.  Les  bourgs, 
qu'ils  fussent  placés  dans  les  anciens  ou  dans  de  plus  nouveaux 


132  L\    SCIENCE  SOCIALE. 

centres  d'affluence,  auprès  d'une  église,  auprès  d'une  abbaye,  à 
une  rencontre  de  chemins,  furent  de  bons  endroits  pour  s'instal- 
ler marchand  ou  artisan  ;  le  nombre  des  habitants  s'en  accrut 
et  l'on  commença  à  s'enrichir  par  le  négoce  et  par  la  fabrica- 
tion. 

Les  bourgeois  qui  prospérèrent  se  rachetèrent,  à  Texemple 
des  serfs  agricoles,  des  charges  et  contraintes  de  leur  propre  ser- 
vage moyennant  un  cens  fixe,  ou  une  somme  une  fois  payée.  On 
les  appela,  du  fait  de  cette  libération,  Francs-Bourgeois. 

Mais  généralement,  leur  fortune  modestement  faite,  ceux-là 
se  retiraient  du  commerce,  de  ce  petit  commerce  seul  praticable 
d'ordinaire  en  ce  temps-là  et  qui  était  une  occupation  assujettis- 
sante ;  ils  se  retiraient  de  l'industrie,  de  cette  petite  industrie 
de  l'époque,  où  l'industriel  était  purement  ouvrier.  Us  jouis- 
saient alors  de  leur  repos  et  de  leur  indépendance,  mais  c'était 
tout.  Rien  ne  continuait  à  accroître  leur  prospérité;  ils  en  res- 
taient là.  Ils  appartenaient  à  ce  type  des  petites  gens  «  retirés  », 
qui  incline  vite  et  fatalement  à  la  décadence.  A  côté  d'eux,  qui 
se  trouvaient  libérés  du  servage  et  soustraits  au  travail,  venaient 
s'installer,  pour  profiter  du  rôle  laissé  par  eux  vacant,  de  nou- 
veaux artisans,  de  nouveaux  fabricants,  sujets  aux  charges  et  aux 
contraintes  féodales.  Et  quand  ceux-ci  avaient  pu  à  leur  tour 
réussir,  s'affranchir  et  se  retirer,  d'autres  à  leur  place  entraient 
encore  dans  le  métier,  mais  toujours  en  subissant  les  obligations 
du  servage.  Ainsi  le  métier  ne  s'affranchissait  pas  comme  la 
terre. 

Et  non  seulement  le  métier,  lâché  par  les  francs-bourgeois, 
était  autant  de  fois  repris  par  des  gens  de  condition  servile,  mais 
le  métier  voyait  sa  taxation  par  le  seigneur  augmenter  incessam- 
ment avec  ses  produits  :  ce  qui  était  bien  difterent  du  cens  fixe  de 
la  terre  et  peu  favorable  à  une  ascension  rapide  de  la  population 
urbaine.  Ces  taxes  portaient  sur  la  vente  et  sur  la  circulation  des 
marchandises;  elles  étaient  proportionnelles  aux  affaires. 

Les  taxes  sur  la  vente  se  payaient  pour  étaler  au  marché  et 
pour  y  faire  peser  ou  mesurer  la  marchandise,  fonction  que  le 
seigneur  affermait.  Même  dans  sa  demeure,  le  marchand  ne 


HISTOIRE  DE   LA   FORMATION   PARTICULARISTE.  133 

pouvait  vendre  qu'en  acquittant  ries  droits,  plus  ou  moins  élevés, 
proportionnels  au  chiffre  de  ses  affaires.  Et,  qui  plus  est,  chez 
lui  encore,  il  ne  pouvait  vendre  au  delà  d'un  certain  poids, 
d'une  certaine  quantité  ou  d'une  certaine  mesure  demarchandises 
sans  avoir  recours  à  la  balance,  à  la  mine  ou  à  l'aune  seigneu- 
riales.'Voir  Pigeonneau,  ^«.s^ozre  du  Commerce  delà  France, 
t.  I,  p.  99). 

Les  taxes  sur  la  circulation  consistaient  dans  des  péages  extrê- 
mement multipliés.  «  Les  seigneurs,  en  leur  qualité  de  proprié- 
taires et  de  chefs  d'État,  entretenaient  les  chemins,  les  ponts, 
les  bacs;  faisaient  la  police  des  routes  et  de  la  navigation.  Pour 
subvenir  aux  frais  d'entretien  et  de  surveillance,  ils  s'étaient 
approprié  les  anciens  péages  royaux,  dont  ils  avaient  été  les  ad- 
ministrateurs (quand  ils  étaient  comtes  ou  bénéfîciers)  avant 
d'en  devenir  les  propriétaires  ;  ils  avaient  établi  de  nouveaux 
droits,  qu'ils  affermaient  ou  dont  ils  percevaient  directement  le 
produit  :  péages  sur  les  ponts,  pontetiage^  et  sur  les  rivières; 
droits  de  chaussée,  cauciage,  ou  de  rouage  pour  les  voitures, 
pulverage  pour  les  troupeaux;  droit  de  quai,  cayage  on  rivage, 
pour  l'embarquement  et  le  débarquement  des  marchandises; 
droit  de  portage,  au  passage  des  portes  de  villes  ;  droit  de  co/i- 
û??/2^ ou //"«ver^,  aujourd'hui  transit;  droit  de  guiage^  quand  le 
voyageur  voulait  se  faire  accompagner  d'une  escorte  seigneu- 
riale pour  sa  sûreté;  etc..  »  (Pigeonneau,  Ibid.^  I,  p.  96  à  98.) 

Remarquons  que,  pour  le  petit  commerçant  ou  le  petit 
fabricant  de  profession,  ces  taxes  étaient  prélevées  sur  ce  qui 
faisait  la  ressource  essentielle  de  son  existence,  tandis  que  le 
paysan,  qui  ne  vendait  que  le  superflu  de  ses  produits,  avait 
commencé  par  réserver  tout  au  moins  son  nécessaire.  Aucune 
concurrence  ne  pouvait  empêcher  le  paysan  de  wtc  largement 
chez  lui  de  tout  ce  que  lui  fournissait  directement  son  travail  : 
elle  ne  pouvait  que  diminuer  son  prolit  sur  ce  dont  il  trafi- 
quait comme  excédant  ses  besoins;  mais  la  concurrence  au 
contraire  empêchait  le  commerçant  et  l'industriel  d'être  assurés 
parfois  même  de  leur  nécessaire,  parce  que  leurs  produits  n'é- 
taient pas  de  ceux  dont  on  peut  vivre  directement. 


134  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

La  différence  était  donc  immense  entre  la  culture  et  l'industrie, 
entre  le  Domaine  et  le  Petit  Atelier,  sous  le  rapport  de  la  sécu- 
rité de  vie  et  de  la  force  d'émancipation. 

Cette  analyse  en  rend  assez  compte,  mais  les  faits  historiques 
Tattestent  bien  haut.  En  effet,  les  paysans  s'étaient  paisible- 
ment émancipés  pour  la  plupart  du  ix""  au  xi^  siècle,  et  les 
artisans  et  marchands  des  villes  en  sont  encore  à  s'affranchir 
au  commencement  du  xu®  siècle  I  Et  pour  parvenir  à  la  liberté, 
il  faudra  qu'ils  remuent  ciel  et  terre. 

C'est  ce  vaste  remuement  auquel  nous  allons  assister  en  sui- 
vant l'histoire  du  Mouvement  communal. 

[La  suite  au  prochain  numéro.) 

Henri  de  Tour  ville. 


ESSAI  SUR  LE  TYPE  GASCON 


(1) 


II 


LES  CLASSES  DIRIGEANTES  EN  GASCOGNE. 

—  LES  MÉTALLURGES     ANTIQUES 
ET  LES  GENTILSHOMMES  BATAILLEURS  (2j. 

I.    LK    PEUPLEMENT    PRIMITIF    DE    LA    GASCOGNE. 

En  étudiant  les  deux  régions  naturelles  dont  l'ensemble  cons- 
titue la  Gascogne,  nous  avons  vu  que  leur  population  rurale 
fournissait  une  émigration  de  gens  capaJjles,  par  eux-mêmes, 
d'occuper  seulement  des  positions  subalternes.  On  ne  saurait 
reconnaître  chez  ces  gens-là  le  vrai  type  gascon  tel  que  tout 
lecteur  doit  se  le  représenter,  soit  pour  l'avoir  rencontré  lui- 
même,  soit  pour  en  avoir  entendu  parler. 

Il  faut  donc  nous  demander  s'il  n'y  aurait  pas,  dans  notre  ré- 
gion, d'autres  éléments  sociaux  capables  de  produire  ce  type 
remarquable. 

Les  familles  que  nous  avons  étudiées  dans  l'article  précédent 
ne  sont  pas  propriétaires  du  sol.  De  ces  propriétaires,  nous 
n'avons  rien  dit.  Ne  serait-ce  pas  chez  eux,  cependant,  qu'il 
faudrait  chercher  les  causes  qui  ont  produit  le  type  gascon  ? 

Pour  savoir  ce  que  sont  ces  propriétaires,  il  faut  nous  deman- 
der comment  il  s'est  fait  qu'un  groupe  de  gens  s'est  superposé 

(1)  Voir  la  livraison  doctobie  t\)01. 

(2)  On  s'est  plu  à  présenter  ici  un  certain  ensemble  d'indications  curieuses  et  dignes 
d'attention,  qui  peuvent  ouvrir  une  voie  nouvelle  et  très  intéressante  aux  recher- 
ches sociales,  en  appliquant  au  sujet  en  question  la  méthode  rigoureuse  d'obser- 
vation et  de  contrôle  que  la  science  sociale  exige  et  fournit.  (N.  D.  L.  R.) 


136  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

à  une  population  déjà  établie,  et  pour  cela  il  faut  nous  deman- 
der comment  le  pays  a  été  peuplé. 

Considérons  donc  à  nouveau  ses  deux  régions  naturelles. 

Pour  la  Lande,  la  question  sera  vite  élucidée.  Il  nous  suffira 
de  dire  qu'à  l'heure  actuelle,  des  bergers  de  la  Navarre  et 
du  Béarn  viennent  hiverner  jusque  dans  les  Landes  de  Bor- 
deaux, se  trouvant  trop  à  l'étroit  dans  les  pâturages  de  leur 
pays.  Cette  transhumance  avait  lieu  dans  des  temps  très  recu- 
lés. Des  textes  d'une  authenticité  certaine  nous  en  montrent 
l'existence  au  xuf  siècle,  au  temps  de  la  domination  anglaise. 
La  Lande  se  trouvait  fort  à  propos  pour  recevoir  le  trop-plein 
de  la  population  des  Pyrénées  occidentales. 

Pour  la  région  des  vallées,  la  question  est  tout  aussi  facile  à 
résoudre  (1).  Observons  que  le  point  de  départ  des  vallées, 
l'angle  du  fameux  éventail,  est  constitué  en  grande  partie  par 
la  plaine  de  Tarbes.  Une  telle  région  devait  être  un  séjour 
attrayant  pour  des  gens  qui  se  trouvaient  à  l'étroit  dans  leurs 
montagnes.  C'est  dans  cette  plaine  de  Tarbes  qu'on  peut  vrai- 
semblablement placer  le  point  de  départ  des  migrations  qui  ont 
peuplé  les  vallées  de  Gascogne.  Aujourd'hui  encore,  les  bergers 
pyrénéens,  que  l'on  rencontre  aux  environs  d'Agen,  de  Nérac 
ou  de  Condom,  se  disent  originaires  de  cantons  situés  tout  près 
de  Tarbes. 

Les  faits  connus  concordent  donc  avec  la  disposition  des  lieux 
pour  faire  admettre  c[ue  les  migrations  ont  eu  lieu  du  sud  au 
nord. 

Les  tribus  ibères  de  l'Espagne  ont  toujours  été  peu  pliées  à 
la  culture.  Pour  se  disputer  les  pâturages,  elles  ont  été  souvent 
en  lutte  les  unes  contre  les  autres.  Les  pentes  méridionales  des 
Pyrénées,  exposées  aux  vents  bridants  du  sud,  n'offraient  que 
des  ressources  fort  maigres  au  point  de  vue  de  l'herbe.  Dans 
certaines  de  leurs  parties  le  plus  facilement  accessibles,  les 
pâtres  incendiaient  les  forêts,  afin  de  pouvoir  conduire   leurs 

(1)  Au  moins  pour  une  partie  de  la  population.  La  suile  de  celte  élude  nous  fera 
voir  que  d'autres  éléments  ethniques  ont  bien  pu  s'ajouter  à  la  population  ibère  dans 
la  région  des  vallées. 


ESSAI    SUR   LE   TYPE   GASCON.  137 

troupeaux  sur  des  espaces  plus  vastes.  On  arrivait  ainsi  à  man- 
quer de  bois. 

Dralet  [Description  des  Pyrénées)^  cité  par  Michelet  (t.  II, 
p.  53),  rend  très  bien  compte  de  ce  mouvement  du  sud  vers  le 
nord  lorsqu'il  dit  que  quantité  de  hameaux  ont  quitté  leurs 
hautes  vallées,  faute  de  bois  de  chauffage,  et  ont  reculé  vers  la 
France. 

A  plusieurs  reprises,  la  partie  sud  de  Gascogne  a  été  envahie 
ou  menacée  par  des  hordes  plus  ou  moins  considérables  d'en- 
vahisseurs d'origine  espagnole.  Les  plus  célèbres  de  ces  en- 
vahisseurs furent  les  fameux  Vascons  du  v''  siècle  après  J. -G. , 
à  qui  le  pays  doit  le  nom  qu'il  porte.  (Le  duc  de  Gascogne 
était  le  duc  chargé  de  défendre  le  pays  contre  les  Vascons.) 

Le  duc  de  la  Force  raconte  dans  ses  mémoires  qu'à  la  fin  du 
xvi°  siècle,  des  querelles  souvent  sanglantes  éclataient  fré- 
quemment du  côté  du  col  des  Aldules  entre  les  habitants  des 
deux  versants  pour  la  possession  des  pâturages. 

De  nos  jours  encore,  la  Gascogne  attire  de  nombreux  immi- 
grants issus  des  provinces  du  nord  de  l'Espagne,  et  qui  viennent 
gagner  leur  vie  en  exerçant  les  professions  de  terrassier,  de  car- 
rier, ou  même  en  se  livrant  à  de  petits  commerces. 

Le  peuplement  de  la  Gascogne  s'est  donc  fait  du  sud  au  nord, 
par  des  gens  de  race  ibère,  c'est-à-dire  par  âes  gens  qui  étaient 
venus  du  nord  de  l'Afrique  en  Europe  après  avoir  traversé  le 
désert  du  Sahara.  Ces  gens  étaient  des  pasteurs  sans  culture 
intellectuelle. 

Les  Ibères,  engagés  dans  les  plateaux  de  la  péninsule  ibéri- 
que, avaient  perdu  contact  avec  les  grandes  voies  du  commerce 
par  caravanes.  Il  leur  était  difficile  de  se  procurer  les  objets 
qu'ils  ne  savaient  pas  fabriquer  eux-mêmes,  particulièrement 
les  objets  en  métal.  En  fait  même  de  métaux,  les  gens  de  cette 
migration  n'avaient  dû  connaître  que  le  cuivre.  Le  cuivre  est 
en  effet  le  seul  métal  que  l'on  trouve  dans  les  plus  anciens  tom- 
beaux de  l'Egypte.  Pour  faire  le  peu  de  culture  qu'ils  ne  pou- 
vaient éviter,  ils  se  servaient  d'araires  de  bois  dont  la  pointe 
était  en  pierre,  et  dont  on  a  trouvé  des  spécimens  à  la  fois  dans 

T.   XXXIII.  10 


i'AH  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

l'Atlas  et  le  Massif  Central  (1).  De  tels  instruments  ne  pouvaient 
entamer  que  dos  terrains  très  meubles. 

Nos  Ibères  avaient  donc  besoin  de  trouver  en  Europe  des 
gens  sachant  exploiter  les  gisements  métallifères  et  pouvant 
leur  fournir  des  objets  en  métal  (cuivre,  bronze,  fer).  Autre- 
ment la  culture  eût  été  difficile,  impossible  même  en  certains 
lieux. 

Si  nous  examinons  une  carte  du  sud-ouest  de  la  France, 
nous  nous  rendons  compte  tout  de  suite  que  la  Gascogne  est  ou- 
verte du  côté  de  la  Méditerranée  et  de  FOrient  par  la  voie  du 
col  de  Naurouze,  qui  fait  communiquer  le  bassin  de  la  Garonne 
avec  celui  de  l'Aude.  C'est  une  route  naturelle.  Près  de  l'em- 
bouchure de  l'Aude  se  trouve  la  ville  de  Narbonne,  dont  le 
port,  aujourd'hui  envahi  par  les  sables,  était  dans  l'antiquité  un 
grand  centre  de  commerce.  C'était  le  débouché  des  produits 
d'une  grande  partie  de  la  Gaule.  Strabon  nous  dit  à  ce  sujet  : 
((  Si  c'est  de  Narbonne  qu^on  part,  on  commence  par  remonter 
le  cours  de  TAtax  (l'Aude),  sur  une  petite  étendue;  le  trajet 
qu'on  fait  ensuite  par  terre  jusqu'à  la  Garonne  est  un  peu  plus 
long  (7  à  800  stades);  après  quoi,  par  la  Garonne,  comme  par 
le  Liger,  on  atteint  l'Océan.  »  Il  est  à  remarquer  qu'au  moyen 
âge,  les  péages  de  la  Garonne  produisaient  beaucoup  et  étaient 
très  disputés. 

C'est  probablement  par  cette  route  que  sont  entrés  les  Celtes, 
lorsqu'ils  se  sont  établis  dans  la  riche  plaine  de  la  Garonne.  On 
distingue  dans  le  sud-ouest  trois  grandes  nations  celtiques  : 
«  les  Volsques-Tectosages  qui  occupaient  le  pays  de  Narbonne  à 
Toulouse,  les  Nitiobriges  dans  l'Agenais,  et  les  Bituriges-Vi^•is- 
ques  dans  le  Bordelais.  C'est  cette  route  que  suivaient  les  Cini- 
bres  lorsqu'ils  furent  défaits  près  de  Toulouse,  par  le  consul 
Cépion,  au  deuxième  siècle  avant  Jésus-Christ. 

Quel  est  donc  le  peuple  qui  a  apporté  aux  pasteurs  ibères 
l'usage  des  métaux?  Une  thèse  très  curieuse  de  M.  Cons,  profes- 
seur de  géographie  à  la  Faculté  des  lettres  de  Montpellier,  cite 

(1)  Voir  à  ce  sujet  les  travaux  des  anthropologistes,  et,  entre  autres,  du  docteur 
Haniy. 


ESSAI  SUR  LE  TYPE  GASCON.  139 

et  commente,  à  propos  des  premiers  habitants  des  environs 
de  Narbonne,  des  témoignages  d'auteurs  anciens  particulière- 
ment significatifs  (1). 

Scylax  (1,  3)  parle  des  Ligures,  mêles  aux  Ibères.  Scymnius  de 
Chio  place  les  Ligures  tout  près  du  rivage  (jiixtaadoram).  De 
l'interprétation  de  M.  Cons,  il  résulte  clairement  que  c'étaient  les 
Ligures  qui  dominaient  les  Ibères  (2). 

La  confrérie  de  commerçants  métallurges,  telle  que  M.  Cham- 
pault  l'a  décrite  à  propos  des  Odiniques  (3),  réalise  les  condi- 
tions nécessaires  pour  l'exercice  d'une  telle  suprématie.  Il  y  a 
plus.  Des  textes  recueillis  avec  soin  par  M.  d'Arbois  de  Jubain- 
ville  et  commentés  par  M.  Alexandre  Bertrand  (i),  il  ressort 
clairement  qu'à  une  époque  très  ancienne,  on  trouvait  des 
Ligures  à  la  fois  dans  la  Gaule  cisalpine,  en  Italie,  en  Sicile, 
dans  le  sud  et  le  sud-ouest  de  la  Gaule  transalpine,  dans  la  pé- 
ninsule ibérique,  sur  les  bords  de  l'Océan  et  même  de  la  mer 
du  Nord.  Dans  cette  dernière  région,  Y Ora  inaritima  de  Festus 
Avienus  nous  montre  les  Ligures  en  lutte  avec  les  Celtes.  Un 
vers  cité  par  Strabon,  d'après  Ératosthène ,  place  les  Ligures 
sur  le  même  pied  que  les  Scythes  et  les  Éthiopiens  (deux  con- 
fréries commerciales)  (5). 

Dans  Prométhée  délivré  de  ses  chaînes,  Prométhée  parle  à 
Hercule  de  l'innombrable  armée  des  Lygiens. 

Tous  ces  textes  indiquent  bien  qu'à  une  époque  très  recu- 
lée, il  y  avait  comme  un  empire  ligure  embrassant  toutes  ces 
contrées.  Or  un  pareil  fait  ne  peut  guère  s'expliquer,  si  l'on  n'ad- 
met l'existence  d'une  vaste  confrérie  commerciale  analogue  aux 
confréries  qui  ont  détenu,  jusqu'à  ces  dernières  années,  le  mo- 
nopole de  commerce  dans  le  Sahara,  le  Soudan  et  l'Asie  cen- 
trale. 

Dans  l'antiquité,  on  appelait  plus  particulièrement  Ligurie  la 

(1)  Cons.  De  Atace. 

(2)  Atiô  Se  'I^inpwv,  é-^ovxai  Alyjt;  xai   'ipripe;  [xiYâôe;  [J^éxpi  tzo'zo.jxom  'PoSavou. 

(3)  Science  sociale,  mai,  juin  et  juillet  I89i. 

(4)  D'Arbois  de  Jubainville.  Les  premiers  habitants  de  VEuropt,  p.  336.  Alexan 
dre  Bertrand.  La  Gaule  avant  les  Gaulois,  p.  236. 

(5)  'Ai6;07raç  te  Aiyv»;  x'r,§è  Sxu6a;,  lTriTr,(jLoXYOu;. 


140  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

région  qui  borde  la  Méditerranée  et  qui  s'étend  des  deux  côtés 
des  Alpes.  Là  devait  avoir  été  comme  le  centre  de  Tempire 
ligure.  Une  étude  très  curieuse  de  M.  Chantre  (1)  établit  la 
parfaite  analogie  des  motifs  de  décoration  des  objets  trouvés 
dans  les  palaffites  du  sud-est  de  la  France,  et  de  ceux  trouvés 
dans  les  palaffites  de  la  vallée  du  Pô.  Ce  sont  des  objets  appar- 
tenant à  une  civilisation  autre  que  la  civilisation  halstattienne 
ou  de  Halstatt,  laquelle  a  caractérisé  les  Celtes  du  haut  Da- 
nube (2). 

Tous  ces  faits  concourent  pour  nous  porter  à  considérer 
les  Ligures  comme  une  confrérie  de  transporteurs  métallurges, 
venus  de  la  Ghaldée  ou  du  Caucase  (3)  dans  l'Itahe  du  Nord 
en  prenant  probablement  la  voie  de  la  vallée  de  la  Save,  af- 
fluent du  Danube.  C'est  cette  route  qu'auraient  suivi  plus  tard, 
selon  les  hypothèses  les  plus  vraisemblables  et  les  plus  auto- 
risées, les  Ombriens  et  les  Étrusques. 

Les  métallurges  ligures  ont  certainement  joué  un  rôle  dans 
révolution  de  la  race  gasconne.  C'est  ce  rôle  qu'il  nous  faut 
rechercher.  Toutefois  il  est  indispensable,  dès  maintenant,  d'in- 
diquer les  principaux  caractères  sociaux  du  caravanier  métal- 
lurge. 

II.    —  LE   TYPE    DU   MÉTALLURGE. 


Pour  exploiter  des  gisements  de  minerai,  il  faut  être  au  cou- 
rant des  secrets  de  la  métallurgie.  Une  telle  connaissance  n'est 
pas  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Il  faut  être  initié.  Pour  le 
fer  notamment  (le  fer  fut  connu  en  Gaule  en  même  temps  que 
le  bronze),  il  faut  savoir  dépouiller  le  minerai  de  son  oxygène 

(1)  Chantre.  Monographie  de  l'âge  de  bronze  dans  le  bassin  du  Rhône. 

(2)  En  une  telle  matière ,  on  ne  doit  négliger  aucun  fait  de  nature  à  appuyer  l'hy- 
pothèse. Aussi  nous  nous  faisons  un  devoir  de  faire  remarquer  que  la  race  bovine 
dite  gasconne,  qui  est  utilisée  dans  la  région  des  vallées,  surtout  dans  l'Armagnac, 
est  une  variété  de  la  race  des  Alpes,  tandis  que  la  race  des  bœufs  landais  est  une 
variété  de  la  race  ibère,  de  même  d'ailleurs  que  la  race  béarnaise. 

(3)  Pays  d'origine  de  la  métallurgie. 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCON.  141 

en  le  traitant  avec  du  charbon.  Si  le  minerai  contient  des  ma- 
tières étrangères,  il  faut  le  passer  à  plusieurs  feux  ;  il  faut  même 
le  mélanger  avec  des  minerais  contenant  des  substances  diffé- 
rentes. Les  minerais  de  la  Lande  de  Gascogne,  étant  trop  sili- 
ceux, étaient  traités  avec  des  castincs  calcaires.  A  Populonio, 
en  Italie,  M.  Simonin  a  constaté  que  les  Étrusques  mélangaient, 
avec  les  minerais  trop  argileux  de  Tîles  d'Elbe  ,  les  minerais 
trop  siliceux  du  mont  Valerio  (1). 

Un  métallurge  doit  avoir  des  relations  avec  les  lieux  de  dé- 
bouché et  l'habitude  du  commerce. 

Dans  les  pays  qui,  comme  la  Gaule  préhistorique,  n'étaient 
pas  ouverts  au  commerce  par  des  voies  de  pénétration,  le  métal- 
lurge devait  être  organisateur  de  transports,  et  spécialement 
de  transports  par  caravanes.  Il  devait  rentrer  dans  le  type  que 
la  science  sociale  appelle  le  type  du  caravanier. 

Un  caravanier  doit  être  un  meneur  d'hommes  puissant.  Il  doit 
pouvoir  s'assurer  le  concours  des  populations  pastorales  et  agri- 
coles, afin  de  pouvoir  recruter  du  monde  pour  composer  ses  ca- 
ravanes. Il  doit  faire  la  police  des  routes,  et  pour  cela  établir 
des  garnisons  aux  passes  difficiles.  Il  doit  assurer  les  ravitail- 
lement de  tout  son  monde,  et  pour  cela,  ou  bien  créer  lui-même 
des  exploitations  agricoles,  ou  bien  forcer  les  communautés  pas- 
torales à  mettre  leur  territoire  en  culture  et  à  lui  apporter  leurs 
produits.  11  doit  même,  pour  bien  faire,  tenir  autant  que  possible 
dans  sa  main  les  populations  au  milieu  desquelles  il  fonde  ses 
établissements  ou  qu'il  trouve  sur  son  parcours. 

Pour  tout  cela,  il  faut  que  le  métallurge  puisse  exercer  un 
ascendant  irrésistible. 

Cet  ascendant  irrésistible,  les  transporteurs  métallurges  de 
l'antiquité  l'ont  exercé,  et  ils  l'ont  exercé,  non  seulement  grâce 
à  la  pratique  de  la  métallurgie,  art  utile,  s'il  en  fût,  mais  en- 
core parle  monopole  des  cultures  intellectuelles,  et,  entre  autres, 
de  l'astronomie,  de  la  magie,  de  la  médecine. 

Les  lecteurs  de  la  Science  sociale   qui  ont  lu  les  articles  de 

(1)  Voyez  Daremberg  et  Saglio.  Dictionnaire  de  l'Antiquité,  article  Fernun. 


142  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

M.  Cbampault  sur  Odiii  (1),  ont  pu  voir  que  rancien  dieu  Scan- 
dinave remplissait  toutes  les  conditions  pour  jouer  le  rôle  de 
caravanier  métallurge.  Il  n'était  lui-même  que  le  pouvoir  exé- 
cutif d'un  collège  de  prêtres  qui  résidait  à  Asgard,  et  qui  dé- 
tenait les  secrets  devant  assurer  son  prestige. 

En  Grèce,  les  importateurs  de  la  métallurgie ,  Dactyles,  Curetés, 
Cory])antes,  Gabires,  Telchines,  furent  non  seulement  des  mé- 
tallurges,  mais  des  magiciens  et  des  médecins.  Rhée,  mère  de 
Jupiter,  était  considérée  comme  la  mère  des  Dactyles,  qui  furent 
les  nourriciers  de  Jupitei*.  Les  Gabires  et  les  Gorybantes  furent 
ministres  de  Rhée,  Les  Gurètes  sont  dits  nourriciers  et  gardiens 
de  Jupiter.  Ils  furent  appelés  de  Phrygie  en  Grète  (2). 

M.  de  Préville  (3)  dit,  en  parlant  des  confréries  de  lamas  du 
Tbibet,  qu'elles  possédaient  autrefois  des  forges,  et  qu'elles 
exercent  encore,  dans  le  Tbibet,  le  monopole  des  arts  libéraux 
et  des  cultures  intellectuelles. 

Les  Druides,  qui  étaient  répandus  dans  toute  la  Gaule,  ont 
souvent  été  comparés  aux  lamas  du  Tbibet.  Gomme  ces  der- 
niers, dans  leur  propre  pays,  ils  détenaient  en  Gaule  le  mono- 
pole des  cultures  intellectuelles. 

Ont-ils  été,  comme  les  lamas,  des  prêtres  métallurges?  On  n'a 
pas  de  preuves  certaines ,  on  n'a  que  des  présomptions.  G'est  en 
tous  cas  ce  que  croit  un  bomine  très  compétent  en  cette  ma- 
tière, M.  Alexandre  Rertrand,  dans  son  ouvrage  intitulé  :  La 
Religion  des  Gaulois. 

Un  argument  particulièrement  caractéristique  nous  parait 
devoir  être  tiré  du  passage  de  Gésar  {De  Bello  Gallico,  liv.  VI, 
ch.  xvni)  :  «  Tous  les  Gaulois  se  croient  issus  de  Dis,  et  disent 
que  cette  tradition  leur  vient  des  Druides  (4).  »  Il  s'agit  ici  de 
Dis  ou  Pluton,  dieu  de  la  ricbesse  souterraine. 

Un  autre  argument  devrait  résulter  de  la  place  importante 
qu'occupait  dans  la  religion  des  Druides  le  culte  de  Mercure, 

(1)  Science  sociale,  mai,  juin  et  juillet  1894. 

(2)  Voir  Rossignol.  Les  Métaux  dans  l'antiquité. 

(3)  Science  sociale,  mars  1899. 

(4i)  «  Galli  se  omnes  a  Dite  pâtre  prognatos  preedicunt;  idque  ab  Druidibus  prodi- 
tum  dicunt.  » 


ESSAI   SI  R   LE   TYPE   GASCON.  1  i3 

culte  que  M.  Champault  signale  aussi  chez  les  Odiniques.  Dans 
son  Histoire  de  Bordeaux,  M.  Camille  Jullian  nous  dit  que,  dans 
l'antique  Burdigala,  il  n'y  avait  pas  de  dieu  qui  eût  plus  d'au- 
tels ou  de  statues.  Mercure  avait  au  moins  trois  temples  dans 
cette  cité. 

César  dit,  en  parlant  d'Adiatunus  (1).  chef  des  Sotiates  : 

«  Adiatunus,  qui  occupait  la  magistrature  suprême,  avait  avec 
lui  cinq  cents  hommes  dévoués  que  là-bas  on  appelle  des  sol- 
durii.  La  condition  de  ces  hommes  est  la  suivante  :  Us  jouis- 
sent de  tous  les  avantages  qui  se  présentent  dans  la  vie,  avec 
ceux  dont  ils  ont  épousé  la  cause.  Si  ces  derniers  éprouvent 
un  malheur ,  soit  par  suite  d'un  coup  de  force,  soit  par  suite 
d'un  accident  de  même  nature,  ils  participent  à  la  peine  et  se 
donnent  la  mort.  On  n'en  a  pas  encore  vu  un  seul  qui,  après 
la  mort  de  son  chef,  ait  refusé  de  mourir.  » 

Cette  terrible  coutume  est  à  rapprocher  du  sacrifice  de  l'armée 
ennemie  à  Mercure,  dont  M.  Champault  a  constaté  la  pratique 
chez  les  Odiniques. 

De  toutes  ces  explications,  il  semble  devoir  résulter  que  des 
[caravaniers  métallurges  d'origine  ligurienne,  et  très  probable- 
ment placés  sous  les  dépendance  de  collèges  de  prêtres  déte- 
nant les  secrets  de  la  métallurgie  et  des  arts  libéraux,  sont  entrés 
en  Gascogne  à  une  époque  très  reculée. 


III.  —  LES  GISEMENTS  MÉTALLIFÈRES  DELA  GASCOGNE. 

Nous  devons  nous  demander  maintenant  si  la  Gascogne  possé- 
dait des  richesses  minières  susceptibles  d'attirer  une  immigra- 
tion importante  de  ces  Ligures  caravaniers  métallurges. 

A  l'heure  actuelle,  il  ne  subsiste  plus  que  des  gisements  de 

(1)  De  Bello  Callico,  lib.  III,  chap.  xxii  :  «  Adiatunus  qui  summum  iniperium 
tenebat,  cum  sexcentis  devotis,  quos  illi  soldurios  appellant,  quorum  hœc  est  conditio, 
ut  omnibus  in  vita  commodis  una  cum  bis  fruantur,  quorum  se  amicitice  dediderint; 
si  quid  bis  per  vim  accidat,  aut  per  eumdem  casuni  una  ferant,  aut  sibi  mortem  cons- 
ciscant  :  neque  adbuc  bominum  memoria  repertus  est  quisquam  qui,  eo  inlerfecto, 
cujus  se  amicitiee  devovisset,  mortem  recusaret.  » 


144  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

fer  et  de  plomb,  pour  la  plupart  inexploités  dans  les  Pyrénées, 
et  quelques  petites  exploitations  de  minerai  de  fer  dans  les 
Landes. 

Toutefois  des  textes  anciens  et  des  indices  de  diverse  nature 
nous  autorisent  à  affirmer  qu'au  point  de  vue  des  métaux,  la 
région  du  Sud-Ouest  était  abondamment  pourvue. 

En  premier  lieu,  il  faut  citer  lor  que  Ton  trouvait  dans  les 
vallées  des  rivières,  notamment  Tor  des  fameux  lacs  sacrés 
de  Toulouse  dont  parle  Strabon,  et  qu'on  croyait  provenir  des 
trésors  du  temple  de  Delphes  pillés  par  les  Tectosages.  Strabon 
évaluait  la  quantité  de  métal  précieux  renfermée  dans  ces  lacs 
à  5.080  talents,  soit  plus  de  soixante-quinze  millions  de  francs. 

Il  faut  également  citer  Tor  du  pays  des  Tarbelli  (environs  de 
Dax).  «  Les  Tarbelli,  dit  Strabon,  qui  occupent  les  bords  du 
golfe  Galatique,  ont  sur  leur  territoire  les  plus  importantes 
mines  qu'il  y  ait  en  Gaule,  car  il  suffit  de  creuser  des  puits  d'une 
faible  profondeur  pour  trouver  des  lames  d'or  dont  quelques- 
unes  ont  à  peine  besoin  d'être  affinées;  mais,  en  général,  c'est 
sous  la  forme  de  paillettes  et  de  pépites  que  For  se  présente,  et 
il  ne  nécessite  jamais  un  grand  travail  d'affinage.  » 

Nous  nous  contenterons  de  mentionner  l'or  des  alluvions  de 
l'Ariège  qui  doit  son  nom  [Aiirigera)  à  l'abondance  du  précieux 
métal. 

Le  fer  se  trouvait  en  abondance  dans  les  Pyrénées.  Il  y  avait 
aussi  dans  la  Lande,  au  milieu  de  l'alios,  des  assises  d'hydrate 
de  fer  en  lamelles  ou  en  grains.  Aujourd'hui,  ce  minerai  de  l'a- 
lios est  presque  partout  épuisé.  Toutefois,  comme  ce  minerai 
renfermait  beaucoup  de  matières  étrangères,  entre  autres  du 
soufre  et  du  phosphore,  il  est  douteux  qu'il  ait  été  exploité  dès 
l'antiquité  avec  le  procédé  rudimentaire  des  forges  à  bras,  qui 
laissaient  parfois  60  %  de  minerai  dans  les  scories.  Les  fers 
provenant  de  ces  sortes  de  minerais  ne  pouvaient  au  xviu^  siècle 
lutter  contre  les  fers  d'Allemagne  et  de  Suède.  Il  était  nécessaire 
de  les  passer  à  plusieurs  feux  pour  avoir  un  produit  de  bonne 
qualité. 

Au  milieu  des  couches  argileuses,  cependant,  il  existait  des 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCON.  145 

minerais  beaucoup  plus  riches  en  métal  pur  (Ij.  Au  commence- 
ment duxix*'  siècle,  M.  de  Borda  fabriqua,  avec  du  minerai  pro- 
venant des  couches  argileuses  des  environs  de  Dax,  deux  canifs 
dont  il  fit  cadeau  à  M.  Mécliin,  alors  préfet  des  Landes.  Ces  cou- 
teaux pouvaient  rivaliser  avec  les  meilleurs  produits  de  la 
Suède. 

A  l'heure  actuelle,  en  plein  cœur  de  la  Gascogne,  on  trouve  de 
nombreuses  couches  d'argile  ferrugineuse.  Une  terre  excellente 
pour  la  culture  de  la  vigne,  et  qu'on  appelle  le  Marbouk,  est 
caractérisée  par  ce  fait  qu'elle  contient  des  grains  d'oxyde  de 
fer.  Le  cuivre  se  trouvait  en  abondance  dans  les  Pyrénées.  Il 
existait  aussi  en  pleine  Gascogne  à  l'état  de  gisements  affleurant 
le  sol.  L'abbé  Breuils  (2)  et  M.  Camoreyt  (3)  signalent  la  pré- 
sence de  traces  d'exploitations  de  cuivre  l'un  aux  environs  de 
Lectoure,  et  l'autre  aux  environs  de  Sos.  Ces  deux  villes  étaient, 
avant  l'arrivée  des  Romains,  les  chefs-lieux  de  deux  peuples 
importants  de  l'Ancienne  Aquitaine.  Le  témoignage  de  César 
est  d'ailleurs  formel  (De  Bello  Gallico,  liv.  III,  chap.  xxi).  «  Ces 
gens-là  (les  Sotiates),  d'un  côté  essayant  une  sortie,  de  l'autre 
dirigeant  des  souterrains  vers  le  retranchement  et  les  machines 
de  guerre  (ce  à  quoi  les  Aquitains  sont  fort  habiles  parce  que 
chez  eux  on  rencontre  très  fréquemment  des  fonderies  de  bronzes 
et  des  mines  à  ciel  ouvert)...  »  (4). 

Le  texte  de  César  mentionne ,  on  le  voit ,  des  secturœ  (mines  à 
ciel  ouvert)  et  des  arariœ^  fonderies  de  bronze. 

Pour  faire  du  bronze,  il  faut  non  seulement  du  cuivre,  mais 
de  l'étain.  Il  y  avait  des  gisements  d'étain  dans  les  Pyrénées. 
Ces  gisements  sont  aujourd'hui  épuisés,  excepté  à  l'extrémité 
occidentale  en  Galice.  Il  était  d'ailleurs  relativement  facile  de 
faire  venir  l'étain  de  la  Grande-Bretagne  et  dos  îles  Cassitérides. 
De  tout  temps,  en  effet,  la  Gascogne  s'est  trouvée  en  relations 

(1)  Voir  Thore.  Promenade  autour  du  golfe  de  Gascogne. 

(2)  Voir  la  collection  de  la  Revue  de  Gascogne. 

(3)  Notes  sur  l'Oppidum  des  Sotiates. 

(4)  «  Illi,  alias  eruptione  tentata.  alias  cuniculis  ad  aggerem  vineasque  actis  (cu- 
jus  rei  sunt  longe  peritissirai  Aquitani,  propterea  quod  multis  locis  apud  eos  aerarias 
secturaeque  sunt).  >> 


146  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

avec  ces  réirions  par  rintermédiaire  du  port  de  Bordeaux  (Bur- 
digala) . 

Diodore  de  Sicile  (livre  V,  cliap.  xxxviii)  dit ,  en  parlant  de 
Fétain  :  «  On  en  transporte  aussi  une  grande  quantité  de  l'île 
Britannique,  sur  la  côte  voisine  de  la  Gaule.  Cet  étain,  les  mar- 
chands le  transportent  au  moyen  de  caravanes  de  chevaux  à 
travers  la  Gaule  jusque  chez  les  Marseillais,  jusqu'à  la  cité  des 
Narbonnais  (1).  » 

A  ces  richesses  métalliques,  il  faudrait  ajouter  d'autres  pro- 
duits recherchés  dans  les  civilisations  de  l'antiquité,  et  que  la 
Gascogne,  particulièrement  la  Lande,  produisait  en  abondance. 
C'étaient  notamment  le  miel,  la  cire  et  la  résine.  On  prétend 
même  qu'il  y  avait  de  l'ambre  sur  les  côtes  du  golfe  de  Gas- 
cogne. 

Dans  toutes  les  sociétés,  les  métaux  sont  d'une  utilité  de  pre- 
mier ordre  pour  la  culture,  les  besoins  domestiques,  la  chasse, 
la  guerre.  Si  on  n'a  pas  à  sa  disposition  un  métal  quelconque, 
soit  cuivre,  soit  bronze,  soit  fer,  ouest  obligé  de  se  contenter 
de  la  pierre.  Les  métallurges  étaient  donc  assurés  de  trouver 
dans  le  sud-ouest  de  la  Gaule  une  clientèle  locale  nombreuse. 
Cette  clientèle  était  en  outre  facile  à  exploiter.  Une  autre  clien- 
tèle consistait  dans  les  régions  très  civilisées  de  l'Italie  et  de 
l'Afrique  du  Nord  qui  devait  nécessairement  faire  une  con- 
sommation énorme  de  métaux. 

La  clientèle  locale  était  facile  à  exploiter.  Le  paysan  ibère,  vi- 
vant de  l'art  pastoral,  ou  des  produits  d'un  domaine  à  culture 
intégrale,  était  peu  disposé  au  commerce  ;  il  ignorait  la  valeur 
véritable  des  produits  qu'il  livrait.  Voici  ce  qu^écrivait  Ausone 
à  son  ami  Théon,  commerçant  et  grand  propriétaire  dans  le 
Médoc  (2)  :  a  Fais- tu  du  commerce,  ô  Théon?  A  l'affût  du  bon 
marché,  achètes-tu,  pour  les  revendre  à  des  prix  fous,  de  blan- 
ches mottes  de  suif,  de  gros  pains  et  de  la  poix  de  Narycie,  le 


(1)  "  Multum  quoque  ejus  in  oppositam  GallicC  conlinentem  ex  insula  Britannica 
transportalur,  quod  per  Celticce  mediterranea  equis  niercatores  ad  Massilienses  ef 
Narbonensium  urbem  deferunl.  ^ 

(2)  Ep.  IV. 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCON.  147 

papyrus  en  feuilles,   et  ces  torches   (1)   fumantes  et  infectes, 
éclairage  des  paysans?  » 

Naguère  encore,  dans  les  Landes,  les  transports  pour  les 
forges  se  payaient  en  bons  de  cantine.  Le  bouvier  allait  à  la 
cantine  de  la  forge  échanger  son  bon  contre  de  menus  objets 
ou  des  provisions  de  bouche  (lard,  sardines,  morue).  Au  cours 
du  siècle  dernier,  des  gens  qui  tenaient  ces  cantines  ont  réalisé, 
grâce  à  l'ignorance  des  paysans,  de  très  gros  bénéfices. 


IV.    —    L  ETABLISSEMENT  DES    METALLURGES. 

Ce  fut  dans  des  lieux  fortifiés  appelés  oppida  que  les  métal- 
lurges  installèrent  leurs  étabhssements.  Dans  plusieurs  oppida 
gaulois,  des  fouilles  ont  révélé  des  traces  incontestables  de 
forges.  Pour  faire  le  commerce,  on  se  rendait  aux  lieux  de 
marchés  ou  entrepôts  appelés  dans  l'antiquité  cmporia.  Bor- 
deaux était  alors  le  grand  emporiwn  de  l'Aquitaine.  C'était  là 
qu'arrivaient  les  produits  des  mers  du  Nord  et  notamment 
l'étain  des  Iles  Britanniques  et  des  Cassitérides. 

Ces  commerçants  métallurges  se  trouvaient  les  protecteurs 
naturels  des  communautés  pastorales  au  milieu  desquelles  ils 
s'établissaient,  et  qui,  à  cette  époque,  se  trouvaient  souvent  en 
lutte  les  unes  contre  les  autres  pour  la  possession  des  pâturages. 
Il  en  résulta  des  clans  dont  les  métallurges  étaient  les  chefs.  Ce 
furent  ces  luttes  de  clans  qui  offrirent  aux  Bomains  un  prétexte 
pour  intervenir  et  se  rendre  maîtres  du  pays. 

Après  la  conquête  romaine,  les  luttes  de  clans  cessèrent,  et 
le  pays  fut  pacifié.  De  grandes  routes  empierrées  furent  cons- 
truites, reliant  entre  eux  les  anciens  oppida  et  venant  aboutir 
aux  deux  grandes  portes  du  pays  :  Toulouse  et  Bordeaux. 

Les  métallurges,  se  trouvant  en  sûreté,  voulurent  jouir  des 
agréments  de  la  «  paix  romaine  » .  Us  prirent  l'habitude  d'aller 
souvent  à  Bordeaux,  qui  devint  un  lieu  de  réunions  mondaines, 

(1)  Il  s'agit  évidemment  des  chandelles  de  résine. 


448  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

une  \ille  de  plaisir  et  aussi  une  ^ille  intellectuelle.  Auparavant 
ils  y  allaient  pour  faire  leurs  affaires.  Grâce  à  la  <(  paix  romaine  », 
ils  y  vont  et  pour  leurs  affaires  et  pour  leur  plaisir.  M.  Alexandre 
Bertrand  a  constaté  le  même  fait  à  Augustodunum  (Autun),  où 
venaient  s'établir  les  habitants  des  uppida  voisins  {!). 

Au  quatrième  siècle,  Ausone,  quoique  né  à  Bazas,  ancien 
oppidum  des  Vasates,  considère  Bordeaux  comme  sa  patrie. 

La  «  paix  romaine  »  permit  aux  métallurges  de  constituer  de 
grands  domaines.  Riches,  grâce  au  commerce  et  à  l'exploitation 
des  métaux,  ils  eurent  le  moyen  de  défricher  de  vastes  étendues 
de  terre  et  d'y  construire  les  superbes  villas  dont  il  reste  de 
nombreux  vestiges  en  Gascogne.  Us  trouvaient  les  terres  très 
fertiles  dans  les  vallées  de  la  Garonne  et  de  ses  affluents. 
Pline  (2)  nous  apprend  cjue  les  blés  de  l'Aquitaine  étaient 
exportés  en  Italie.  Strabon  iliv.  IV)  mentionne  le  territoire  des 
Ausci  (Auch)  et  le  territoire  des  Coniènes  ( Gomminges)  comme 
très  fertiles.  A  cette  époque,  le  vin  de  Bordeaux  était  déjà 
célèbre.  Columelle  en  fait  plusieurs  fois  mention  (3). 

Pour  avoir  une  idée  des  domaines  constitués  par  ces  com- 
merçants métallurges  ou  leurs  descendants  devenus  grands  pro- 
priétaires gallo-romains,  voici  la  description  du  domaine  que 
le  père  d' Ausone  possédait  dans  le  Benauges  ,  domaine  qui  pas- 
sait pour  peu  considérable,  puisqu'il  était  qualifié  d'agellus  et 
de  villule  :  1.050  arpents  dont  100  en  ^dgnes,  50  en  prés, 
200  en  terres  de  labours,  700  en  bois.  Nous  remarquerons 
que  la  vigne  occupait  le  tiers  de  la  surface  travaillée  avec  la 
charrue. 

Arrivent  les  invasions  des  Barbares,  et  les  grands  proprié- 
taires gallo-romains  éprouvent  le  besoin  de  se  mettre  en  sûreté 
avec  leurs  richesses.  Les  villas  sont  fortifiées.  On  fait  mieux 
encore  ;  on  prend  le  parti  de  construire  des  châteaux  forts  dans 
des  régions  pauvres  et  difficilement  accessibles  (4).  C'est  à  cette 


(1)  La  Gaule  avant  les  Gaulois,  p.  10. 

2)  Historiannn,  liv.  XXVIII. 

3)  De  Re  Rusiica,  liv.  III,  ch.  ii,  cp.  ix. 

4)  Voir  Fauriel.  Histoire  méridionale  de  la  France. 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCON.  149 

époque  qu'il  faut  vraisemblal)lement  placer  Torigine  de  nom- 
breux châteaux  de  la  Lande. 

Durant  le  haut  moyen  âge,  la  fréquence  des  invasions  et  des 
guerres  obligea  les  populations  à  se  placer  sous  la  protection 
des  familles  les  plus  puissantes.  Les  grands  propriétaires  gallo- 
romains  devinrent  seigneurs  féodaux.  L'étendue  des  seigneu- 
ries comprit  l'ensemble  du  pays,  et  les  seigneurs  se  crurent 
les  propriétaires  des  parties  du  sol  occupées  collectivement 
par  les  groupes  de  familles  de  la  classe  inférieure.  Là  comme 
ailleurs,  la  propriété  individuelle  eut  raison  de  la  propriété 
collective,  et  ce  fut  pour  le  bien  général,  caries  familles  de  la 
classe  inférieure,  incapables  d'initiative  ainsi  que  nous  l'avons 
constaté,  n'auraient  pu  que  très  faiblement  mettre  le  sol  en 
valeur. 


V.    —    LE   DEVELOPPEMENT   ECONOMIQUE   AU   MOYEN  AGE. 

Pendant  le  moyen  âge ,  et  en  particulier  sous  la  domination 
anglaise,  la  Gascogne  fut  remarquablement  prospère  au  point 
de  vue  économique,  et  cela  malgré  des  guerres  fréquentes.  Les 
grandes  familles  de  seigneurs  qui  se  partageaient  la  propriété 
de  la  plus  grande  partie  du  pays,  ressentirent  les  heureux  effets 
de  cette  prospérité. 

Un  nouveau  débouché  s'était  ouvert  :  c'étaient  les  pays  du 
nord  de  la  France  et  l'Angleterre.  Ces  pays  étaient  arrivés  à  un 
très  haut  degré  de  prospérité  agricole  depuis  que  les  races  par- 
ticularistes  (Francs  et  Saxons)  étaient  venus  s'y  fixer  (1). 

Les  gens  issus  de  ces  races  avaient  mis  le  sol  en  valeur  beau- 
coup mieux  que  n'avaient  su  le  faire  les  anciens  propriétaires 
gallo-romains,  en  renouvelant  les  procédés  d'exploitation  et 
d'organisation  du  personnel. 

A  cette  époque,  on  commençait  à  traiter  le  fer  par  la  méthode 
dite  des  forges  catalanes.  Le  soufflet  qui  envoyait  l'air  sur  le 

(1)  Voir  les  articles  de  M.  Henri  de  Tourville  sur  l'Histoire  de  la  Formation  parti- 
culariste. 


150  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

minerai  était  mù,  non  par  les  bras  de  l'ouvrier,  mais  par  une 
chute  d'eau. 

Ce  procédé  était  plus  avantageux  que  le  procédé  des  forges  à 
bras.  Il  économisait  beaucoup  de  main-d  œuvre,  permettait  de 
traiter  de  plus  grandes  quantités  de  minerai  et  aussi  des  mine- 
rais bien  moins  riches.  On  pouvait  traiter  les  minerais  des  cou- 
ches aliotiques  de  la  Lande,  qui  sont  aujourd'hui  presque  par- 
tout épuisés.  Les  cours  d'eau  de  la  Lande  réalisaient  les  conditions 
d'abondance  et  de  vitesse  nécessaires  pour  produire  des  chutes 
d'eau  pouvant  faire  marcher  des  forges.  L'eau  sous-aliotique, 
échappant  à  l'action  du  soleil,  et  ne  pouvant  filtrer  dans  le  sous- 
sol  à  cause  de  l'imperméabilité  de  celui-ci,  se  précipite  avec 
force  lorsqu'elle  trouve  une  issue.  Les  moulins  de  la  Lande  ne 
sont  jamais  dépourvus  d'eau. 

Une  tradition  fait  remonter  la  création  des  forges  d'Uza  à  l'an 
1200  (1). 

En  Angleterre,  l'industrie  proprement  dite  n'était  pas  déve- 
loppée. Les  exploitations  m'étallurgiques  signalées  par  les  au- 
teurs anciens  avaient  dû  disparaitre.  Voici  ce  que  nous  apprend 
une  note  de  M.  Francisque  Michel  (2)  :  «  Les  Anglais  (au  xii°  siè- 
cle) n'avaient  pas  encore  appris  à  produire  le  sel,  le  fer,  l'acier, 
les  draps.  En  1306,  l'évêque  de  Durham  ayant  établi  des  hauts 
fourneaux  et  promené  la  cognée  dans  les  bois  du  domaine  de 
son  église,  défense  lui  fut  faite  par  Edouard  I"  de  continuer  de 
pareilles  déprédations.  )> 

Les  vins  de  Bordeaux  et  du  sud-ouest  étaient  particulièrement 
recherchés  des  Anglais.  La  Normandie  venait  aussi  s'appro^^[- 
sionner  à  Bordeaux,  surtout  lorsque  Henry  III,  roi  d'Angleterre 
et  duc  de  Normandie,  fut  devenu  le  maître  de  l'Aquitaine.  Les 
Normands  avaient  auparavant  des  vignobles,  mais  n'obtenaient 
que  des  récoltes  de  médiocre  valeur,  et,  de  plus,  très  aléatoires. 
Us  avaient  plus  d'intérêt  à  faire  venir  leur  ^-in  du  sud-ouest  qu'à 
cultiver  la  vigne  chez  eux. 


(1)  Renseignements  de  M.  le  comte  E.  de  Lur-Saluces. 

(2)  Francisque  Michel.  Histoire  du  Commerce  de  Bordeaux,  t.  I.  p.  318,  n°  3. 


ESSAI    SLK    LE    TYPE   GASCON.  151 

La  résine  a  toujours  fait  l'objet  d'une  exploitation  abondante 
et  lucrative. 

La  cire,  nous  apprend  Francisque  Michel  [Histoire  du  com- 
merce de  Bordeaux,  t.  I,  p.  94)  se  vendait  au  même  prix  que 
le  vin.  Beaurepaire  (1)  fait  figurer  la  cire  et  le  miel  de  FAquitaine 
parmi  les  produits  qui  faisaient  l'objet  du  commerce  de  Rouen. 


VI.  —  L  ARISTOCRATIE  GASCONNE. 

Tous  ces  faits  nous  démontrent  qu'il  a  existé  en  Gascogne,  du- 
rant l'antiquité  et  le  moyen  âge,  une  classe  de  très  grands  pro- 
priétaires fonciers  qui  tiraient  de  leurs  domaines  de  très  gros 
revenus.  Ces  grands  propriétaires  ont  constitué,  si  l'on  peut 
ainsi  parler,  le  point  de  départ  de  la  vie  urbaine.  C'est  en  effet 
autour  de  leurs  habitations  que  se  sont  constituées  les  diverses 
agglomérations  qui  ont  été  l'origine  des  villes  modernes. 

Avant  la  conquête  romaine,  les  métallurges  avaient  créé  les 
oppida.  Certains  de  ces  oppida  (Auch,  Lectoure,  Bazas,  Sos,  etc.) 
ont  subsisté.  Vemporiiim  de  Bordeaux  fut  aussi  créé  parles  com- 
merçants métallurges. 

D'autres  agglomérations  se  créèrent  à  l'époque  romaine  au- 
tour des  villas,  et  au  moyen  âge  autour  des  châteaux  forts  et 
des  monastères.  Les  monastères  avaient  été  richement  dotés  par 
les  maîtres  du  pays  qui  avaient  les  moyens  de  faire  de  puis- 
santes libéralités.  Certaines  agglomérations  entourées  de  murs 
reçurent  le  nom  de  bastides. 

Les  familles  de  grands  propriétaires  gascons  étaient  restées 
au  type  que  la  science  sociale  appelle  la  famille  communau- 
taire, type  caractérisé  par  ce  fait  que  les  membres  d'une  famille 
sont  portés  à  vivre  ensemble,  à  rester  dans  l'indivision,  à  s'ap- 
puyer les  uns  sur  les  autres. 

Le  commerce  par  caravanes  est  conservateur  de  la  commu- 
nauté, tout  comme  l'exploitation  de  grands  domaines.   Ces  fa- 

(1)  La  Vicomte  de  Veau  à  Rouen,  p.  258. 


152  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

milles  n^avaient  donc  pu  subir  la  transformation  radicale  que 
les  liords  de  Norvège  ont  imposée  à  certaines  communautés  fami- 
liales de  la  Scandinavie,  transformation  étudiée  ici  même  par 
M.  Henri  de  Tourville.  Aussi  n'avons-nous  pas  été  étonnés  de 
trouver  dans  l'histoire  de  ces  familles  de  nombreux  cas  d'indi- 
vision entre  frères. 

Lorsque  les  enfants  d'une  même  famille  ne  devaient  pas  res- 
ter ensemble,  on  partageait  les  biens.  Lorsqu'une  fille  se  ma- 
riait, on  lui  constituait  en  dot,  soit  une  terre,  soit  une  somme 
d'argent.  Souvent,  c'était  le  père  qui,  avant  sa  mort,  faisait  lui- 
même  les  partages  des  biens  entre  ses  enfants.  On  faisait  autant 
que  possible  des  parts  égales,  chacun  appartenant  à  la  commu- 
nauté à  un  égal  titre.  Toutefois  l'ainé,  qui  était  censé  avoir  le 
plus  d'expérience  et  qui  avait  rendu  à  la  communauté  plus  de 
services  que  les  cadets,  prenait  le  domaine  principal  avec  les 
charges  d'ordre  politique  ou  militaire  qui  s'y  trouvaient  atta- 
chées. 

Dans  les  familles  de  caravaniers,  la  femme  occupe  une  si- 
tuation prépondérante.  C'est  elle  qui  a  la  direction  de  l'atelier 
sédentaire,  agricole  ou  industriel.  Même  lorsque  l'homme,  de 
nomade  qu'il  était,  devient  sédentaire,  il  reste  des  traces  de 
l'ancienne  situation.  La  femme  continue  à  prendre  part  à  Tad- 
ministration  du  patrimoine  commun.  C'est  ce  qu'on  voit  bien  à 
la  lecture  des  lettres  d'Ausone  (1). 

Au  moyen  âge,  lorsque  le  mari  se  trouvait  engagé  dans  des 
guerres  de  longue  durée,  c'était  à  la  femme  qu'incombait  la 
direction  des  affaires  au  foyer. 

Dans  son  ouvrage  sur  saint  Austinde,  l'abbé  Breuils  nous 
montre  des  dames  de  noblesse  gasconne  au  xi^  siècle,  s'occu- 
pant  de  faire  planter  des  vignes,  de  faire  construire  des 
chais  (2). 

(1)  Voir  nolamraenl  louvrage  de  M.  Jullian  (Ausone  et  Bordeaux). 

(2)  Nous  tenons  de  M.  le  comte  de  Lur-Saluces  qu'au  xviii'  siècle,  une  personne 
de  sa  famille  (sa  trisaïeule),  dame  d'honneur  d'une  sœur  du  roi,  utilisait  ses  congés  en 
s'occupant  de  l'exploitation  de  forges  situées  à  Uza  dans  la  Lande.  Ce  fait  porte  à  sup- 
poser que,  dans  tes  familles,  les  dames  devaient  s'occuper  même  des  industries  les 
plus  difficiles.  Les  renseignements  qu'a  bien  voulu  nous  donner  M.  de  Lur-Saluces 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCOX.  153  ' 

Marca  (1)  nous  apprend  que  Guillaume  de  Moncade,  en  prê- 
tant serment  à  Féveque  de  Vicq,  se  qualifie  fils  de  Guillelme  de 
Moncade  sa  mère,  selon  l'usage  du  temps.  Le  même  histo- 
rien (2)  mentionne  une  charte  de  Forto  Brascone,  dans  laquelle 
il  est  question  d'un  plaid  où  se  rendirent  des  seigneurs  et  des 
dames  (3). 

Lors  de  la  guerre  entre  la  maison  de  Poitiers  et  la  maison 
d'Armagnac  au  sujet  de  la  succession  du  duché  de  Gascogne^ 
les  parents  de  Brisce,  fille  du  duc  de  Gascogne,  mariée  au  comte 
de  Poitiers  et  morte  sans  enfants  vivants,  prétendaient,  pour 
avoir  dans  leur  famille  le  duché  de  Gascogne,  que  les  biens 
paternels  et  maternels  devaient  revenir  chacun  à  sa  souche. 
C'était  la  coutume  de  Gascogne.  Le  comte  de  Poitiers,  duc  d'A- 
quitaine, s'appuyait  sur  le  droit  romain  qui  proclamait  l'héré- 
dité entre  frères  consansuins.  Il  v  avait  le  conflit  entre  deux 
conceptions  juridiques  émanant  de  deux  états  sociaux  diffé- 
rents. 

La  richesse,  d'une  part,  la  vie  urbaine  de  l'autre,  entraînaient 
les  Gascons  à  dépenser  beaucoup.  Les  \illas  de  l'époque  gallo- 
romaine,  dont  on  trouve  de  nombreux  vestiges  dans  toute  la 
Gascogne,  attestent  un  très  grand  luxe.  Les  écrits  des  contempo- 
rains, soitd'Ausone,  soit  de  Sidoine  Apollinaire,  donnent  des  dé- 
tails fort  curieux  sur  cette  vie  fastueuse.  Il  en  était  de  même  au 
moyen  âge.  L'abbé  Breuils  {Histoire  de  saint  Austinde^  p.  97) 
mentionne  les  riches  pièces  d'orfèvrerie  possédées  par  le  duc 
de  Gascogne,  ainsi  que  parles  comtes  d'Armagnac  et  de  Fezensac. 

« 
VII.  —  l'évolutiox  féodale  de  l'aristocratie  gasconne. 

Le  pays  de  Gascogne  était  autrefois  réputé  le  plus  riche  de 
France.  C'est  d'ailleurs  ainsi  que  Montluc  le  caractérise  au  cours 
de  ses   Commentaires.  On  n'a  donc  pas  lieu  d'être  étonné  si, 

nous  ont  particulièrement  aidé  dans  cette  étude.  Nous  lui  en  exprimons  toute  notre 
reconnaissance. 

(1)  Histoire  du  Béarn,  p.  567. 

(2)  Histoire  du  Béarn,  p.  i21. 

(3)  Adiverunt  placitum  ubi  erant  Bernadus  Tumapaler  et  multi  alii  utriusque  seius. 

T.   XXXIII.  11 


154  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  lisant  Thistoire,  on  s'aperçoit  que  notre  région  a  été  à  plu- 
sieurs reprises  envahie  ou  simplement  menacée  par  des  con- 
quérants d'origines  très  diverses. 

En  276-5277,  les  Germains,  profitant  de  la  faiblesse  des  légions 
qui  gardaient  le  Rhin,  envahirent  la  Gaule  et  se  jetèrent  sur 
l'Aquitaine.  Bordeaux  fut  incendié  et  ruiné.  Lorsqu'on  recons- 
truisit la  ville,  on  l'entoura  de  remparts. 

Au  commencement  du  v^  isiècle,  arrivèrent  les  Wisigoths. 
Les  familles  gallo-romaines  firent  avec  eux  bon  ménage.  On 
voyait  en  eux  des  protecteurs  qui  continuaient  la  tradition  ro- 
maine et  qui  maintenaient  la  paix.  Grâce  à  eux,  on  pouvait 
jouir,  comme  par  le  passé,  des  richesses  du  pays  et  des  agré- 
ments de  la  vie  facile. 

Ensuite  vinrent  les  Francs-Mérovingiens.  Les  successeurs  de 
Clovis  se  partagèrent  le  pays  en  le  découpant  d'une  manière  bi- 
zarre.  Chaque  roi  voulait  sa  part,  et  de  là  des  guerres  fréquentes 
entre  les  princes  mérovingiens.  Dans  ces  conditions,  les  Aqui- 
tains ne  considérèrent  plus  comme  leurs  maîtres  les  princes 
francs  qui  pouvaient  changer  d'un  moment  à  l'autre.  Le  vrai 
chef  du  pays  fut  le  duc  de  Gascogne,  ainsi  nommé  parce  que  sa 
mission  était  de  protéger  le  pays  contre  les  pillages  et  les  inva- 
sions des  Basques  ou  Vascons.  Le  pays  soumis  à  son  autorité 
porta  désormais  le  nom  de  Vasconie  ou  Gascogne. 

L'autorité  des  Mérovingiens  n'était  que  nominale.  En  réalité, 
l'Aquitaine  était  indépendante.  Une  tradition  prétend  même 
que  les  ducs  étaient  élus  par  les  grands  du  pays.  Ces  ducs  étaient 
quelquefois  appelés  princes. 

Au  viu"  siècle,  les  Arabes  envahirent  le  pays  et  entrèrent  à 
Bordeaux,  après  de  sanglantes  batailles.  Ils  furent  vaincus  à 
Poitiers,  par  Charles  Martel,  qui  avait  à  ses  côtés  Eudes,  prince  des 
Aquitains.  Hunald,  fils  d'Eudes,  se  brouilla  avec  Charles  Martel, 
qui  marcha  contre  lui  et  occupa  Bordeaux,  mais  finit  par  lui 
laisser  sa  principauté.  A  la  mort  de  Charles  Martel,  Hunald  et 
son  fils  Waïfre  luttèrent  plus  de  vingt  ans  contre  Pépin  le  Bref  et 
de  Charlemagne.  Waïfre  périt  assassiné  et  Charlemagne  devint 
le  maître  du  pays. 


ESSAI  SUR  LE  TYPE  GASCON.  155 

Après  la  mort  de  Charlemagne,  l'autorité  du  roi  de  France 
faiblit  de  plus  en  plus.  Alors  survinrent  les  invasions  des  Nor- 
mands, qui  saccagèrent  à  plusieurs  reprises  le  pays  tout  entier. 
Le  souverain  carolingien  ne  s'occupant  plus  des  affaires  du  pays, 
le  vrai  maître  fut  encore  le  duc  de  .Gascogne. 

Ces  ducs  de  Gascogne,  qui  étaient  en  même  temps  comtes  de 
Bordeaux,  avaient  des  domaines  importants  dans  la  région  py- 
rénéenne. Ils  possédaient  le  comté  de  Bigorre,  qui  comprenait 
une  grande  partie  de  la  riche  plaine  de  Tarbes.  Us  étaient  de 
plus  rois  de  Navarre.  On  comprend  alors  qu'ils  aient  été  amenés 
à  maintenir  l'ordre  parmi  les  populations  basques  si  portées  aux 
troubles  et  aux  pillages.  Ils  devaient  même  souvent  intervenir 
au  delà  des  Pyrénées  où  les  guerres  étaient  fréquentes,  surtout 
dans  ces  temps  troublés. 

Auxi*"  siècle,  par  suite  d'un  mariage,  le  duché  de  Gascogne 
passa  dans  la  maison  des  ducs  d'Aquitaine  qui  résidait  à  Poitiers. 
Il  y  eut,  au  sujet  delà  succession  de  ce  duché  de  Gascogne,  une 
guerre  entre  le  comte  d'Armagnac  et  le  duc  d'Aquitaine.  (Nous 
avons  vu  plus  haut  le  motif  de  cette  guerre  qui  se  termina  par 
la  bataille  de  Castelle  où  Tumapaler,  comte  d'Armagnac,  fut 
vaincu.)  Auxn^  siècle,  par  suite  du  mariage  d'Éléonore  d'Aqui- 
taine, le  duché  de  Gascogne  passa,  avec  celui  d'Aquitaine,  dans  la 
maison  des  rois  d'Angleterre. 

La  Gascogne  fut  alors  disputée  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
et  les  seigneurs  gascons  prirent  parti,  les  uns  d'un  côté,  les  au 
très  de  l'autre.  Ces  guerres  ne  prirent  fin  que  lors  de  la  soumis- 
sion de  Bordeaux  sous  Charles  VII  (li53).  Elles  entretinrent  dans 
la  noblesse  gasconne  le  goût  des  expéditions  militaires,  et,  par 
suite,  le  caractère  aventureux. 

.  Cependant  le  rôle  militaire  de  cette  noblesse  ne  se  termina 
pas  avec  la  guerre  de  Cent  ans.  Sous  Charles  VIII  et  Louis  XII, 
bien  des  gentilshommes  appartenant  aux  plus  anciennes  famille  s 
du  sud-ouest  se  firent  remarquer  dans  la  guerre  d'Italie. 

«  Ce  nom  de  Gascon,  dit  Brantôme,  s'était  répandu  dans  toute 
la  Chrétienté,  voire  une  partie  du  monde,  voire  que  tout  soldat 
français,  mais  qu'il  fut  vaillant,  on  le  tenait  pour  Gascon,  Ce  par- 


156  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

1er  était  commun  de  dire  :  «  Sont  tous  des  Gascons  »,  et  avec 
cela  très  redoutés,  tant  par  vaillance,  que  par  leurs  ravages  et 
pilleries,  à  quoi  ils  ont  été  fort  sujets,  de  sorte  qu'en  Italie  règne 
encore  ce  mot  quand  on  veut  donner  une  malédiction  à  un  autre , 
on  dit  :  <(  Que  te  posse  videre  cent  Gasconi  allogiati  in  tua  casa  !  » 
Puissé-je  voir  cent  Gascons  logés  chez  toi  !  » 

Les  guerres  de  religion  fournirent  encore  aux  Gascons  les 
moyens  de  se  signaler  par  de  nouveaux  faits  d'armes.  Par  esprit 
de  clan,  les  uns  s'étaient  rangés  du  côté  des  protestants,  les 
autres  du  côté  des  catholiques.  La  Gascogne  fut  particulièrement 
éprouvée  par  ces  guerres,  parce  que,  selon  l'expression  de  Mont- 
luc,  la  noblesse  y  était  fort  abondante. 

Le  pays  fut  encore  troublé  par  les  guerres  de  la  minorité  de 
Louis  XIII,  et  par  les  guerres  delà  Fronde. 

On  peut  donc  dire,  sans  exagérer,  que,  depuis  l'origine  du 
moyen  âge  jusqu'à  l'apogée  de  la  monarchie  absolue,  sous 
Louis  XIV,  la  Gascogne  a  été  le  théâtre  de  guerres  qui  se  sont 
succédé  presque  sans  interruption  et  qui  ont  entretenu  dans  la 
classe  supérieure  ces  tendances  belliqueuses  et  aventureuses 
dont  nous  venons  de  parler. 

Dans  ces  guerres,  les  seigneurs  gascons  se  trouvèrent  directe- 
ment en  rapport  avec  les  rois  de  France.  Ceux-ci  voyaient  en  eux 
des  guerriers  très  braves  par  tradition,  et  aussi  des  gens  possé- 
dant des  aptitudes  administratives  dues  à  l'habitude  de  diriger 
de  vastes  et  nombreux  domaines.  Ils  furent  amenés  à  leur  ofirir 
de  hautes  charges  dans  le  gouvernement.  Servir  le  roi  de  France 
fut  une  tradition  dans  ces  familles,  et  cette  tradition  fut  d'autant 
plus  facilement  suivie  que  l'exploitation  des  domaines  d'où  l'on 
tirait  des  revenus  était  chose  relativement  facile.  Les  familles 
étaient  nombreuses,  et,  en  vertu  de  la  formation  communautaire, 
on  était  porté  à  se  soutenir  entre  parents.  Pendant  qu'un  mem- 
bre de  la  famille  remplissait  une  charge  à  la  cour,  un  autre 
s'occupait  de  la  culture  des  vignobles,  de  la  vente  des  blés,  ou 
même  de  l'exploitation  d'une  forge.  On  pouvait  d'ailleurs  compter 
sur  des  tenanciers,  laborieux  et  fidèles  par  tradition. 

Toutefois,  la  vie  à  la  cour  et  les  expéditions  guerrières  ne  vont 


ESSAI   SUR   LE   TYPE   GASCON.  157 

pas  sans  entraîner  de  grandes  dépenses.  Il  arrivait  parfois  que 
les  revenus  des  biens  familiaux  ne  suffisaient  pas,  d'autant  plus 
qu'on  était  parfois  conduit  à  en  négliger  la  bonne  administra- 
tion. Déjà,  par  tradition,  on  aimait  le  luxe. 

Dès  le  XV®  et  le  xvi^  siècles,  bien  des  familles  nobles  sont  rui- 
nées. M.  Lu  chaire  nous  représente  Allain  le  Grand,  sire  d'Albret, 
hors  d'état  de  payer  ses  officiers  (1).  Ce  seigneur  vend  plusieurs 
de  ses  biens,  notamment  l'hôtel  de  Tartas  qu'il  possédait  à  Bor- 
deaux et  qui  avait  apartenu  aux  anciens  vicomtes  de  Tartas.  Les 
Foix-Candale  s'éteignent  dans  la  personne  de  leur  dernier 
descendant  mâle,  Henri  de  Foix-Candale,  dont  la  sœur  épouse  le 
duc  d'Épernon  en  lui  apportantes  biens  de  sa  famille,  mais  avec 
beaucoup  de  dettes.  Beaucoup  de  châteaux  du  Bordelais  pas- 
sent entre  les  mains  de  familles  récemment  enrichies  (2). 

Nous  avons  essayé  de  décrire  l'évolution  de  l'aristocratie  gas- 
conne depuis  le  caravanier  ligure  jusqu'au  seigneur  féodal  et  au 
noble  grand  fonctionnaire  du  pouvoir  royal.  Nous  devons  main- 
tenant étudier  les  familles  qui  vivent  dans  les  villes  côte  à  côte 
avec  les  familles  nobles  et  qui  ont  subi  directement  leur  in- 
fluence. 

{A  suivî'e.) 

J.  Garas. 

(1)  Voir  l'ouvrage  de  M.  Luchaire.  Allain  le  Grand,  sire  d'Albret. 

(2)  Voir  Jullian.  Histoire  de  Bordeaux. 


L'ÉPARGNE 


DANS  UN  VILLAGE  CHAMPENOIS 


— oevjOTo- 


Dans  l'étude  d'une  famille  instable  (1),  ou  d'un  groupement 
de  familles  instables,  tel  qu'un  village,  il  est  plus  difficile  que 
partout  ailleurs  de  déterminer  le  fait  social  dominant  autour 
duquel  se  groupent  tous  les  autres  faits  sociaux,  qu'ils  soient 
sa  cause  ou  sa  conséquence.  Et  cependant,  il  en  est  nécessaire- 
ment un  vers  lequel  tous  les  efforts  convergent  et  qui  gou- 
verne tout  le  reste,  parce  qu'il  est  comme  la  charpente  arti- 
ficielle qui  permet  à  ces  familles,  instables  par  nature,  de 
subsister  et  de  se  reproduire  dans  leur  propre  type. 

Or,  dans  le  village  champenois  que  j'ai  pris  comme  sujet 
d'observation,  le  fait  dominant  me  parait  être  Yépargne,  l'é- 
pargne poussée  à  ses  dernières  limites,  l'épargne  avec  tout  un 
cortège  de  conséquences  souvent  inattendues  et  vraiment 
curieuses. 

Voyons  d'abord  —  et  le  plus  minutieusement  possible  —  le 
théâtre  géographique  et  social  où  elle  a  pu  si  merveilleuse- 
ment se  développer ,  et  nous  arriverons  ensuite  tout  naturelle- 
ment, par  l'enchaînement  des  choses,  sous  le  contrôle  de  l'obser- 
vation, à  constater  ses  effets,  plus  ou  moins  marqués,  dans  tout 
le  domaine  des  faits  sociaux. 

Le  village  de  M***  est  situé  au  sud-sud-ouest  de  la  Champagne 
pouilleuse,  presque  aux  confins  nord-ouest  de  la  Bourgogne,  à 

(1)  On  appelle  famille  instable,  en  science  sociale,  celle  qui  n'assure  l'établisse- 
ment de  ses  enfants,  ni  par  l'association  patriarcale,  ni  par  l'aptitude  individuelle  à 
se  créer  un  domaine. 


l'épargne  dans  un  village  champenois.  159 

l'est  et  aux  pieds  du  Pays  d'Othe  et  des  dernières  ramifications 
des  collines  du  Scnonais,  exactement  à  la  hauteur  du  48°  de 
latitude  nord,  et  un  peu  à  l'ouest  du  2°  de  longitude  est.  Le 
territoire  de  la  commune  s'allonge,  à  peu  près  dans  la  direction 
du  nord  au  sud,  en  suivant  une  dépression  assez  sensible  du 
terrain  et  en  formant  une  sorte  de  cuvette  évasée  qui  aboutit 
à  la  vallée  d'E***,  couverte  de  prairies.  Il  est  partagé  du  reste 
par  une  petite  rivière  sinueuse,  qui  parcourt  elle-même  cette 
vallée  pour  se  jeter  ensuite  dans  l'Armance  et  de  là  dans 
l'Yonne.  Cette  conformation  du  terrain,  prédisposé  pour  l'agri- 
culture, a  l'avantage  de  présenter  dans  une  large  proportion 
les  sols  les  plus  variés  et  par  conséquent  de  permettre  les  ré- 
coltes les  plus  diverses.  On  y  voit  en  effet  des  céréales  de  tout 
genre,  des  prairies  artificielles,  des  arbres  k  fruits,  des  vignes 
sur  le  coteau,  et  des  prairies  naturelles  dans  la  vallée  humide 
et  bien  irriguée  que  je  citais  plus  haut.  On  trouvait  autrefois 
un  assez  grand  nombre  de  noyers,  mais  les  fortes  gelées  des 
hivers  rigoureux  leur  ont  porté  un  coup  fatal,  ce  qui  a  réduit  à 
sa  plus  simple  expression  le  petit  produit  des  noix  et  celui  de 
leur  transformation  en  huile  à  manger.  Les  terres,  générale- 
ment faciles  à  cultiver,  ne  demandent  guère  qu'un  cheval  ou 
deux,  qui,  avec  une  ou  deux  vaches  et  quelques  animaux  de 
basse-cour,  composent  tout  le  bétail  d'une  exploitation  ordi- 
naire. On  ne  rencontre  guère  de  moutons  que  dans  les  plus 
grandes  exploitations,  qui  les  font  paître  dans  les  terres  dures 
et  sur  les  pentes  moins  productives  de  Trois-iMonts  ou  de  la 
Vallée-au-Diable.  L'élevage  y  est  inconnu,  pour  cette  raison 
bien  simple  que  les  pâturages  sont  très  éloignés  des  maisons 
d'habitation  et  sans  aucune  clôture  naturelle. 

Tel  est,  en  quelques  mots,  le  théâtre  physique  où  nous  allons 
voir  se  dérouler  les  phénomènes  sociaux  que  nous  nous  propo- 
sons d'étudier  et  qui  se  rattachent  plus  ou  moins  tous  à  cette 
conformation  naturelle  du  lieu. 

Et  tout  d'abord,  est-il  besoin  de  noter  que  la  principale  occu- 
pation est  l'exploitation  par  la  culture  de  cette  fertile  contrée 
dont  l'esquissais  les  traits  plus  hauts?  L'effort  dominant  porte 


160  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tout  naturellement  de  ce  côté.  On  est  avant  tout  cultivateur,  on 
l'est  dans  toute  l'acception  du  mot,  on  se  donne  à  ce  genre  de 
travail  dune  façon  absolue,  corps  et  âme,  pourrais-je  dire;  on 
ne  fait  aucune  délégation  à  des  sous-ordres  pour  tout  ce  qu'on 
peut  faire  par  soi-même  ;  on  est  attaché  au  sol  par  des  liens 
plus  forts  que  ceux  des  serfs  d'autrefois,  par  cette  passion  de 
lui  faire  produire  le  plus  possible,  jointe  à  cette  sorte  de  recon- 
naissance qu'on  a  pour  lui  de  ce  qu'il  paie  largement  des  efforts 
donnés.  Ce  n'est  pas  que  l'agent  le  plus  puissant  de  la  produc- 
tion se  trouve  ici  dans  l'intelligent  emploi  des  procédés  nou- 
veaux de  culture  et  du  machinisme  agricole  :  on  est  encore 
trop  défiant  pour  accorder  une  large  place  à  ces  auxiliaires 
récents.  Mais  la  tradition,  d'esprit  éminemment  exclusif,  livre  à 
tous  le  secret  des  fortunes  de  chacun;  ce  secret,  c'est  le  travail, 
le  travail  acharné.  A  nuls  autres  mieux  qu'à  ces  paysans  cham- 
penois la  maxime  latine  ne  peut  s'appliquer  :  Labor  omnia 
vincit  improbiis.  L'adjectif  «  laborieux  »  est  dans  toutes  les 
bouches;  il  est  le  seul  qualificatif  employé  à  l'éloge,  et  nulle 
part  ailleurs  assurément  il  n'est  pris  dans  un  sens  plus  entier, 
plus  absolu  :  on  lui  fait  rendre  tout  ce  qu'il  contient,  tout  ce 
qu'il  sous-entend  d'efforts,  de  sacrifices,  de  peines,  de  victoires 
sur  soi-même,  de  soumission  aveugle  au  noble  maître  qu'on 
s'est  librement  donné,  le  travail.  On  est  véritablement  le  servi- 
teur du  travail  ;  nous  verrons  par  la  suite  qu'on  en  est  quelque- 
fois l'esclave. 

J'insiste  particulièrement  sur  ce  fait,  parce  qu'il  est  bien  près 
d'être  le  trait  social  dominant  de  ces  populations  ;  parce  qu'il 
est  assurément  leur  trait  le  plus  apparent,  et  qu'il  faut  péné- 
trer bien  avant  dans  l'étude  de  leur  vie  pour  saisir  qu'au-dessus 
de  lui  et  antérieurement  à  lui,  il  y  a  le  but  final  qui  le  déter- 
mine, qui  en  est  à  la  fois  la  cause  et  la  conséquence,  je  veux 
dire  l'épargne.  L'épargne  est  précisément  le  but  essentiel  pour- 
suivi et  atteint  par  ce  travail  intense,  moyen  le  plus  sûr,  ou 
plutôt  seul  moyen  pratique  et  connu,  que  ces  gens  aient  à  leur 
disposition. 

A  deux  et  trois  heures  du  matin,  au  moment  de  la  fauchaison 


l'épargne  dans  un  village  champenois.  161 

ou  de  la  moisson,  ils  quittent  leur  demeure,  la  faux  sur  l'épaule, 
le  carnier  garni  de  vivres  pour  la  journée  et,  quand  la  nuit  est 
venue,  on  surprend  dans  ce  long  village  des  pas  lents  et  lourds 
et  de  grises  silhouettes  :  ce  sont  eux  qui  reviennent  harassés,  et 
qui  le  lendemain  recommenceront  la  même  besogne.  En  temps 
ordinaire,  debout  à  l'aube,  ils  vaquent  aux  occupations  de  la 
saison,  ne  négligeant  rien,  apportant  un  soin  méticuleux  à  tout 
ce  qui  doit  les  préoccuper.  Le  lever  matinal,  l'énergie  au  tra- 
vail sont  tellement  ancrés  dans  les  habitudes  de  la  population 
que  je  puis  citer  ce  fait  d'un  étranger,  venu  pour  s'établir  dans 
le  pays,  et  obligé  de  le  quitter  pour  échapper  au  ridicule  et  aux 
plaisanteries  que  lui  valaient  sa  mollesse  au  travail  et  son  peu 
d'énergie.  Il  n'était  pas  digne  de  la  corporation  de  travailleurs 
à  laquelle  il  était  venu  se  joindre;  on  le  lui  fit  bien  vite  com- 
prendre et  il  préféra,  plutôt  que  de  se  réformer,  sacrifier  à  sa 
nature  indolente  et  prendre  une  ferme  isolée  exempte  du  con- 
trôle souvent  exigeant  des  voisins. 

La  préparation  de  la  terre,  son  labour  soigné,  son  effritement 
convenable,  sa  propreté  absolue  sont  leur  soin  constant.  Tne 
partie  de  leur  vie  se  passe  «  à  charrue  »  comme  ils  disent,  et  il  est 
même  curieux,  en  février  ou  mars,  de  voir  ces  coteaux  morcelés 
qui  entourent  le  village,  garnis  de  charrues  et  d'attelages  bi- 
garrés, et  le  silence  de  cette  petite  retraite  laborieuse  seulement 
troublé  par  les  commandements  consacrés  «  Hue,  ohl  —  Oh!  — 
Dia,  viens  ici!  —  Holà!  »  On  sent  que  pour  tous  ces  gens  la 
terre  est  leur  atelier,  où  ils  ont  toujours  à  faire,  où  ils  passeront 
leur  vie,  sinon  gais,  du  moins  satisfaits,  de  même  que  le  com- 
merçant dans  son  magasin  et  l'industriel  dans  son  usine.  Et 
cet  atelier  les  absorbera  tous,  hommes,  femmes  et  enfants,  sinon 
de  la  même  façon,  du  moins  pour  le  même  but.  et  je  dirai, 
avec  la  même  rigueur.  La  femme  «  va  aux  champs  »  beaucoup 
plus  qu'eUe  n'est  à  la  maison  ;  elle  y  seconde  rhomnie  dans  ses 
travaux,  ayant  aussi  sa  tâche  propre  dans  l'atelier  agricole  : 
elle  fane  et  met  en  meule  les  foins,  compose  les  gerbes  de  blé 
et  les  charge  sur  les  voitures,  désherbe  les  champs,  roule  les 
terres  après  les  gelées  d'hiver.  Je  disais  plus  haut  que  l'outil 


162  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

favori  de  riiommc  était  la  charrue,  ceux  de  la  femme  sont  Iç 
râteau  et  la  serpette  pour  «  sarcler  ».  Inutile  d'ajouter  qu'en 
plus  elle  a  sous  sa  garde  Fétable  et  ce  qui  en  est  la  conséquence 
directe,  la  laiterie.  Les  soins  du  ménage  viennent  ensuite  et 
sont  par  là  même  un  peu  négligés;  mais  qu'importe,  là  n'est  pas 
le  centre  du  travail  :  la  maison  est  vide  la  plupart  du  temps; 
la  tenue  de  cette  maison  devient  donc  chose  secondaire.  Du 
reste,  souvent  cet  inconvénient  n'est  qu'apparent  par  suite  de 
l'existence  dans  la  famille  d'une  fille,  qui,  elle,  garde  la  maison 
et  coud  de  la  bonneterie.  Cette  occupation,  très  générale  dans 
la  contrée,  vient  directement  de  Troyes,  qui  possède  une  agglo- 
mération considérable  de  fabriques  de  bonneterie,  et  qui  n'est 
distant  que  de  quelques  lieues.  Toutefois,  le  pays  est  trop  essen- 
tiellement agricole  pour  faire  large  place  à  l'industrie.  C'est  un 
surcroît  de  gain  qu'on  accepte,  un  travail  facile  et  de  simple  cou- 
ture qu'onpeut  faire  à  temps  perdu,  mais  cj[ui  ne  rappelle  en  rien 
les  petits  ateliers  de  bonneterie  cjui  fonctionnent  dans  les  alen- 
tours de  Troyes,  à  Estissac,  à  Marey-en-Othe,  à  Aix-en-Othe,  et 
qui  du  reste  tendent  de  plus  en  plus  à  disparaître  en  présence 
du  développement  de  la  grande  manufacture. 

Le  village  comprend  environ  cent  foyers  agglomérés,  avec 
une  large  banlieue  morcelée.  Bien  qu'il  soit  assez  difficile  d'éta- 
blir une  moyenne  dans  le  nombre  d'hectares  et  la  nature  des 
terres  exploités  par  chaque  famille,  je  tenterai  cependant  d'en 
dresser  un  tableau  aussi  exact  que  possible  ;  mais  auparavant  il 
me  semble  utile  de  dire  un  mot  des  mesures  usuelles  du  pays, 
pour  les  employer  ensuite  sans  crainte  d'obscurité.  Il  est  à  re- 
marquer que  ces  unités  de  mesure  sont  toutes  de  petites  mesures, 
ce  qui  s'explique  bien  par  suite  du  morcellement  du  sol,  et  par 
suite  de  la  petite  contenance  de  chaque  pièce  de  terre.  Ainsi  on 
a  :  la  cor^e^  qui  vaut  42  centiares  ;  le  quartier,  25  cordes  ;  le  demi- 
arpent,  21  ares  10,  et  Yarpent,  42  ares  20.  Dans  cette  échelle  de 
mesures,  c'est  donc  l'arpent  qui  est  l'unité  maximum  et  sa  con- 
tenance, comme  on  le  voit,  est  moindre  que  dans  la  plupart  des 
pays,  où  il  vaut  51  et  même  52  ares.  Cela  sans  doute  est  très 


l'épargne  dans  un  village  champenois.  163 

fâcheux  pour  Tapplication  du  système  métrique,  mais  cela  se 
conçoit  très  bien  :  possessions  petites,  mesures  petites.  Ajou- 
tons que  la  mesure  de  capacité  pour  les  vins,  qu'on  récolte  soi- 
même,  subit  jusqu'à  un  certain  point  la  même  influence.  Lupii^ce 
porte  le  nom  de  riston  et  contient  210  litres.  Elle  est  assez  rare- 
ment employée  et  le  véritable  tonneau  courant  est  X-à.  feuillette 
de  liO  litres. 

Chaque  maison  est  accompagnée  généralement  de  ses  étables, 
plus  ou  moins  pauvres,  et  entourée  d'un  jardin,  la  plupart  du 
temps  assez  vaste  pour  y  cultiver  des  légumes,  parfois  même 
quelques  fleurs. 

Pour  ce  qui  est  de  l'exploitation  proprement  dite,  elle  se 
compose  de  terres  labourables,  de  vignes  et  de  prés.  Les  terres 
labourables  forment  un  ensemble  d'une  douzaine  d'arpents 
environ,  répartis  en  une  vingtaine  de  parcelles  disséminées 
aux  quatre  coins  du  territoire  de  la  commune.  Il  en  est  de 
même  des  vignes  qui,  en  quantité  moindre,  ont  une  moyenne 
plus  faible  encore  :  10  à  12  cordes,  réparties  en  cinq  ou  six 
parcelles.  Quant  aux  prés,  on  peut  dire  que  la  moyenne  est  de 
2  arpents  et  demi. 

On  le  voit,  nous  sommes  dans  un  pays  essentiellement  mor- 
celé, toujours  assujetti,  ai-je  besoin  de  le  dire,  au  partage  égal, 
qui  le  subdivise  à  l'infini  et  qui  lui  enlève  une  partie  de  sa 
valeur  par  la  perte  de  temps,  souvent  considérable,  qu'occa- 
sionne dans  le  travail  la  dispersion  des  pièces  de  terre  appar- 
tenant à  une  même  exploitation.  Il  n'est  pas  rare  de  posséder 
une  languette  de  terrain  à  2  ou  3  kilomètres  du  village,  d'une 
contenance  si  infime  que,  quand  on  s'y  rend  pour  la  travailler, 
il  faut  aller  terminer  sa  journée  ailleurs,  ce  qui,  dans  le  fait, 
oblige  assez  souvent  à  se  transporter  à  une  distance  égale 
pour  rejoindre  une  autre  parcelle.  On  voit  immédiatement 
quelle  perte  de  temps  en  résulte,  sans  compter  la  déperdition 
de  forces  du  travailleur.  Arthur  Young,  dans  son  Voyage  en 
France  de  1786,  constate  déjà,  en  explorant  des  contrées  voi- 
sines de  celles  que  je  décris,  l'extrême  morcellement  du  sol  et 
déclare  qu'il  a  vu  des   centaines  de  parcelles  de   10  ares,  de 


164  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

5  ares  et  même  de  2  ares.  Rien  n'est  donc  changé  à  ce  point 
de  vue  :  on  possède  peu,  quelques  hectares  en  tout,  subdi- 
visés en  une  quantité  de  lopins  de  terre,  mais  on  s'y  domie 
tout  entier,  c'est-à-dire  qu'on  y  apporte  tous  ses  soins,  qu'on 
cultive  par  soi-même  et  que  la  plupart  du  temps  on  cultive 
bien.  Donc  pas  de  fermiers,  mais  tous  propriétaires,  exploitant 
eux-mêmes.  Pas  non  plus  de  terrains  communs;  la  propriété 
est  individuelle,  sauf  toutefois  quelques  pâturages  abandonnés 
aux  bestiaux  du  village,  que  conduit  dans  la  belle  saison  un 
gardien  communal.  Vn  nombreux  bétail  n'est  pas  possible  : 
un  ou  deux  chevaux,  forts  et  de  bonne  race,  suffisent  amplement 
à  l'exploitation,  une  ou  deux  vaches  laitières  pour  les  besoins 
du  ménage,  avec  quelques  animaux  de  basse-cour,  poules, 
oies  et  canards.  J'en  dirai  autant  des  instruments  de  travail. 
L'outillage  agricole,  bien  qu'assez  perfectionné,  est  réduit  au 
strict  nécessaire  et  on  évite  soigneusement  les  dépenses  consi- 
dérables qu'entraîne  l'emploi  de  certaines  machines  perfec- 
tionnées et  coûteuses,  dont  la  petite  culture  du  reste  peut  ai- 
sément se  passer.  C'est  ainsi  que,  pour  le  battage  des  grains, 
on  utilise  peu  la  machine  à  vapeur;  on  préfère  les  batteuses  de 
second  ordre  à  moteur  animal,  parce  qu'elles  sont  moins  dis- 
pendieuses. Et  encore  sont-elles  en  quelque  sorte  un  instrument 
banal,  au  sens  féodal  du  mot  :  c'est-à-dire  qu'un  individu  de 
la  collectivité  en  fait  un  jour  la  dépense,  et  elle  sert  ensuite  à 
tous  les  habitants  qui  se  réunissent  entre  eux  pour  fournir  des 
journées  complètes  de  travail.  Dans  bien  des  maisons  encore, 
aux  journées  sombres  d'hiver,  où  l'on  ne  sait  que  faire  dehors, 
le  battement  monotone  des  fléaux  retentit  sur  l'aire  des  gran- 
ges :  c'est  le  moyen  d'employer  les  heures  inoccupées  et  de 
respecter  davantage  la  paille,  qui  sort  toujours  plus  ou  moins 
abîmée  des  machines  mécaniques. 

Si  de  l'examen  des  instruments  de  travail  nous  passons  à  ce- 
lui du  mobilier  meublant  et  personnel,  nous  allons  trouver  une 
parcimonie  plus  grande  encore.  Les  premiers  du  moins  sont 
indispensables  aux  moyens  d'existence;  pai*  le  savoir  de  celui 
qui  les  manie,  ils  sont  des  agents  actifs  de  production  :  le  reste 


L'ÉPARGi\E   DANS    IN    VILLAGE   CHAMPENOIS.  165 

est  chose  secondaire.  Le  mobilier  des  lial)itations  est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  modeste,  mais  solide  cependant,  parce  qu'on 
n'aime  pas  à  le  renouveler  souvent.  La  garde-robe  est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  simple  au  monde;  les  bijoux,  vrais  ou  faux, 
n'ont  pour  ainsi  dire  pas  cours.  Ils  se  réduisent  à  une  montre 
pour  les  hommes,  à  une  chaîne  d'or  pour  les  femmes,  et  à  une 
alliance  quand  elles  sont  mariées.  Le  luxe  est  pour  ainsi  dire 
complètement  banni  de  ces  demeures  d'apparence  plutôt  aus- 
tère, ou,  s'il  s'y  rencontre,  c'est  sous  la  forme  d'une  pendule 
de  plus  ou  moins  mauvais  goût  et  d'un  bufï'et  de  noyer  ou  de 
chêne  ciré,  deux  choses  utiles  en  elles-mêmes,  mais  pour  les- 
quelles on  a  quelque  peu  sacrifié  à  l'œil. 

J'ai  envisagé  jusqu'ici  la  masse  générale  de  la  population  du 
village  de  iM***,  j'en  ai  indiqué  les  occupations  favorites,  j'ai 
parlé  des  propriétaires  en  un  mot,  et  des  propriétaires  agri- 
coles, mais  il  va  sans  dire  qu'à  côté  d'eux,  il  y  a,  comme  dans 
tous  les  villages,  un  petit  noyau  de  commerçants  pour  satisfaire 
aux  besoins  élémentaires  de  la  vie.  De  plus,  nous  voyons  figurer 
les  différents  métiers  qui  répondent  à  la  nécessité  d'avoir  sous 
la  main  les  services  du  maçon,  du  charpentier,  de  la  couturière, 
du  cordonnier,  etc.  Notons  enfin  ceux  que  la  richesse  a  ou- 
bliés, ceux  qui  ne  sont  pas  propriétaires,  ceux  qui,  sans  ca- 
pacités spéciales,  n'ont  que  leur  activité  et  leurs  bras  comme 
capital,  également  aptes  pour  l'ordinaire  à  toutes  sortes  de 
besognes  simples  et  que  je  réunirai  sous  la  dénomination  de 
manouvriers.  Il  est  intéressant ,  à  l'occasion  de  cette  petite 
classe  de  salariés,  de  constater  que  le  salaire  est  toujours  payé 
en  argent  et  généralement  à  la  journée.  Modeste,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  il  tend  tous  les  jours  à  augmenter.  La  couturière, 
qui  autrefois  arrivait  en  journée  à  7  heures  du  matin,  prenait 
15  sous;  aujourd'hui,  elle  en  demande  30  et  n'arrive  que  vers 
9  heures.  Le  charpentier  touche  5  francs,  sans  la  nourriture; 
le  maçon,  seulement  k  francs.  Le  cultivateur  et  le  manouvrier 
se  contentent  généralement  de  2  francs,  mais  avec  la  nourri- 
ture. 

Ici  encore,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué  au  cours  de 


166  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

cette  étude,  la  conséquence  que  Ton  peut  tirer  de  ces  observa- 
tions, c'est  que  tout  converge  vers  l'épargne.  Aux  gains  à  lon- 
gue échéance,  on  préfère  ceux  plus  sûrs  de  chaque  jour;  aux 
paiements  plus  ou  moins  appréciables  en  nature,  on  préfère 
la  pièce  d'argent,  celle  que  nous  allons  voir  tout  à  Them^e  se 
glisser  dans  le  «  bas  de  laine  »  du  thésauriseur,  ou  se  trans- 
former, après  maintes  hésitations,  en  la  parcelle  de  terre  qui 
arrondira  le  patrimoine  et  augmentera  la  propriété  foncière,  la 
seule  vraiment  appréciée. 

On  a  défini  très  justement,  clans  cette  revue  même,  l'épargne 
en  disant  qu'elle  est  «  la  soustraction  des  produits  à  la  consom- 
mation, et  remmagasinement  de  ces  produits  »  (R.  Pinot).  Or, 
c'est  bien  là  le  caractère  dominant  des  populations  que  j'exa- 
mine :  «  on  met  de  côté  »,  on  épargne,  on  est  intéressé.  Et 
cela  est  si  vrai,  que  la  fortune  moyenne  de  chaque  famille  peut 
être  évaluée  à  :20.000  francs.  Et  pour  cela,  que  de  fatigues,  que 
de  peines,  que  de  sueurs,  que  de  privations!  Mais  qu'importe  : 
on  est  riche  ou,  ce  qui  est  équivalent,  on  a  «  du  bien  ».  Il  est 
facile  de  discerner  immédiatement  les  qualités  maîtresses  de 
ce  pays,  qui  sont  l'économie,  l'ordre,  le  travail,  les  meilleurs 
auxiliaires  de  l'épargne  ;  mais  on  conçoit  bien  facilement  aussi 
ses  écarts  qui  résultent  fatalement  de  l'excès  même  de  ces 
précieuses  qualités.  C'est  le  cas  ou  jamais  de  répéter  le  vieil 
adage  latin  :  In  medio  vlrtus!  J'irai  presque  jusqu'à  dire  que 
l'envers  de  la  médaille  est  plus  accentué  que  la  face,  et  qu'il 
en  résulte  une  déviation  fâcheuse  de  tous  les  mobiles  de  la  vie. 
L'épargne  devient  une  hantise,  une  idée  fixe  et,  au  lieu  de 
rester  le  moyen  infiniment  honorable  d'avoir  une  vie  plus 
large,  d'apaiser  les  craintes  de  la  vieillesse,  d'atténuer  les  ha- 
sards de  l'établissement  des  enfants,  elle  devient  le  but,  et 
malheureusement  le  but  unique  de  la  plupart  de  ces  familles. 
Nous  verrons  dans  la  suite  tout  lui  obéir,  tout  s'incliner  devant 
elle,  les  sentiments  les  meilleurs  se  fausser,  l'intelligence  elle- 
même  s'obscurcir,  au  point  d'admettre,  de  la  meilleure  foi  du 
monde,  certains  procédés  plus  ou  moins  indélicats  comme  par- 


l'épargne   dans    un   village   CllA^IPENOIS.  167 

faitement  honnêtes,  dès  que  la  question  d'argent  est  en  jeu. 
Aux  plus  habiles  de  vaincre.  Et  pour  y  atteindre,  chacun  dé- 
ploie une  émulation  au  travail  qui  serait  des  plus  louables,  si 
elle  n'engendrait  comme  conséquence  presque  fatale  l'amour- 
propre  exagéré  et,  la  plupart  du  temps,  l'envie  sourde,  persé- 
vérante, infatigable,  qui  est  assurément  l'un  des  ressorts  les 
plus  puissants  qui  fassent  travailler  ces  gens  jusqu'à  épuisement, 
jusqu'à  extinction.  On  se  privera  de  tout  s'il  le  faut,  on  ne 
dormira  plus,  on  s'acharnera  au  travail;  mais,  coûte  que  coûte, 
on  aura  un  arpent  de  terre  de  plus  que  son  voisin.  Voilà  en 
deux  mots  le  raisonnement  intime  de  la  plupart  de  ces  paysans; 
ou,  s'ils  n'en  arrivent  même  plus  à  bien  se  formuler  ce  rai- 
sonnement, c'est  le  fait  de  l'habitude,  la  résultante  de  la  tradi- 
tion, de  la  seule  tradition  peut-être  qui  soit  encore  bien  vivace. 
L'épargne,  ainsi  chèrement  acquise,  reçoit  deux  destinations  : 
avec  elle,  on  achète  du  terrain,  ou,  ce  qui  est  encore  dans  les 
mœurs  anciennes  du  pays,  on  pratique  l'épargne  du  «  bas  de 
laine  ».  C'est  ce  dernier  moyen  qui  a  toujours  prévalu  dans 
les  temps  troublés  de  notre  histoire  contemporaine.  Ainsi,  en 
1870,  les  vieillards  mettaient  en  lieu  sûr  leurs  économies  —  qui 
montaient  souvent  à  plusieurs  milliers  de  francs  —  les  uns  sous 
l'aire  de  la  grange,  les  autres  dans  leurs  étables  sous  une  pou- 
tre, d'autres  enfin  dans  leur  jardin  au  pied  de  tel  ou  tel  arbre. 
Il  est  très  sérieusement  permis  de  croire  que  plusieurs  de  ces 
sommes  ont  dû  être  complètement  perdues,  soit  par  suite  d'a- 
liénations du  lieu  de  dépôt  après  décès,  soit  par  suite  de  simple 
oubli  de  la  part  des  vieillards  qui  avaient  enfoui  leur  trésor 
dans  ces  conditions.  Je  n'en  veux  pour  preuve  qu'un  fait  qui 
m'a  été  rapporté  et  dont  je  garantis  l'authenticité  :  c'est  la  dé- 
couverte, après  plusieurs  années,  d'une  somme  assez  impor- 
tante en  piochant  dans  les  décombres  d'une  maison.  Je  dois 
ajouter,  pour  être  complètement  exact,  que,  depuis  quelques  an- 
nées, par  suite  peut-être  des  moyens  de  transports  plus  faciles, 
par  suite  de  l'instruction  plus  répandue,  on  se  hasarde  plus 
communément  à  confier  son  capital-argent  à  des  banquiers  et 
à  lui  faire  produire  un  intérêt. 


168  LA.    SCIENCE    SOCIALE. 

Jusqu'ici,  nous  avons  plus  particulièrement  envisagé  la  partie 
en  quelque  sorte  matérielle  de  notre  monographie,  nous  avons 
détaillé  les  causes  du  lieu  et  du  travail,  en  même  temps  que 
la  forme  de  la  propriété,  et  nous  sommes  arrivés,  en  montant 
toujours,  jusqu'à  Tépargne,  qui  est,  d'après  nous,  le  point  cul- 
minant de  l'histoire  sociale  du  paysan  de  cette  partie  de  la 
Champagne. 

Maintenant  il  nous  reste  à  redescendre  l'échelle  des  consé- 
quences. Elles  sont  nombreuses  et  intéressantes.  Si  ardus  et  si 
iiiditférents  qu'aient  pu  paraître  certains  détails  de  mon  étude 
dans  son  début,  ils  étaient  nécessaires  comme  devant  avoir  une 
répercussion  sensible  dans  la  suite  de  mes  observations,  en 
abordant  la  partie  la  plus  attrayante,  si  je  ne  me  trompe,  de 
mon  exposé,  l'histoire  des  mœurs  de  ce  pays,  la  genèse  et  le 
mode  de  développement  des  familles,  en  les  faisant  revivre 
elles-mêmes  autant  qu'il  se  peut  pour  en  noter  les  traits  saillants 
et  par  là  même  les  distinguer  nettement  et  consciemment  de 
leurs  voisins,  dont  ils  diffèrent.  C'est  ce  qui  fait  l'utilité  de  la 
géographie  sociale  :  elle  tire  de  là  son  puissant  intérêt. 

La  famille  n'existe  pour  ainsi  dire  que  de  nom,  et  bien  qu'on 
«  cousine  »  beaucoup  dans  le  village  de  M***,  plus  que  partout 
ailleurs,  les  liens  réels  de  la  parenté  font  défaut.  La  douceur 
du  foyer,  qui  fait  le  charme  de  certains  pays,  où  l'on  aime  à 
se  retrouver  au  soir  de  laborieuses  journées  au  milieu  de  ses 
enfants,  est  absente  de  ce  pays  champenois.  Ce  qui  constitue 
le  cadre  même  de  la  famille  n'existe  pas. 

La  femme  est  l'associée  du  travail  du  mari,  à  la  maison,  aux 
champs,  partout.  Elle  sarcle  au  printemps,  c'est-à-dire  qu'elle 
passe  des  journées  entières  à  arracher  minutieusement  des  ré- 
coltes futures  les  mauvaises  herbes  et  les  chardons;  elle  fane 
et  emmeule  au  moment  des  foins,  avec  une  énergie  souvent 
égale  et  quelquefois  supérieure  à  celle  de  l'homme,  se  débar- 
rassant du  caraco,  incommode  pour  ces  rudes  besognes,  ne 
conservant  qu'une  jupe  courte,  adaptée  aux  évolutions  rapides, 
coiffant  un  large  chapeau  de  paille  pour  se  préserver  du  soleil. 


l'épargne   dans   un   village    CFIAMPENOIS.  169 

Au  temps  des  moissons,  elle  ratèle,  fait  les  gerbes,  constitue 
les  moyettes,  en  un  mot  laisse  à  l'homme  le  fauchage,  et  s'oc- 
cupe du  reste,  souvent  même  du  chargement  des  voitures.  Aux 
vignes,  c'est  elle  qui  école  et  qui  vendange.  La  culture  et 
l'entre  tien  du  jardin,  attenant  à  sa  maison,  sont  presque  exclu- 
sivement son  affaire.  Qui  ne  voit  immédiatement  que,  dans  ce 
centre  familial,  il  n'y  a  place  que  pour  le  travail  qui  conduit  à 
l'épargne  ?  Le  mariage,  guidé  par  l'intérêt,  unit  deux  forces, 
deux  énergies  laborieuses,  deux  volontés  qui  tendent  au  même 
but,  et  non  deux  cœurs  qui  s'aiment,  deux  âmes  qui  cherchent 
à  s'élever.  Aussi,  de  l'éducation  des  enfants,  l'idée  motrice  do 
Dieu  est  généralement  absente.  On  croit  plus  aux  conseils  d'é- 
conomie, au  miroitement  de  la  richesse,  à  la  crainte  de  la  pau- 
vreté comme  stimulants  du  travail  pour  les  enfants,  qu'à  l'austère 
devoir  du  labeur  présenté  comme  une  loi  de  Dieu,  et  c'est  peut- 
être  la  seule  tradition  qui  se  conserve  de  famille  à  famille  et 
qui  constitue  par  là  même  Ja  tradition  du  pays  tout  entier. 

A  part  cette  direclion  générale  de  l'esprit,  les  enfants  croissent 
un  peu  comme  ils  veulent,  recueillant  de  leur  passage  à  l'école 
un  vernis  superficiel,  qui  les  rend  souvent  hautains  et  préten- 
tieux, et  les  pousse  dans  leurs  manières  à  l'imitation  malheu- 
reuse et  maladroite  d'individus  plus  élevés  qu'eux. 

Leur  établissement  par  le  mariage  les  éloigne  généralement 
du  pays,  par  suite  de  la  baisse  presque  constante  de  la  popu- 
lation, qui  n'est  actuellement  que  de  370  habitants,  alors  que, 
il  y  a  sept,  ou  huit  ans  seulement,  elle  était  de  450.  Chaque 
année  donc,  ce  sont  de  nouveaux  départs,  le  plus  souvent  mo- 
tivés par  le  mariage,  mais  quelquefois  par  la  ruine,  car  on  est 
alors  l'objet  d'une  pitié  méprisante  qui  fait  qu'on  a  tout  intérêt 
à  émigrer  pour  tâcher  de  remonter  son  bilan  d'une  façon  ou 
d'une  autre.  Les  célibataires  vieux  garçons  sont  nombreux  et 
certains  sont  légendaires  par  les  manies  inévitables  qu'ils  acquiè- 
rent dans  cette  vie  d'iiomme  seul,  n'ayant  dans  l'esprit  qu'uno 
idée  fixe,  celle  de  gagner  de  l'argent.  Ils  ne  sont  généralement 
pas  mal  considérés,  parce  que  leur  magot  est  souvent  inqDortant 
—  et  ardemment  convoité  par  les  neveux  et  nièces,  qui  ne  leur 

T.    XXXIII.  12 


170  •  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

ménagent  pas  certaines  prévenances  attentionnées,  dont  ils  sont 
du  reste  loin  d'être  dupes.  La  domesticité  est  généralement 
inconnue  dans  ce  village  de  petite  culture,  où  les  bras  de  la 
famille,  y  compris  ceux  de  la  femme,  bien  entendu,  suffisent 
largement  à Texploitation.  Deux  raisons  ruinent  presque  entière- 
ment l'autorité  morale  des  vieillards  :  ils  ne  peuvent  plus  pro- 
duire et  ils  coûtent  à  entretenir.  Leur  rôle  est  donc  fini  :  on  les 
tolère,  tout  en  souhaitant  peut-être  la  fin  des  dépenses  inutiles 
et  la  réalisation  de  l'héritage  qu'une  vie  prolongée  fait  parfois 
trop  attendre. 

Nous  venons  d'étudier  en  détail  la  structure  de  ces  populations 
particulières  de  la  Champagne  :  entrons  maintenant  dans  leur 
existence  même,  considérons  les  différents  éléments  qui  cons- 
tituent leur  modus  viveiidi  habituel,  les  accidents  qui  viennent 
dévier  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  le  cours  régulier  et  mono- 
tone de  leur  existence,  les  faits  saillants  qui  la  dominent,  les 
petits  faits  de  tous  les  jours  qui  la  composent,  le  cadre  dans 
lequel  elle  se  meut,  toujours  ou  à  peu  près  toujours  le  même. 

En  fait,  cette  existence  est  bien  près  d'être  celle  d'un  ascète 
sans  préoccupations  morales  ni  religieuses,  d'un  Spartiate 
modernisé,  où  Plutus  a  vaincu  Mars.  Même  sobriété  dans  la 
nourriture  :  le  pot-au-feu  ne  revient  pas  tous  les  jours  sur  la 
table  de  ces  paysans  riches;  la  plupart  du  temps,  ils  se  con- 
tentent de  légumes,  d'œufs  ou  de  lard,  auquel  ils  ajoutent 
quelquefois  un  morceau  de  porc  frais  ou  de  «  salé  ».  Leur  bois- 
son ordinaire  est  ce  qu'ils  appellent  du  u  râpé  »,  ou  piquette, 
confectionné  avec  les  marcs  déjà  utilisés  et  qui  a  un  vague 
goût  du  vin  aigre,  fortement  additionné  d'eau. 

Pour  ce  qui  est  de  l'habitation,  elle  est  généralement  bien 
construite  et  solide,  mais  un  peu  massive  de  formes  et  sans 
élégance.  C'est  le  foyer,  autour  duquel  ne  s'asseoit  qu'une 
famille  réduite  à  un  ou  deux  enfants  au  plus  :  d'où  il  suit  que 
la  réunion  de  deux  ou  trois  chambres  suffit  amplement.  «  La 
stérilité  étant  un  des  traits  ordinaires  de  ce  régime,  remarque 
Le  Play  en  étudiant  la  famille  instable,  les  habitations  se  ré- 


L  EPARGNE   DANS    IN   VILLAGE    CHAMPENOIS. 


171 


tluisent  aux  proportions  strictement  nécessaires  pour  iotrer 
deux  époux  et  deux  jeunes  enfants  (1).  » 

La  maison  se  compose  ordinairement  d'une  vaste  cuisine, 
qui  sert  en  même  temps  de  salle  à  manger  et  de  chambre  à 
coucher,  et  communique  avec  un  «  cabinet  »  où  l'enfant  cou- 
che. Un  couloir  la  sépare  d'une  chambre  plus  soignée,  ornée 
d'une  glace  et  de  meubles  en  bois  vernis  ou  ciré,  décorée  du 
titre  de  belle  chamhre;  on  s'en  sert  rarement,  elle  est  en  quel- 
que sorte  le  luxe  de  la  maison. 

Je  donne  ici  ce  plan  : 


-I H 


J 


[ 


1.  —  Cuisine.  2.  —  (:al)inet. 

3.  —  Couloir.  4.  —  Belle  chambre. 

5.  —  Chambre  de  débarras  ou  laiterie. 

En  ce  qui  concerne  le  vêtement,  une  évolution  vers  le  luxe 
de  mauvais  goût  se  produit  insensiblement.  A  la  grande  sim- 
plicité d'autrefois,  succède  un  besoin  de  frapper  l'œil  par  des 
parures  éclatantes,  des  imitations  malheureuses  des  modes 
(le  Troyes,  importées  dans  le  village  avec  le  travail  de  la  bon- 
neterie. La  jeune  fille  ou  la  jeune  femme  se  hâte,  dans  ses 
courts  loisirs,  de  coudre  quelques  douzaines  de  gilets  ou  de 
bas  de  coton  pour  se  permettre  d'ajouter  quelques  garnitures 
voyantes  à  sa  robe  de  pacotille  ou  quelques  fleurs  à  son  cha- 
peau de  mauvaise  qualité.  La  chaîne  d'or, l'alliance  et  le  gobelet 
d'argent,  seuls  bijoux  convoités  par  les  jeunes  filles  riches 
d'autrefois,  sont  remplacés  par  les  pendants  d'oreille  de  clin- 


(1)  Le  Play.  Réforme  sociale  en  France,  t.  II,  ch.  xxxiv. 


172  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

quant  et  les  chaînes  de  montre  plus  ou  moins  chargées  d'imita- 
tions de  perles  fines  et  de  pierres  précieuses. 

L'homme  au  contraire  en  est  resté,  sous  le  rapport  du  costume, 
aux  anciennes  traditions.  La  redingote  noire  et  le  chapeau  de 
soie  de  son  mariage  font  tous  les  frais  de  son  élégance  plutôt 
rudimentaire.  Il  revêt  ce  vêtement  indistinctement  aux  mariages 
et  aux  enterrements  auxquels  la  parenté  ou  le  voisinage  l'appel- 
lent à  assister,  uniques  occasions  du  reste  qu'il  a  de  sortir  ;  et 
cela  donne  à  ces  réunions  un  original  cachet  de  modes  bigar- 
rées et  confondues,  ailleurs  disparues  depuis  des  années. 

Puis,  soigneusement  brossé,  le  costume  est  remis  dans  l'ar- 
moire, jusqu'à  la  première  circonstance  heureuse  ou  malheu- 
reuse, faisant  place  aux  vêtements  de  travail,  la  blouse,  sou- 
vent remplacée  par  le  gilet  noir  à  manches,  le  pantalon  de 
coutil  ou  de  drap  rayé .  les  forts  souliers  à  clous  et  les  guêtres 
de  cuir  ou  de  coutil.  C'est  qu'il  faut  être  outillé  pour  les  rudes 
travaux  de  labour,  et  le  costume  simple  et  solide  sied  à  mer- 
veil  pour  cet  usage. 

La  constitution  physique  de  ces  gens  est  bonne  et,  si  les  soins 
de  l'hygiène  sont  presque  nuls,  c'est  à  leur  vie  constamment 
en  plein  air  qu'il  faut  attribuer  leur  bonne  santé.  On  a  remar- 
qué souvent  avec  beaucoup  de  raison  combien  le  moral  influe 
sur  le  physique.  Dans  notre  étude,  cette  constatation  reçoit  une 
nouvelle  confirmation.  Au  moral  que  nous  avons  décrit,  devait 
correspondre   un  physique   qui  reflétât  en   quelque   sorte  les 
pensées  et  les  préoccupations  intmies,  et  il  existe  bien  en  effet. 
La  physionomie  de  ces  laboureurs  a  je  ne  sais  quoi  de  sévère 
et  de  froid.  On  lit  sur  ces  figures  tannées  de  travailleurs  plus 
de  méfiance  que  de  gaieté,  plus  de  réflexion  que  de  spontanéité. 
Et  la  démarche  elle-même  s'en  ressent;  elle  n'est  point  vive, 
alerte,  rapide,  mais  lourde,    lente,  je   dirai  presque  calculée, 
de  même  que  la  parole  qui  conserve  quelque  chose  de  solen- 
nel dans  les  sujets  les  plus  frivoles,  dont  la  tonalité  est  grave, 
sans   saillies  d'aucune  sorte,  avec  quelque    chose   de    dur  et 
d'Apre  dans  l'accentuation  des  mots.  Le  langage  avec  cela   est 
sobre,  se  contentant  d'un  mot,  sous-entendant  le  reste,  laissant 


l'épargne  dans  un  village  champenois.  1T.'] 

l'impression  d'une  énorme  énergie  intérieure,  qui  a  conscience 
d'elle-même  et  veille  à  ne  point  se  prodiguer  en  des  manifes- 
tations inutiles. 

Ce  caractère,  qui  s'affirme  de  plus  en  plus  à  mesure  que 
notre  étude  se  poursuit,  se  révèle  dune  façon  fort  curieuse, 
quand  on  le  considère  au  point  de  vue  des  récréations,  dont 
généralement  tous  les  hommes  sont  avides.  Ici,  c'est  presque 
l'inverse  qui  se  produit  ;  et  cela  résulte  bien  du  sentiment  de 
l'épargne  développé  à  l'excès  et  qui  est  la  note  dominante  du 
caractère.  Pas  de  dimanches,  ni  de  fêtes,  c'est  une  perte  de 
temps;  ou,  si  du  moins  on  s'accorde  quelques  heures  de  répit, 
c'est  l'été,  l'après-midi,  qu'on  emploie  en  promenade  solitaire  au 
milieu  de  ses  terres,  jouissant  silencieusement  de  ses  efforts, 
passant  en  quelque  sorte  l'examen  des  travaux  de  la  semaine, 
jetant  un  regard  d'ensemble  sur  ce  qui  est  fait  —  et  sur  ce 
qui  reste  à  faire  :  un  fossé  à  creuser,  une  borne  à  consolider, 
arrachant  de-ci  de-là  une  herbe  folle  qui  s'est  glissée  dans  la 
récolte,  avec  une  coquetterie  d'amant  pour  sa  maîtresse,  la 
terre.  L'hiver,  on  quitte  la  charrue  à  la  chute  du  jour,  quand 
le  travail  devient  impt)ssible,  et  on  passe  quelques  heures  au 
café,  pendant  lesquelles  on  cause  de  ses  affaires  et  on  joue 
aux  cartes.  Il  est  à  noter  que  les  jeux  favoris  sont  ceux  qui 
demandent  le  plus  de  calcul  et  de  réflexion  :  la  tension  d'es- 
prit devient  aussi  grande  qu'au  travail,  non  pas  tant,  je  crois, 
dans  l'espérance  d'un  gain  toujours  très  modique,  que  par 
amour  de  l'effort,  de  la  difficulté  et  du  travail. 

Les  fêtes  de  village,  autrefois  si  suivies  et  si  gaies,  tombent 
d'année  en  année.  Aux  danses  de  plein  air  et  de  jour  succè- 
dent les  bals  de  nuit,  auxquels  la  jeunesse  seule  assiste.  Les 
réunions  joyeuses  de  famille  sont  très  rares.  On  n'a  cure  de 
toutes  ces  bagatelles,  et  de  plus,  ce  qui  est  une  raison  plus 
radicale,  on  n'a  pas  de  famille. 

C'est  aussi  le  composé  de  ces  deux  éléments,  la  difficulté  et 
le  lucre,  qui  excitent  les  deux  ou  trois  chasseurs  de  la  com- 
mune, avec  un  dédain  déclaré  pour  le  plaisir  même  de  la 
chasse,  à  rechercher  le  lièvre  de  préférence  à  la  perdrix,   le 


17  4  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

plus  gros  gibier,  celui  qui  a  le  plus  de  valeur,  de  préférence 
au  petit,  fût-il  plus  succulent,  comme  la  caille  et  la  perdrix. 

Les  marchés  et  les  foires,  qui,  dans  certaines  provinces,  sont 
l'occasion  d'une  concentration  générale  des  paysans  de  la  con- 
trée, n'ont  qu'une  importance  tout  à  fait  secondaire.  On  achète 
peu  et  on  a  peu  à  vendre.  Mieux  vaut  donc  éviter  les  tenta- 
tions de  dépenses  de  ces  réunions  qui  sont  en  même  temps 
une  perte  de  temps,  et  faire  de  cette  journée  une  journée  de 
travail  incessant  comme  les  autres.  Si  quelques  produits  de 
cour,  comme  des  œufs,  du  beurre  ou  des  volailles,  sont  à 
vendre,  la  femme  est  là,  qui  évite  d'employer  un  cheval  et 
porte  à  dos,  à  des  distances  parfois  fort  éloignées,  les  produits 
de  la  basse-cour.  Depuis  la  création  d'une  ligne  de  chemin  de 
fer  conduisant  à  Troyes,  on  fait  quelques  voyages  au  chef-lieu, 
à  des  époques  déterminées,  par  exemple  au  moment  des 
«  foires  »,  ou  pour  des  besoins  personnels,  achats  plus  ou  moins 
importants  ou  placements  d'argent. 

En  somme,  Texistence  est  médiocre;  il  n'y  a  pas,  dans  ce 
village,  de  bourgeois,  à  proprement  parler,  et  c'est  une  con- 
séquence de  l'épargne  plus  que  du  morcellement.  Ce  sont  les 
paysans  eux-mêmes  qui  forment  la  classe  supérieure.  Nous 
avons  vu  la  sobriété  de  leur  vie,  l'économie  générale  de  leur 
existence,  qui  se  passe  des  récréations  hal^ituellement  si  re- 
cherchées, et  la  façon  singulière  dont  ils  s'y  adonnent,  dans 
des  cas  rares,  se  refusant  toute  détente  morale,  et  recherchant 
la  difficulté  dans  les  jeux  comme  dans  le  travail,  pour  y  ap- 
pliquer leur  effort. 

Après  avoir  étudié  la  famille  ouvrière  dans  son  organisation, 
dans  son  mode  et  ses  moyens  d'existence,  il  nous  faut  examiner 
les  différentes  phases  de  cette  existence,  après  quoi,  pour  ter- 
miner la  description  complète  de  la  vie  privée  de  ces  paysans, 
nous  rechercherons  en  quoi  ces  familles  sont  instables  et  pour- 
quoi elles  le  sont.  Nous  terminerons  enfin  par  un  rapide  ex-posé 
de  la  vie  pubhque.  telle  quelle  se  manifeste  dans  ce  petit 
village  champenois. 

Les  naissances,  je  l'ai  déjà  signalé,  sont  réduites  au  plus  pe- 


l'épargne  dans  un  village  cuampenois.  475 

tit  nombre.  Il  est  rare  de  trouver  plus  de  un  ou  deux  enfants  par 
famille,  et  il  est  reg-rettahle  d'avoir  à  constater  les  fréquentes 
bouderies  qui  accueillent  la  venue  d'un  second  ou  d'un  troi- 
sième enfant.  La  famille,  au  lieu  d'être  à  la  joie  si  naturelle 
d'une  prochaine  naissance,  laisse  volontiers  éclaier  publique- 
ment son  désappointement  et  sa  désolation,  tandis  que  des  voi- 
sins charitables  en  cette  occurrence  participent  à  ces  récrimina- 
tions en  guise  de  condoléances.  Rien  de  plus  fréquent  que  ces 
apostrophes,  plus  bêtes  que  méchantes,  à  l'adresse  des  aînés 
qui  vont  avoir  un  petit  frère  :  «  Maintenant,  mon  pauvre  gar- 
çon, les  pièces  de  cent  sous  ne  vaudront  plus  que  2  fr.  50.  »  Il 
est  juste  d'ajouter  que  ces  plaintes  cessent  au  seuil  du  berceau, 
et  qu'une  même  afiPection  entoure  les  enfants  indistinctement, 
dès  qu'ils  sont  nés.  Cette  constatation  faite,  il  est  inutile  de 
dire  qu'il  ne  se  produit  jamais  d'adoption  dans  le  pays.  Et  cepen- 
dant, on  trouve  dans  beaucoup  de  ménages  stériles  un  enfant 
assisté.  Les  demandes  d'enfants  à  l'hospice  de  Troyes  sont  nom- 
breuses chaque  année.  N'est-ce  point  là  une  contradiction  à 
l'observation  précédente?  En  aucune  façon.  Si  l'enfant  ainsi 
recueilli  est  une  source  de  frais  pour  la  famille  qui  le  reçoit, 
il  est  aussi  une  source  de  produits,  non  seulement  par  les  ser- 
vices qu'il  rend,  mais  par  les  indemnités  que  l'on  touche  pour 
le  garder.  En  fait,  c'est  un  domestique  sans  gages,  sans  entre- 
tien, puisqu'on  en  est  remboursé,  qui  souvent  du  reste  devient 
un  bon  sujet  que  Fou  prend  en  affection.  Et  voilà  comment, 
en  réalité,  la  filiation  naturelle  se  voit  souvent  supplantée  en 
quelque  sorte  par  une  filiation  factice.  Il  arrive  fréquemment 
que,  pour  ne  pas  diviser  l'héritage,  l'un  des  enfants,  quand  ils 
ne  sont  que  deux,  reste  dans  le  célibat.  Beau  dévouement  qui 
n'a  pas  la  reconnaissance  auquel  il  aurait  droit.  C'est  un  oncle 
à  héritage,  dont  on  surveille  les  faits  et  gestes  attentivement, 
tant  on  craint  qu'il  ne  dissipe  le  patrimoine  que  les  neveux  ou 
nièces,  dès  le  plus  bas  âge,  considèrent  d'ores  et  déjà  comme 
un  bien,  dont  l'usufruit  seul  n'est  point  encore  revenu  entre 
leurs  mains.  Le  mariase  d'un  vieux  garçon  ferait  naître  des 
haines  très  vives,  s'il  se  produisait.  Mais  les  célibataires  connais- 


176  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

sent  leur  devoir;  ils  se  résignent  à  rester  vieux  garçons,   pour 
les  autres. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  partages  deviennent  nécessaires,  s'il  y 
a  plusieurs  enfants;  ou  c'est  la  vente  des  biens,  s'il  n'y  a  point 
de  postérité  lialnle  à  succéder.  De  là  découle  l'emploi  très  fré- 
quent des  hommes  de  loi  de  toutes  catégories,  notaire,  avoué, 
juge  de  paix,  arpenteur.  Des  procès  souvent  interminables  s'en- 
gagent; on  ne  veut  pas  être  lésé  pour  un  centime  et  on  dépense 
de  gaieté  de  cœur  des  sommes  considérables  pour  se  défendre 
delà  plus  petite  atteinte  portée  à  sa  propriété.  Les  actions  en 
bornage  encombrent  le  prétoire  du  juge  de  paix,  car  c'est  une 
fraude  journalière  que  de  reculer  une  borne  pour  gagner  in- 
sensiblement quelques  cordes  de  terrain.  Si  une  succession, 
faute  d'héritiers  directs,  oblige  à  une  vente  publique,  on  voit 
alors  apparaître,  comme  dans  tous  les  pays  à  famille  instable, 
le  marchand  juif,  qui  achète  en  bloc  à  un  prix  modéré,  poui' 
revendre  ensuite  au  détail  à  un  prix  beaucoup  plus  élevé.  On 
guette  volontiers  Tarpent  qui  vous  touche,  mais  on  ne  peut  pas 
et  on  ne  veut  pas  s'embarrasser  du  reste.  Le  juif  vient  alors, 
avec  son  activité  merveilleuse,  sa  faconde,  son  adaptation  exacte 
au  pays  où  il  opère,  ses  offres  engageantes,  ses  délais  de  paie- 
ment, ses  feintes  largesses  —  et  le  paysan  achète  quelquefois 
beaucoup  plus  qu'il  n'en  avait  l'intention,  et  beaucoup  plus 
cher  qu'il  n'aurait  voulu.  L'intermédiaire  spéculateur  encaisse 
le  bénéfice,  enlevant  au  pays  l'argent  qui  aurait  dû  y  demeu- 
rer, et  le  prix  des  ferres  ]jaisse  ainsi  insensiblement  d'amiée 
en  année. 

Un  fait  particulier  au  pays  que  j'étudie  mérite  d'être  relaté  en 
cette  partie  de  mon  travail,  c'est  la  fréquence  des  incendies.  Us 
se  renouvellent  presque  chaque  année  pendant  la  saison  hiver- 
nale et  sont  presque  toujours  l'œuvre  de  la  malveillance.  Je 
connais  tel  gros  propriétaire  du  village  qui  vient  successivement 
de  voir  brûler  deux  ou  trois  de  ses  immeubles.  C'est  l'envie  ou 
la  vengeance  qui  se  traduisent  sous  cette  forme,  de  préférence  à 
d'autres,  parce  qu'elle  est  plus  difficilement  punissable.  La  ven- 
geance revêt  aussi  souvent  la  forme  de  lettre  anonvme,  conte- 


l'épargne  dans  un  village  champenois.  177 

nant  des  calomnies  contre  les  personnes,  ou  des  menaces  contre 
les  propriétés  ou  les  individus. 

Notons  encore  en  dernier  lieu,  sans  en  rechercher  la  cause, 
que  beaucoup  de  vieillards,  hommes  et  femmes,  sur  le  déclin 
de  leur  vie,  tombent  dans  un  état  mental  voisin  de  la  folie,  dont 
l'expression  «  reviennent  en  enfance  »,  détermine  assez  bien  les 
caractères. 

L'individu  que  nous  venons  d'étudier  dans  les  différentes  ma- 
nifestations de  son  existence,  et  plus  spécialement  dans  le  cadre 
où  il  se  meut  journellement,  la  famille,  ne  trouve  point  préci- 
sément dans  l'organisation  familiale  le  remède  que  nécessiterait 
son  manque  d'initiative  privée.  M.  Demolins  a,  dans  cette  Revue 
même  (1),  indiqué  exactement  les  causes  de  cette  dissolution  fa- 
miliale. Le  patronage  naturel,  que  l'on  trouve  généralement 
dans  la  famille  ou  le  milieu  social  auquel  on  appartient,  souvent 
même  dans  les  réserves  d'énergie  privée  et  d'initiative  dont 
certains  peuples  sont  dotés,  fait  ici  complètement  défaut.  Il  faut 
alors  avoir  recours  à  un  patronage  en  quelque  sorte  artificiel. 
En  certains  pays,  il  se  trouve  dans  la  religion,  qui,  par  sa  haute 
puissance  morale  et  directrice,  remédie  tant  bien  que  mal  aux 
défauts  d'une  organisation  sociale  déviée.  Ce  n'est  point  ici  le 
cas.  La  population,  entièrement  catholique,  est  d'une  indiffé- 
rence lamentable  pour  tout  ce  qui  concerne  le  culte  privé  ou 
public.  Le  curé  est  considéré  comme  un  des  fonctionnaires  de 
la  commune,  Tun  des  moindres,  qui  préside  aux  enterrements 
et  aux  mariages  ainsi  que  le  maire  dans  sa  mairie,  mais  dont  on 
ignore  et  veut  ignorer,  d'une  façon  absolue,  la  mission  apostoli- 
que et  sociale.  Aussi  peut-on  dire  que  le  curé  jouit  dans  sa  pa- 
roisse d'une  tranquillité  parfaite,  si  tant  est  qu'on  puisse  appeler 
tranquillité  pour  un  prêtre  le  fait  d'entretenir  des  rapports  polis 
avec  tous  ses  paroissiens,  et  de  faire  tous  ses  offices  dans  une 
église  aux  trois  quarts  vide.  L'esprit  du  paysan  est  trop  terre-à- 
terre,  trop  absorbé  par  la  formation  du  pécule,  pour  concevoir 
un  devoir  de  religion.  Mais,  si  ce   positivisme  matérialiste  lui 

(1)  Science  sociale,  t.  V^  p.  20  et  21. 


178  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

enlève  toute  la  sève  que  la  foi  communique  à  un  peuple  reli- 
gieux, il  s'écarte  d'un  autre  écueil,  celui  des  pratiques  supers- 
titieuses, dont  il  se  moque.  Cette  absence  d'esprit  religieux 
explique  le  peu  de  vocations  ecclésiastiques  qui  se  révèlent  dans 
le  pays;  ce  qui  produit,  en  s'étendant  à  la  plupart  des  paroisses 
du  diocèse,  une  pénurie  extrême  de  prêtres;  de  là  des  binages 
nombreux  pour  radministration  régulière  des  sacrements  et  la 
célébration  des  offices. 

On  pourrait  croire  que  l'agglomération  des  habitations  favo- 
rise le  voisinage  et  crée  ainsi  une  sorte  de  lien  social,  sur  lequel 
l'individu  s'appuie  faute  de  mieux.  Il  a  existé  autrefois,  se  ma- 
nifestant dans  des  veillées  communes,  pendant  lesquelles  les 
voisins  se  réunissaient  pour  casser  des  noix  et  lire  le  feuilleton 
passionnant  de  quelque  journal  local.  Le  sentiment  de  l'épargne, 
en  s'exagérant,  a  ruiné  ces  anciennes  coutumes,  qui  n'existent 
pour  ainsi  dire  plus,  etannilité  du  même  couples  bienfaits  de 
la  solidarité  sociale,  qui  en  seraient  résultés. 

Les  appuis  artificiels  sur  lesquels  l'individu  trouve  une  aide, 
sont  les  hommes  de  la  loi  et  l'association  forcée  qu'est  la  com  - 
mune . 

Remarquons  que  l'instruction  générale  est  assez  développée, 
surtout  le  «  calcul  »  et  le  droit  usuel,  qui  sont  par  excellence  les 
deux  rouages  les  plus  indispensables  à  l'épargne,  l'un  qui  la  me- 
sure, l'autre  qui  la  conserve.  Aussi  les  positions  les  plus  recher- 
chées, les  plus  cotées,  sont-elles  celles  qui  touchent  de  près  ou 
de  loin  à  l'une  de  ces  deux  branches  du  savoir.  Souvent  les  en- 
fants des  riches  cultivateurs  vont  à  Troyes  pour  un  an  ou  deux 
dans  une  pension  de  second  ordre,  et,  s'ils  ne  se  remettent  pas  à 
l'agriculture  ensuite,  ils  deviendront  ou  notaires,  ou  juges  de 
paix,  ou  géomètres,  ou  huissiers,  ou  instituteurs,  c'est-à-dire  qu'ils 
prendront  l'une  des  positions  les  plus  enviées  dans  le  village  par 
l'importance  des  matières  dont  elles  s'occupent.  On  a  sans  cesse 
besoin  du  géomètre,  du  notaire,  pour  un  arpentage  ou  une 
vente  ;  et  le  fait  est  que  ces  situations,  si  souvent  précaires  dans 
certains  pays,  deviennent  très  lucratives  et  fort  importantes  dans 
ces  contrées  morcelées  de  la  Champagne.   Il  n'est  pas  rare  de 


l'ÉI'ARGNE   dans    in    village    ClIAMPEiVOIS.  170 

trouver  par  exemple  des  études  de  notaire  fort  achalandées  dans 
de  tout  petits  pays,  qui  ne  sont  même  pas  cantons.  L'homme  de 
loi  devient  donc  pour  toutes  ces  raisons  le  tuteur  du  paysan  : 
il  est  en  effet  le  réel  ministre  de  son  pécule,  il  lui  en  transmet  la 
propriété,  lui  en  assure  la  possession  et  la  lui  conserve,  veille  à 
ce  qu'il  en  soit  fait  transmission  intégrale  à  Théritier  ou  aux  hé- 
ritiers. Le  paysan  a  donc  foi  entière  en  lui,  s'humilie  volontiers 
devant  la  science  juridique  que  cet  homme  possède,  et  il  s'assi- 
mile fort  bien  les  éléments  pratiques,  qui  lui  seront  au  besoin 
une  arme  pour  défendre  «  son  bien  ». 

A  cette  tutelle  des  gens  de  loi,  s'en  adjoint  une  autre,  plus  ar- 
tificielle encore,  dans  les  différents  membres  de  l'association 
communale.  Être  maire  ou  conseiller  municipal  est  l'honneur  le 
plus  ardemment  convoité,  parce  qu'il  donne  une  part  d'autorité 
dans  l'administration  de  la  commune.  «  Monsieur  le  Préfet  »  est 
le  juge  d'appel  de  tous  les  différends  administratifs.  C'est  encore 
une  sorte  d'homme  de  loi,  dont  la  protection  est  précieuse  et  qui 
peut  utilement  patronner.  Tous  les  rouages  de  la  commune  sont 
également  développés  :  par  exemple,  le  garde  champêtre  est  bien 
là  réellement  et  plus  que  partout  ailleurs  l'agent  de  la  police 
municipale.  lien  résulte  qu'on  a  un  respect  indiscuté  et  presque 
servile  pour  tout  ce  qui  est  Fautorité  ou  s'en  rapproche.  Ce 
cadre  fortement  constitué  de  la  commune  offre  à  l'individu 
essentiellement  instable  une  aide  toute  préparée  et  merveilleu- 
sement adaptée  à  ses  besoins  sociaux. 

Individualiste  d'instinct,  mais  sans  initiative  personnelle,  sans 
Fadndrable  force  créatrice  et  civilisatrice  du  particulariste,  le 
paysan  de  cette  contrée  champenoise  ne  possède  pas  non  plus 
les  qualités  de  l'individu  à  formation  communautaire.  Produit 
hybride,  il  rentre  bien  dans  la  classification  sociale  de  l'être  ins- 
table, vivant  seul,  sans  progrès  et  sans  appui,  cherchant  non 
pas  à  produire  plus,  mais  à  dépenser  moins,  rêvant  non  de  for- 
tune, mais  d'épargne. 

Henri  Brun. 


LE  MOUVEMENT  SOCIAL 


I.  —  A  PROPOS  DU  FEU 

Nous  recevons  la  lettre  suivante  : 

Monsieur, 

A  la  fin  de  votre  méditation  sur  le  feu,  dans  le  dernier  numéro  de  la 
Science  sociale,  vous  invitez  vos  lecteurs  à  reprendre  le  même  su- 
jet pour  le  traiter  à  de  nouveaux  points  de  vue.  Permettrez-vous  à 
un  de  vos  abonnés  d'apporter  à  cette  étude  sa  modeste  contribu- 
tion ? 

J'ajouterai  deux  chapitres  à  ceux  que  vous  avez  développés,  tous 
deux  afin  de  montrer  la  valeur  éducatrice  du  feu. 


I.    —  LA   SCIENCE    DU    FEU    ET   L  EDUCATIOX    DE   L  ESPRIT. 

La  vieille  sagesse  d'autrefois,  qui  avait  eu  le  temps  de  se  clarifier 
peu  à  peu  et  de  se  cristalliser  en  proverbes,  disait  à  ce  propos  qu'une 
fille  n'était  pas  bonne  à  marier  avant  de  savoir  faire  marcher  un  feu. 
Ce  n'est  pas  au  hasard  que  nos  pères  avaientchoisi  ce  critérium.  Il 
y  avait  dans  le  ressort  de  la  ménagère  d'autres  opérations  aussi  im- 
portantes en  elles-mêmes,  de  plus  difficiles,  et  d'autres  où  se  ju- 
geaient mieux  le  caractère  ou  l'activité  de  la  future  épouse.  Mais  il 
n'y  en  avait  pas  où  put  se  faire  aussi  clairement  la  preuve  que  l'en- 
fant était  devenu  capable  de  réfléchir,  et  de  plier  son  esprit  au  sens 
réel  de  la  vie. 

C'est  qu'un  feu  ne  marche  pas  toujours  tout  seul.  C'est  qu'il  faut 
savoir  le  prendre,  et  qu'il  ne  suffit  pas  d'entasser  des  bûches  sur  du 
menu  bois  et  d'y  bourrer  du  papier  enflammé,  pour  que  le  tout  s'al- 
lume et  flambe. 

Tantôt,  suivant  le  temps  qu'il  fait  et  la  façon  dont  on  l'a  disposé, 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  181 

le  bois  refuse  de  brûler  ;  tantôt  il  fume,  tantôt  il  s'emballe  et  jette 
«  feu  et  flamme  »  quand  on  voudrait  le  modérer.  S'il  y  a  trop  d'air 
entre  les  bûches,  elles  ont  froid  et  s'éteignent;  s'il  n'y  en  a  pas  assez, 
rien  ne  prend. 

Savoir  «  faire  marcher  »  un  feu,  c'est  un  art  :  c'est  savoir  gou- 
verner un  phénomène.  Un  l'eu  est  une  expérience  de  chimie,  la  plus 
vieille  que  l'on  connaisse.  Il  en  est  de  moins  délicates.  Pour  ap- 
prendre comment  elle  se  développe  et  comment  on  peut  influer  sur 
elle,  il  faut  ou  l'observer  soi-même,  ce  qui  est  plein  de  mérite,  ou 
profiter  des  leçons  données  par  les  autres,  ce  qui  n'en  manque  pas 
non  plus. 

Toutes  les  actions  qui  nous  enveloppent,  qui  nous  entraînent, 
contre  quoi  nous  réagissons,  qu'il  faut  savoir  gouverner  pour  savoir 
vivre,  sont  des  phénomènes  par  plus  d'un  point  semblables  à  celui-là. 
Rapports  de  famille,  mouvements  sociaux,  relations  diplomatiques, 
commerce,  industrie,  culture,  ont  des  traits  communs.  Certes,  sa- 
voir influer  sur  un  phénomène  simple  n'apprend  pas  à  diriger  tous  les 
autres.  Cela  donne  au  moins  une  notion,  la  plus  indispensable  :  c'est 
que,  pour  en  obtenir  quelque  chose,  il  faut  savoir  les  prendre  ;  c'est 
qu'il  y  a  une  façon  d'opérer,  qu'aucun  eff'ort,  si  violent  et  si  prolongé 
soit-il,  ne  nous  fera  réussir,  si  nous  ne  nous  sommes  mis  dans  les 
conditions  requises,  et  qu'en  nous  y  mettant  le  succès  presque  tou- 
jours sera  facile.  Cela  donne  la  notion  du  «  caractère  »  d'un  phéno- 
mène; j'entends  par  là  cette  individuahté  propre  qui  fait  qu'à  cer- 
taines actions  exercées  sur  lui  il  répondra  par  certaines  réactions, 
certains  résultats,  certaines  façons  de  se  modifier.  Tout  phénomène 
a  son  protocole  ;  il  faut  s'y  plier,  sinon  il  fera  toujours  obstacle  entre 
la  volonté  de  l'opérateur  et  le  but  que  celui-ci  se  propose. 

A  cet  égard  le  problème  est  le  même,  de  faire  marcher  son  feu  ou 
son  mari. 

II.    —   LE    FEU   IMAGE    DES   PHÉNOMÈNES   SOCIAUX. 

L'homme,  isolé,  n'est  pas  grand'chose.  Ce  n'est  que  par  le  groupe- 
ment qu'il  devient  une  puissance,  et  que  son  esprit  se  développe; 
les  inventions  et  les  progrès  ne  naissent  que  dans  l'état  de  société, 
quand  il  se  forme  un  u  foyer  »  de  civilisation.  Si  l'expression  de  Lu- 
crèce est  une  image  exacte  de  la  vie  matérielle,  et  que  les  hommes  se 
transmettent  l'existence  comme  une  «  torche  enflammée  »  qui  passe 
de  main  en  main,  combien  ne  Test-elle  pas  davantage  de  la 
vie  morale  et  intellectuelle?  Le  <c  foyer  »  de  la  famille  n'est-il  pas 
celui  où  s'allument  les  sentiments?  N'est-ce  pas  à  celui  de  l'école  que 


\S1  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

nous  prenons  les  idées  et  les  connaissances,  qui  se  propagent  comme 
une  flamme,  gardée  par  chacun  pour  la  transmettre  à  d'autres? 

Un  peuple  est  comme  un  brasier  de  sentiments  et  didées.  Les  em- 
ballements d'une  foule  couvent,  éclatent  et  se  propagent  comme  un 
incendie.  Suivant  les  époques  d'une  race  et  les  circonstances  qui  en 
rapprochent  les  éléments,  ses  arts,  son  activité  extérieure,  sa  littéra- 
ture et  sa  pensée  restent  languissants,  obscurs  et  fumeux  comme  un 
feu  qui  tarde  à  s'allumer,  ou  jaillissent  en  une  flamme  claire  où  se 
concentre  l'àme  nationale.  C'est  alors  la  période  glorieuse  avant  la- 
quelle les  éléments  sont  comme  un  bois  trop  vert,  après  laquelle  ils 
sont  consumés,  desséchés  et  refroidis  comme  la  braise  qui  s'éteint. 

Que  sont  les  ongrès  et  les  œuvres  que  notre  temps  a  multipliés, 
sinon  des  foyers  artificiellement  constitués  pour  y  surchaufTer  un 
sentiment  ou  une  idée?  Quand  nous  rapprochons  nos  tisons,  tout 
l'effort  du  feu  semble  se  réunir  au  centre  et  la  petite  fumée  qui  s'y 
élève,  accrue  et  fortifiée,  donne  naissance  à  la  flamme.  Il  en  est 
ainsi  de  l'inspiration,  de  Théroïsme  et  du  génie;  l'àme  d'un  seul  de- 
vient le  reflet  et  l'écho  de  toutes  les  âmes  voisines  tendues  vers  le 
même  but.  Les  grandes  voix  sont  celles  qui  traduisent  l'instinct  uni- 
versel de  leur  temps  et  de  leur  milieu. 

11  arrive  parfois,  quand  la  cheminée  est  chaude,  garnie  de  brai- 
ses, et  que  les  bûches  fument  activement,  que  pourtant  elles  ne  s'al- 
lument pas,  et  que  ni  la  chaleur  ni  la  lumière  ne  veulent  apparaître. 
On  sent  que  le  feu  va  prendre,  qu'il  est  prêt,  qu'il  se  fait  un  grand 
travail  obscur  et  déjà  bruyant  dans  les  profondeurs  du  bois,  et  qu'il 
ne  manque  qu'une  occasion  choisie,  pour  amener  la  déflagration.  Un 
bout  de  papier,  une  allumette,  uq  rien  suffisent  :  une  ^  initiative  ». 
Et  l'on  a  vu  la  même  chose  dans  bien  des  grandes  crises  sociales, 
philosophiques,  religieuses.  Qu'un  esprit  libre  alors  parle,  sache 
trouver  le  mot  qui  u  met  le  feu  au  poudres  »,  et  toute  la  masse  se  prend 
dans  une  explosion  d'enthousiasme  unanime. 

On  pourrait  pousser  dans  le  détail  ces  comparaisons  et  d'autres 
encore,  qui  montreraient  combien  la  vie  morale,  intellectuelle  et  re- 
ligieuse des  groupements  humains  a  d'analogies  profondes  avec  la 
combustion  du  bois  dans  nos  foyers,  et  que  nous  sommes,  comme 

a  dit  Lamartine,  une 

claire  iHinceUe 
Dame,  distincte  au  sein  de  l'àme  universelle. 


Veuillez  agréer.  Monsieur,  l'assurance  de  mes  sentiments  très  dis-. 

Michel  MÉRYS. 


tingués. 


LE   MOUVEMENT    SOCIAL.  183 


II.  —  LA  VERRERIE  OUVRIERE  D'ALBI 


Les  lecteurs  de  la  Science  Sociale  se  rappellent  certainement  la 
remarquable  Etiquete  sur  la  grève  de  Carmaux  que  M.  Léon  de 
Seilhac  a  publiée  dans  cette  Revue  au  cours  de  Tannée  1890.  Ils  se 
rappellent  peut-être  aussi  que  M.  Henri  Rochefort,  alors  que  la 
grève  de  Carmaux  battait  son  plein,  lança  l'idée  d'une  Verrerie  aux 
verriers  qui  viendrait  faire  concurrence  à  la  verrerie  de  M.  Ressé- 
guier,  l'ex-patron  des  grévistes. 

C'est  toute  l'histoire  de  la  fondation  de  cette  Verrerie  et  l'exposé 
de  son  fonctionnement  et  des  résultats  obtenus  que  M.  de  Seilhac 
nous  présente  aujourd'hui  dans  sa  nouvelle  étude  sur  la  Verrerie 
ouvrière  d'Albi  (l). 

Grâce  à  lui,  nous  sommes  initiés  aux  luttes  violentes  qui  se  pro- 
duisaient au  début  de  l'entreprise  ouvrière  quand  il  fallut  décider 
si  l'usine  serait  édifiée  à  Carmaux  ou  à  Albi.  Puis  vint  une  question 
plus  grave  encore  :  Sous  quelle  forme  devait  se  constituer  la  ver- 
rerie? Serait-ce  une  VeiTerie  aux  verriers^  appartenant  aux  seuls 
travailleurs  de  l'usine,  ou  serait-ce  une  Verrerie  ouvrière  apparte- 
nant au  prolétariat  tout  entier?  On  sait  que  ce  fut  cette  dernière 
solution  qui  l'emporta. 

Après  avoir  minutieusement  raconté  les  difficultés  qu'il  y  eut  à 
vaincre  pour  réunir  les  sommes  nécessaires  à  la  construction  et  à  la 
mise  en  marche  de  l'usine  d'Albi,  M.  de  Seilhac  fait  un  récit  aussi 
vivant  que  pittoresque  des  fameuses  fêtes  d'inauguration  de  la 
verrerie. 

Cette  inauguration  eut  lieu  le  25  octobre  1896,  et  le  travail  com- 
mença immédiatement.  Mais  en  même  temps  commença  une  lutte 
intestine  qui  aboutit,  le  8  décembre  à  l'expulsion  de  quatre  liber- 
taires coupables  d'avoir  violé  le  règlement  de  la  Verrerie.  M.  de 
Seilhac  nous  donne  le  texte  de  ce  règlement  (qu'il  avait  d'ailleurs 
publié  dans  le  Mouvement  social),  bien  plus  sévère  que  n'était  celui 
de  l'usine  Rességuier,  et  où  les  mots  «  mise  à  pied  »  et  «  renvoi  » 
se  lisent  à  chaque  ligne. 

Puis  nous  avons  le  récit  très  détaillé,  avec  chiffres  à  l'appui,  de 
la  dure  période  qu'eut  à  traverser  la  Verrerie  de  1896  à  1899.  Avec 
cette  année  1899  s'ouvrit  la  liste  des  années  heureuses.  En  1900, 

(1)  Un  volume,  chez  Arthur  Rousseau,  Paris,  1901. 


184  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

nous  dit  l'auteur,  «  le  succès,  qui  ne  s'était  dessiné  que  lentement, 
était  indéniable  ». 

Ce  succès  a  eu  par  répercussion  une  importance  considérable. 
((  Après  la  destinée  malheureuse  des  sociétés  coopératives  de  1848, 
nous  dit  M.  de  Seilhac,  la  masse  ouvrière  s'était  écartée  de  la  coopé- 
ration dont  elle  n'avait  vu  que  les  dangers,  sans  s'apercevoir  que  la 
coopération  n'est  dangereuse  que  si  elle  n'est  pas  établie  sur  la 
discipline  de  l'atelier  et  sur  la  force  du  capital.  Le  succès  d'Albi  a 
modifié  les  opinions  des  ouvriers  et  ils  sont  devenus  des  apôtres  de 
la  coopération  dont  ils  avaient  tant  médi.  Révolutionnaires  jusqu'ici, 
la  plupart  de  ceux  qui  tendent  à  s'émanciper  semblent  devoir  dé- 
laisser les  moyens  violents  dont  ils  ont  reconnu  l'inanité  pour  la 
voie  coopérative  où  ils  voient  la  possibilité  du  succès.  » 

Nous  souhaitons  vivement,  avec  l'auteur,  que  cette  prédiction  se 
réalise. 

J.  Bailhache. 


m.  —  UNE  CONFERENCE  SUR  L'ALCOOLISME 

L'Assemblée  générale  annuelle  de  V Union  française  anti-alcoolique 
s'est  tenue  à  Lille  les  16  et  17  novembre  1901.  A  cette  occasion,  notre 
ami  M.  le  docteur  Oudaille  a  fait  à  Roubaix,  dans  la  salle  de  la  Soli- 
darité j  une  conférence  que  la  revue  l'Alcool,  organe  des  sociétés  fé- 
dérées contre  l'usage  des  boissons  spiritueuses,  a,  dans  son  numéro 
de  décembre  1901,  résumée  en  ces  termes  : 

«  C'est  en  se  plaçant  au  point  de  vue  social  que  l'or  ateur  envisage 
ce  soir  la  question  de  l'alcoolisme. 

«  L'orateur  montre  sur  une  carte  la  consommation  alcoolique  ré- 
partie selon  les  différentes  nations.  La  tache  la  plus  noire  appartient 
à  notre  pays.  Il  montre  le  curieux  contraste  qui  existe  entre  les  peu- 
ples du  Nord  et  ceux  du  Midi,  en  ce  qui  regarde  les  résultats  de  la 
lutte  antialcoolique.  Il  y  a  là  tout  un  enseignement. 

«  On  peut  se  demander  pourquoi  le  paysan  norvégien  occupe  ici  le 
premier  rang  parmi  les  lutteurs  sérieux;  pourquoi,  chez  lui,  l'énergie, 
l'initiative  sont  plus  développées  que  chez  les  peuples  dont  la  civili- 
sation est  plus  avancée. 

«  Ici  intervient  la  science  sociale  qui  nous  donne  la  clé  du  problème. 
Pour  le  bien  démontrer,  l'orateur  fait  une  longue  et  captivante  di- 
gression sur  l'objet  de  la  science  sociale  et  sur  ses  méthodes. 


LK   MOUVKMENT   SOCIAL.  185 

«  La  science  sociale  a  classifié  les  sociétés  humaines  et  les  a  ré- 
duites à  deux  types  :  les  pasleiirs  elles  pêcheurs.  L'orateur  fait  This- 
torique  des  populations  pastorales,  du  patriarcat,  dont  il  existe  en- 
core des  spécimens.  Leur  vie  est  douce  et  hospitalière  et  cela  tient  à 
leurs  conditions  d'existence  immuable,  à  l'art  pastoral.  Ces  peuples 
sont  nomades  et  tendent  à  se  déplacer  constamment. 

«  Peu  à  peu,  les  pasteurs  viennent  s'échouer  vers  l'Occident,  en 
Sandinavie,  et  deviennent  des  pécheurs.  Leur  genre  de  vie  se  modifie 
en  raison  des  nouvelles  conditions  d'existence  que  leur  impose  leur 
nouveau  séjour.  L'orateur  décrit  ce  genre  de  vie,  le  changement  des 
mœurs,  la  destruction  du  patriarcat,  la  constitution  de  familles  sépa- 
rées. Ici  apparaît  le  rôle  de  la  femme.  La  petite  culture  fait  aussi  son 
apparition.  La  famille  particulariste  se  développe,  avec  sa  souverai- 
neté, son  indépendance;  l'être  humain  acquiert  une  autorité  et  une 
initiative  qui  vont  grandissantes. 

«  Toutes  les  sociétés  ont  été  ramenées  à  ces  deux  types  :  formation 
communautaire,  formation  particulariste,  la  première  régnant  dans 
le  Midi  Oriental,  dans  l'Amérique  du  Sud,  la  seconde  dominant  au 
Nord,  à  l'Occident,  dans  l'Amérique  du  Nord.  La  race  anglo-saxonne 
en  est  le  type. 

«  Examinant  alors  les  caractères  de  la  lutte  antialcoolique  dans  ces 
différents  groupements,  l'orateur  prend  comme  type  la  Norvège,  y 
montre  qu'en  raison  de  la  constitution  du  type  particulariste,  les 
mesures  législatives  étaient  parfaitement  inutiles.  Le  Norvégien  fait 
ses  affaires  lui-même  et  son  affranchissement  est  son  œuvre  propre. 
Les  résultats  de  son  intervention  libre  et  énergique  ne  devaient  pas 
se  faire  attendre;  la  consommation  décroît  rapidement  en  Finlande. 
Au  Canada,  résultats  excellents  aussi,  mais  moins  accentués  parce 
que  la  famille  particulariste  est  encore  trop  mélangée  à  d'autres  grou- 
pements. Ce  sont  les  particularistes  qui  ont  voté  la  prohibition  de 
l'alcool.  Partout  où  les  Français  prédominent,  cette  prohibition  a  été 
repoussée. 

u  Mêmes  exemples  tirés  de  la  Suède  et  des  États-Unis.  Rôle  capital 
de  la  femme,  à  cause  de  son  éducation  spéciale  qui  la  pousse  à  ne 
compter  que  sur  elle-même. 

u  Inversement,  dans  les  pays  à  formation  communautaire,  la  lutte 
est  tardive  et  infructueuse.  Type  :  la  Russie. 

«  C'est  là  que  l'on  voit  recourir  au  système  décevant  des  lois  coer- 
citives,  monopoles  ou  autres. 

u  Prenant  ensuite  la  France,  l'orateur  montre  que  l'histoire  de  la 
lutte  à  proprement  parler  ne  date  que  d'hier.  Toute  cette  lutte  effec- 
tive est  l'œuvre  de  Y  Union  française  anlialcooVupie,  et  cela  se  conçoit 

T.    XKXIII.  13 


186  LA    SCIENCE   SOCULE. 

très  bien.  VUnion  a  réveillé  en  quelque  sorte  la  formation  partieula- 
riste,  exalté  l'initiative  individuelle;  elle  fait  peser  la  responsabilité 
de  la  lutte  et  du  succès  sur  l'unité.  C'est  une  conception  pleine  d'in- 
térêt qui  est  en  train  de  révolutionner  le  monde  des  esprits  on 
secouant  leur  torpeur. 

u  L'esprit  parliculariste,  en  accordant  à  la  femme  un  rôle  considé- 
rable dans  la  lutte,  a  singulièrement  fait  avancer  nos  affaires.  L'avenir 
est  clair  à  la  lumière  de  l'histoire  du  passé.  On  peut  dire  que,  grâce 
aux  efforts  particularistes  de  Y  Union  française,  nous  ne  sommes  plus 
voués  à  l'immobilité,  et  cela  non  seulement  dans  le  domaine  antial- 
coolique, mais  dans  tous  les  autres  domaines  moraux.  » 

Cette  conférence  a  obtenu  un  vif  succès. 

M.  le  docteur  Legrain,  qui  présidait  la  réunion,  a  remercié  le  con- 
férencier et  souligné  les  enseignements  qui  découlent  de  sa  confé- 
rence, u  Nous  devons  être  particularistes,  a-t-il  dit,  c'est-à-dire 
nous-mêmes  dans  notre  champ  d'action.  Nous  devons  constamment 
observer,  regarder  autour  de  nous,  et  nous  retourner  ensuite  en  face 
de  notre  conscience.  Libres,  nous  devons  l'être  et  nous  ne  le  sommes 
pas  encore.  Nous  ne  le  serons  que  quand  nous  nous  serons  pleine- 
ment allVanchis  de  l'empire  de  ce  grand  tueur  d'énergie^  d'initiative 
et  de  liberté  qu'est  l'alcool.  » 


IV.  —  LE  NOUVEAU  LIVRE  DE  M.  PAUL  BUREAU 

Le  livre  de  M.  Paul  Bureau  sur  le  Contrat  du  travail  et  le  rôle 
des  syndicats  professionnels  vient  de  paraître  chez  Alcan  (1). 

Dans  cet  ouvrage,  l'auteur  s'est  proposé  de  montrer  que  le  régime 
de  la  grande  industrie  ne  peut  plus  s'accommoder  des  contrats  isolés 
de  travail  conclus  entre  l'employeur  et  chaque  ouvrier  individuel- 
lement. L'isolement  du  salarié  en  face  du  grand  entrepreneur  en- 
gendre nécessairement  la  haine  et  la  grève,  en  même  temps  qu'elle 
réduit  à  une  misère  affreuse  les  ouvriers  en  concurrence  les  uns 
avec  les  autres;  comme,  en  temps  normal,  le  nombre  des  bras  qui 
s'offrent  sur  le  marché  du  travail  dépasse  la  demande,  les  salaires 
s'abaissent  au  taux  le  plus  bas  que  peut  accepter  l'employé. 

On  a  cru  souvent  que  le  seul  remède  à  ces  maux  ne  pouvait  être 
trouvé  que  dans   la  suppression   du  régime  capitaliste.  M.  Bureîiu 

(1)  Le  Contrat  du  travail,  le  rôle  des  syudicals  professionnels,  par  P.vci.  Brr.EAV,  profes- 
seur ù  la  FacuUé  libre  de  droit  de  Paris,  1  vol.  in-8'^  de  la  Bibliothèque  générale  des 
Sciences  sociales,  carloiiné  à  I*ans;laise.  G  fr.    Paris.  Féli\  .\loan.  t^diteur;. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  187 

fait  voir  que  les  faits  contemporains  ne  justifient  pas  cette  conclu- 
sion et  que  le  syndicat  professionnel  permet  à  la  fois  de  rétablir 
un  régime  normal  de  relations  avec  l'employeur  et  de  procurer  au 
travailleur  manuel  le  moyen  de  vivre  conformément  aux  exigences 
des  progrès  modernes. 

Les  fragments  de  cet  ouvrage  que  nous  avons  publiés  dans  la 
Science  sociale  nous  dispensent  d'en  faire  l'éloge  à  nos  lecteurs, 
qui,  depuis  de  longues  années,  apprécient  les  remarquables  études 
de  M.  Paul  Bureau. 


V.  -  COUP  D'ŒIL  SUR  LES  REVUES 

L'interprétation  de  la  Mythologie  grecque. 

Nous  lisons  dans  le  Cosmos  (18  janvier  10()'2),  sous  la  signature  do  M.  Laverune, 
qui  rôsunie  un  mémoire  de  Max  Millier  : 

La  Théofjorne  d'Hésiode  est  moins  une  religion  qu'une  cosmogonie. 
C'est  une  philosophie  de  la  nature,  que  les  physiciens  d'Elée 
n'eussent  pas  désavouée.  L'origine  des  dieux  s'y  confond  avec  le 
commencement  du  monde.  Toutes  choses  naissent  des  trois  principes 
primordiaux  de  l'univers  :  le  chaos,  la  terre  et  l'amour;  le  chaos  ou 
l'espace  illimité  qui  renferme  en  son  sein  tous  les  êtres;  la  terre  ou 
la  matière  inerte;  l'amour  ou  la  force  de  cohésion,  bien  différent  du 
volage  fils  d'Aphrodite.  Du  chaos  procèdent  l'Érèbe  et  la  Nuit,  dignes 
rejetons  d'un  tel  père.  Devenue  féconde  à  son  tour,  la  Terre  enfante 
la  mer  (Pontos)  et  le  Ciel  (Ouranos)  avec  lequel  elle  s'unit  pour  pro- 
duire, outre  une  foule  de  divinités  aux  traits  peu  saillants,  Saturne 
(Kronos)  destiné  à  l'empire  du  monde,  les  douze  Titans,  les  trois 
cyclopes,  Brontès,  Stéropès,  Argès,  dont  le  nom  indique  assez  la  na- 
ture météorologique.  Nous  sommes  encore  sur  le  terrain  de  la  méta- 
phore. Avec  Saturne  détrônant  son  père  pour  régner  à  sa  place,  nous 
franchissons  le  seuil  de  la  mythologie.  La  signification  physique 
s'obscurcit  de  plus  en  plus  et  la  cosmogonie  se  mêle  aux  légendes 
d'une  façon  inextricable.  Que  la  Nuit  enfante  la  Mort,  le  Sommeil,  les 
Songes  folâtres,  les  Parques,  la  Vengeance  (Némésis\  la  Fraude,  la 
Débauche,  la  Vieillesse,  la  Discorde,  laquelle  produit  de  son  côté  le 
Travail,  la  Douleur,  les  Combats,  le  Serment,  nous  n'en  sommes  pas 
surpris  :  le  cerveau  des  poètes  a  toujours  tiré  du  néant  force  divini- 
tés pareilles.  Mais  la  naissance  de  Jupiter  nous  déroute,  et,  dans  sa 


188  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

liilto  contre'  ïyphée,  nous  en  sommes  réduits  à  soupçonner  u  la  riisti- 
tution  poétique,  faite  pour  une  imagination  puissante,  d'une  des 
grandes  révolutions  qui  ont  jadis  remué  le  sol  de  la  Grèce  ».  Est-ce 
de  la  science  revêtue  des  ornements  de  la  poésie  ou  de  Thistoire 
changée  en  fable?  Nous  ne  le  savons  point  et  ce  ne  sont  pas  les  an- 
ciens qui  nous  l'apprendront. 

L'histoire  des  mythes  de  Jupiter  et  des  légendes  qui  s'y  rattachent 
est  traitée  à  ce  point  de  vue  par  Max  Mïiller  et  résumée  dans  le  mé- 
moire auquel  nous  avons  puisé  tous  ces  renseignements  (1). 

Terminons  ce  résumé  par  les  lignes  mêmes  qui  sont  la  conclusion 
de  ce  mémoire. 

«  Traitée  avec  le  respect  et  le  sérieux  qu'elle  exige,  l'histoire  reli- 
gieuse des  peuples  nous  enseigne  une  forte  et  salutaire  leçon.  Elle 
met  en  relief  une  preuve  frappante  de  l'existence  de  Dieu.  Partout  et 
toujours  l'homme  a  cru  à  une  puissance  invisible  dont  il  dépend  dans 
son  être  et  dans  sa  vie  morale.  » 


VI.  -  A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 


En  France. 

En  France.  —  L'administration  se  chauffe.  —  Ceux  qui  se  font  socialistes  pour  devenir 
pro[)riétaires.  —  La  diminution  du  nombre  des  domestiques.  —  Le  relèvement  des 
maîtres  répétiteurs. —  La  propagande  pour  le  repos  du  dimanche. 

Dans  les  colonies.  —  La  question  italienne  en  Tunisie.  —  Lecliemin  de  fer  de  Djibouti. 

A  l'étranger.  —  Pourquoi  les  cyclistes  anglais  veulent  qu'on  les  taxe.  —  «  États-Unis  » 
est-il  un  singulier  ou  un  pluriel? 

La  saison  d'hiver  a  fourni  l'occasion  de  faire  une  constatation  déjà 
ancienne,  mais  toujours  instructive  à  rappeler. 

On  s'est  beaucoup  chauffé,  paraît-il,  dans  les  ministères,  dans  les 
administrations  publiques,  et  dans  les  palais  où  un  personnel  est 
entretenu  aux  frais  de  l'Etat. 

Aussi  des  montagnes  de  bûches  ont-elles  disparu,  avec  une  rapidité 
qu'on  peut  qualifier  d'effrayante,  si  l'on  ne  peut  la  qualifier  d'extra- 
ordinaire. 

Dans  le  seul  palais  du  Luxembourg,  les  pompiers,  vers  le  milieu 

(I)  lia  Science  sociale  n'a  pas  attendu  juscju'à  ce  lempsci  |)0ur  niellre  en  lumière  le 
côté  historique  des  mythologies.  C'est  ainsi  (|u'elle  reçoit  chaque  jour  des  confirmations 
nouvelles.  —  Voir  la  Science  sociale,  livraison  d'avril  1807,  t.  XXIII,  p.  30-2;  Henri  deT<un-- 
ville,  L'observation  sociale  appliquée  à  la  Mythologie  grecque;  Jupiter,  Hercule  et  Ilellen. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  189 

de  janvier,  avaient  déjà  été  appelés  vinfi;t  et  une  fois  pour  éteindre 
des  feux  de  cheminées. 

Est-il  téméraire  de  conjecturer  que  le  fait  se  serait  produit  moins 
souvent,  si  les  frais  de  chaulïage  avaient  incombé  à  ceux  qui  se  chauf- 
faient ainsi? 

Mais,  quand  c'est  la  collectivité  qui  paye,  il  semble  que  le  gas- 
pillage soit  de  rigueur.  Nous  avons  entendu  parler  de  certains  bu- 
reaux administratifs  où,  lorsque  la  fin  de  l'hiver  approche,  on  force 
systématiquement  les  feux,  par  principe^  plutôt  que  de  ne  pas  ache- 
ver des  provisions  de  combustible  calculées  plus  que  largement. 
On  aimerait  mieux  se  rôtir  que  de  laisser  du  bois  pour  l'année  sui- 
vante. 

Ce  qui  se  passe  pour  les  bûches  se  passerait  pour  bien  d'autres 
choses,  si  on  les  collectivisait,  et  nous  assisterions,  en  même  temps 
qu'à  un  affaiblissement  de  l'esprit  de  travail,  à  une  gigantesque  des- 
truction de  richesses  accumulées.  Un  bureau  ministériel,  à  certains 
points  de  vue,  est  l'image  en  raccourci  de  ce  que  serait  l'organisation 
socialiste. 


Les  socialistes,  comme  tous  les  autres  partis,  se  préparent  aux 
prochaines  luttes  électorales. 

De  celles-ci,  nous  n'avons  pas  à  parler.  Notons  seulement,  à  pro- 
pos de  celte  fermentation  politique,  l'état  d'âme  intéressant  des 
ouvriers  agricoles  du  Cher. 

Dans  ce  département, beaucoup  de  travailleurs  des  champs  se  sont 
laissés  enrégimenter  sous  la  bannière  socialiste,  c'est-à-dire  dans  le 
camp  de  ceux  qui  veulent  détruire  la  propriété  individuelle. 

Or,  savez-vous  quel  est  le  rêve  de  ces  travailleurs,  et  le  motif  qui 
les  porte  à  se  classer  dans  ce  parti? 

—  C'est  qu'ils  veulent  devenir  propriétaires. 

Ces  journaliers,  en  effet,  ne  possèdent  rien;  mais  ils  ont,  comme 
tout  paysan,  la  convoitise  ardente  de  la  terre,  et  c'est  pour  la  possé- 
der qu'ils  se  font  les  auxiliaires  de  ceux  qui  disent  à  tout  homme  : 
«  Tu  ne  posséderas  pas.  » 

Vantinomie  est  curieuse,  et,  du  reste,  elle  s'explique  très  bien. 
Peu  importent  les  mots,  pourvu  qu'on  promette  aux  eonvoitises  de 
les  satisfaire.  Les  mêmes  éléments  sociaux  suivraient  un  César,  si 
César  leur  promettait  les  champs  du  voisin. 


Malgré  tant  de  plaintes,  il  est  bien  certain  que  l'aisance  populaire 


190  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

augmente  en  France,  ou  tout  au  moins  a  augmenté  dans  les  masses 
depuis  une  trentaine  d'années. 

C'est  ce  qui  ressort  des  statistiques  dressées  par  l'Office  du  Travail 
et  comparant  la  répartition  des  professions  en  ISOB  à  ce  qu'elle  était 
en  1800. 

Au  recensement  de  1800,  on  a  classé  892.759  hommes  et  1.311.  i"l 
femmes  comme  domestiques. 

Au  recensement  de  1890,  on  ne  trouve  plus  que  100. 173  domestiques 
hommes  et  703,148  domestiques  femmes. 

Il  y  a  très  probablement  des  erreurs  d'appréciation  dans  la  statis- 
tique, car  la  différence  est  réellement  formidable.  Mais,  en  faisant 
une  large  part  aux  causes  d'erreur,  il  reste  ce  fait,  bien  connu  d'ail- 
leurs par  l'expérience  personnelle  d'une  foule  de  gens,  que  le  recru- 
tement des  domestiques  devient  de  plus  en  plus  difficile  en  France. 
Et  pourquoi  se  place-t-on  moins  volontiers  comme  domestique? 
Parce  qu'on  trouve  que  les  autres  travaux  manuels  sont  plus  rému- 
nérateurs ou  comportent  un  plus  agréable  genre  de  vie. 

L'augmentation  des  gages  des  domestiques,  autre  fait  bien  connu, 
n'a  pas  suffi  à  enrayer  ce  mouvement,  qui ,  s'il  n'est  pas  réjouissant 
pour  les  familles  riches,  témoigne  de  l'ascension  des  familles 
pauvres. 

Comme  nous  l'avons  déjà  dit  en  d'autres  occasions,  c'est  peut-être 
de  l'étranger,  des  pays  encore  imparfaitement  touchés  par  la  civili- 
sation occidentale,  qu'il  faudra,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné. 
faire  venir  ses  domestiques. 

Le  phénomène  qui  se  passe  en  France,  à  ce  point  de  vue,  ne  repré- 
sente qu'une  étape  de  cette  évolution.  Aux  Etats-Unis,  nul  ne  l'ignore, 
celle-ci  est  beaucoup  plus  avancée.  Le  type  du  domestique  tend  à  y 
devenir  introuvable.  Dans  les  pays  du  sud  de  l'Europe,  au  contraire, 
les  serviteurs  ne  manquent  pas.  Aux  colonies,  en  Orient,  ou  en  trouve 
trop. 


Une  profession  dont  les  titulaires  se  plaignent  d'être  un  peu  Irai- 
tés  en  domestiques,  c'est  celle  de  maître  répétiteur.  Il  ne  manque 
pourtant  pas  de  candidats  à  cette  fonction,  en  raison  de  fimpré- 
voyancc  des  politiciens  qui  multiplient  les  bourses  dans  les  Facultés, 
ce  qui  encourage  trop  de  jeunes  gens  à  s'engager  dans  la  carrière 
universitaire.  On  compte  en  ce  moment  dans  les  seuls  lycées  de 
France  —  nous  ne  comptons  pas  les  collèges  —  six  cents  licenciés, 
(dont  beaucoup  possèdent  deux  licences)  qui  se  consument  dans  le 
rùle  peu  agréable  de  gardiens  d'études  et  de  dortoirs. 


LE   MOUVEMENT    SOCIAL.  191 

Autrefois,  les  licenciés  avaient  un  débouché  dans  le  professorat. 
Mais  il  y  a  eu  surproduction.  Les  agrégés  et  les  normaliens  suffisent 
aujourd'hui  à  remplir  les  places  vacantes.  Encore  les  agrégés  com- 
mencent-ils à  murmurer  et  à  se  plaindre  qu'on  ne  les  case  pas  assez 
vite.  L'avenir  des  maîtres  répétiteurs  était  donc  assez  sombre. 

Or,  le  projet  de  M.  Ribot  sur  la  réforme  de  l'enseignement  permet 
de  changer,  d'une  façon  très  appréciable,  la  situation  de  cette  partie 
du  personnel  universitaire. 

L'article  6  est  ainsi  conçu  : 

u  Les  fonctions  actuelles  des  répétiteurs  seront  confiées,  on  ce  qui 
concerne  renseignement  et  l'éducation,  à  des  professeurs  ou  à  des 
professeurs  stagiaires. 

«  Ceux-ci  seront  chargés  effectivement  d'une  partie  de  l'enseigne- 
ment. 

«  Leur  traitement  sera  inscrit  au  budget  de  l'enseignement  et  sou- 
mis à  la  retenue  pour  la  retraite. 

«  L'article  7  ajoute  :  Les  fonctions  de  surveillance  du  pensionnat 
seront  confiées  par  le  proviseur,  sous  le  contrôle  du  recteur,  soit  à 
des  professeurs  stagiaires  ou  à  des  maîtres  élémentaires,  de  leur  con- 
sentement, soit  à  d'autres  personnes  (instituteurs  détachés,  anciens 
sous-officiers,  etc.)  et  donneront  lieu  à  une  indemnité  qui  pourra 
être  cumulée  avec  les  traitements  portés  au  budget  de  l'enseigne- 
ment. » 

Les  maîtres  répétiteurs  ont  manifesté  une  grande  joie,  et  ont  pro- 
fité de  l'occasion  pour  réclamer  de  nouveau  l'autorisation  de  coucher 
hors  des  établissements  oîi  on  les  emploie,  réclamation  qui,  soit  dit 
en  passant,  avait  déjà  fait  mauvais  effet  il  y  a  quelques  années,  en 
raison  des  motifs  peu  recommandables  qui  l'avait  dictée  à  ses  au- 
teurs. 

On  ne  peut  trop  dire  à  l'avance  quel  serait  les  résultats  de  cette  ré- 
forme. xMais,  comme  on  le  voit,  elle  se  traduira  immédiatement  par 
une  augmentation  de  personnel  et  une  aggravation  de  dépenses.  Tout 
porte  à  croire,  en  outre,  qu  elle  multipliera  les  candidatures  à  cette 
fonction  de  maître  répétiteur,  déjà  si  nombreuses  aujourd'hui. 

On  a  voulu,  dit-on,  u  élargir  et  ennoblir  les  fonctions  du  répétito- 
rat  ».  Il  faudrait  surtout  que  les  répétiteurs  travaillassent  à  «  s'enno- 
blir »  eux-mêmes  et  fissent  des  efforts  pour  devenir  réellement  des 
«  éducateurs  ».  Mais  cela  est  une  affaire  personnelle,  et  ne  se  décrète 
pas. 


L'n  sort  digne  détre  amélioré,  c'est  celui  des  personnes  qui  se  trou- 


192  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vent,  par  suite  de  fâcheuses  traditions  ou  de  défectueuses  organisa- 
tions, obligées  de  travailler  le  dimanche. 

Un  congrès  international  qui  a  eu  lieu  en  1900,  sous  la  présidence 
de  M.  le  sénateur  Bérenger,  s'est  occupé  de  la  question  et  a  nommé 
une  commission  de  permanence  qui  continue  à  poursuivre  le  but 
auquel  les  congressistes  avaient  consacré  leurs  efforts. 

Ce  comité  vient  d'envoyer  aux  maires  d'un  grand  nombre  de  com- 
munes de  France  une  circulaire  pour  obtenir  le  déplacement  des 
foires  et  marchés  tenus  le  dimanche.  Dans  plusieurs  localités,  il  pa- 
raît certain  que  ces  foires  et  marchés  se  tiennent  à  ce  jour  sans 
aucune  utilité  présente,  et  seulement  en  vertu  d'un  vieil  usage  auquel 
on  se  conforme  sans  savoir  pourquoi. 

Il  en  résulte  que  bien  des  gens  ne  peuvent  se  reposer,  ni  observer 
facilement  leurs  devoirs  religieux.  En  outre,  les  industries  de  trans- 
port subissent  le  contre-coup  de  ces  agglomérations  commerciales, 
et  les  ouvriers  qu  elles  emploient  se  trouvent  précisément  surmenés 
les  jours  où  ils  auraient  le  plus  besoin  de  repos. 

Il  y  a  donc  lieu  d'applaudir  à  l'initiative  prise  par  la  commission 
de  permanence  qui,  si  elle  veut  continuer  sa  bienfaisante  propagande, 
ne  manquera  pas,  d'ailleurs,  d'autres  occasions  de  l'exercer. 

Dans  les  colonies. 

La  question  des  Italiens  en  Tunisie  a  suscité  de  nouveau,  dans  ces 
derniers  temps,  d'intéressantes  polémiques. 

Selon  les  uns,  l'émigration  des  Italiens  dans  la  Régence  constitue 
un  péril  pour  l'inOuence  française,  et  il  serait  nécessaire  de  prendre 
des  mesures  pour  mettre  une  barrière  à  cet  afflux  d'éléments  étran- 
gers, dont  l'importance  numérique  dépasse  de  beaucoup  celle  de  nos 

colons. 

Pour  les  autres,  cette  émigration,  loin  d'être  un  péril,  est  un  bien- 
fait. 

Les  arguments  de  ces  derniers  sont  particulièrement  frappants. 

Les  Italiens  qui  viennent  s'établir  en  Tunisie  sont  presque  tous  des 
Siciliens.  La  Sicile,  comme  climat,  ressemble  beaucoup  à  l'Afrique. 
Ceux  qui  habitent  celle-là  n'ont  donc  aucune  peine  à  s'habituer  aux 
conditions  de  vie  matérielle  que  leur  fait  celle-ci.  Par  suite,  ils  peu- 
vent se  charger  d'un  foule  de  travaux  qui  seraient  trop  pénibles  pour 
des  Français,  même  venus  du  Midi  de  la  France. 

Les  Italiens  constituent  donc  une  main-d'œuvre  précieuse  pour 
l'émigrant  français.  D'autre  part,  ces  mêmes  Italiens  sont  presque 
tous  de  pauvres  diables  chassés  de  leur  pays  par  la  misère  et  séduits, 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  193 

d'un  côté,  par  la  faible  distance  qui  sépare  la  Sicile  de  la  Tunisie,  de 
l'autre  par  la  perspective  de  gagner  plus  facilement  leur  vie  dans  un 
pays  en  train  de  se  développer  chaque  jour.  C'est,  en  d'autres  termes, 
une  émigration  essentiellement  pauvre,  c'est-à-dire  peu  propre  à 
conquérir  l'influence.  Les  Siciliens  ne  viennent  pas  en  patrons;  ils 
viennent  pour  se  faire  patronner,  au  lieu  que  les  Français,  moins 
nombreux  il  est  vrai,  mais  plus  riches  et  plus  aptes  à  la  direction  des. 
grandes  entreprises,  constituent  réellement  la  «  classe  dirigeante  » 
dans  tous  les  sens  de  ce  mot. 

En  Tunisie,  en  un  mot,  les  colons  français  fournissent  les  cadres, 
et  les  Italiens  les  recrues  de  l'armée  colonisatrice.  Les  indigènes 
viennent  au  troisième  plan,  comme  manœuvres  plus  difficiles  à 
dresser  au  travail  de  la  culture  européenne.  Parfois  l'Italien  joue  fort 
heureusement  le  rôle  de  sous-officier,  d'intermédiaire  intelligent  et 
peu  exigeant  entre  le  patron  français  et  les  groupes  d'ouvriers  arabes. 
L'Italien  est  sobre,  endurant,  se  contentant  d'un  genre  de  vie  qui 
n'est  guère  supérieur  à  celui  de  l'Arabe,  mais  il  a  sur  celui-ci  l'avan- 
tage de  connaître  la  culture  de  la  vigne  et  d'avoir  certaines  aptitudes 
au  travail  agricole  que  l'indigène  ne  possède  pas  ou  acquiert  malai- 
sément. Quelques  Italiens  particulièrement  bien  doués  s'élèvent  à  la 
jjetile  propriété,  ce  qui  n'est  pas  un  mal,  les  colons  français  consti- 
tuant surtout  de  grands  domaines;  mais  cette  élévation  est  un  fait 
exceptionnel,  assez  lent,  de  sorte  que  l'élément  français  a  tout  le 
loisir  nécessaire,  semble-t-il,  pour  exercer  sur  les  nouveaux  venus 
son  influence  assimilatrice. 

Il  serait  sans  doute  plus  satisfaisant  pour  notre  amour-propre 
de  voir  l'émigration  en  Tunisie  se  composer  exclusivement  de  Fran- 
çais; mais,  étant  donné  notre  formation,  et  l'état  presque  station- 
naire  de  notre  population,  c'est  déjà  bien  beau  que  de  fournir  à  ce 
pays  un  groupe  de  capitalistes  intelligents  qui  savent  tirer  parti  de 
ses  ressources. 

Telle  est  du  moins,  autant  que  nous  pouvons  en  juger,  l'opinion 
des  véritables  «  coloniaux  »,  de  ceux  qui  parlent  de  la  question  avec 
compétence.  Elle  parait  plus  juste  que  la  première,  et  plus  solide- 
ment appuyée  sur  les  faits. 


Le  Français,  en  matière  de  colonisation,  ne  peut  sans  injustice  être 
taxé  d'impuissance.  Ce  qu'on  peut  regretter,  c  est  sa  puissance  insuffi- 
sante. Nous  faisons  quelque  chose,  certainement,  mais  ce  quelque 
chose  montre  le  mieux  qu'il  y  aurait  à  faire,  et  que  nous  ne  faisons 
pas. 

T.  xxxni.  14 


194  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

L'affaire  du  chemin  de  fer  de  Djibouti  vient  de  mettre  ce  fait  en 
évidence. 

Une  société  française  s'est  formée  pour  construire  un  chemin  de 
fer  de  Djibouti  au  Harrar.  Les  capitaux  souscrits  par  les  actionnaires 
n'ayant  pas  été  suffisants,  des  obligations  ont  été  émises,  et  sous- 
crites, en  grande  partie,  par  des  obligataires  anglais.  Gela  n'a  pas 
suffi, et,  à  partir  d'un  certain  point,  la  société  française  a  dû  concéder 
la  continuation  de  la  ligne  à  un  groupe  de  capitalistes  anglais,  qui 
se  sont  mis  à  l'œuvre.  Le  chemin  de  fer,  à  cette  heure,  est  très 
avancé. 

Cette  situation  inquiète  aujourd'hui  les  coloniaux,  en  raison  de 
l'importance  stratégique  de  cette  voie  ferrée,  devenue  pratiquement 
à  moitié  anglaise.  Et  Ton  ne  voit  d'autre  remède  que  de  tendre  les 
mains  vers  l'État  pour  lui  demander  de  désintéresser,  par  un  verse- 
ment de  quelques  millions ,  les  capitalistes  anglais  qui  se  sont 
mis  dans  l'affaire.  L'intérêt  national  commande-t-ilou  ne  commande- 
t-il  pas  une  telle  mesure?  Nous  n'avons  pas  aie  discuter  ici  ;  mais  ce 
qui  est  bien  certain,  c'est  qu  on  n'aurait  pas  eu  besoin  d'y  songer 
s'il  s'était  trouvé,  dès  la  première  heure,  assez  de  capitalistes  français 
pour  assumer  à  eux  seuls  tous  les  frais  et  risques  de  l'entreprise. 


A   Tétranger. 

Il  est  fréquent  de  voir  des  contribuables  se  plaindre  de  leurs 
impôts.  Il  est  rare  en  revanche  de  voir  des  gens  qui  demandent  à 
être  taxés,  et  protestent  bruyamment  parce  qu'ils  ne  le  sont  pas. 

Tel  est  pourtant  l'exemple  que  viennent  de  donner,  dit-on,  les 
cyclistes  anglais.  Les  bicyclettes ,  de  l'autre  côté  du  détroit,  ne  sont 
encore  assujettis  à  aucune  taxe.  Ceux  qui  s'en  servent,  ne  trouvant 
pas  la  chose  équitable,  ont  dit  à  l'État  :  «  ïaxez-nous  ». 

Pourquoi?  Car  enfin  il  faut  que  l'on  ait  un  intérêt  quelconque  à 
formuler  une  telle  demande. 

La  raison,  c'est  que  les  cyclistes  ne  sont  pas  satisfaits  de  l'entretien 
des  routes  dans  le  Royaume-Uni.  Ces  routes,  sur  plusieurs  points, 
leur  semblent  exiger  des  réparations  urgentes;  mais  de  quel  droit 
réclamer  à  l'État  une  dépense  faite  à  leur  intention,  s'ils  ne  payent 
pas. 

Ils  veulent  donc  payer  l'amélioration  qu'ils  réclament.  Cela  leur 
parait  juste  et  digne.  Donnant,  donnant.  Quand  les  cyclistes  seront 
assujettis  à  un  impôt  spécial,  ils  seront  beaucoup  plus  forts  pour 
dire  au  gouvernement   :    u  Maintenant  que    vous   nous  prenez   de 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  195 

Yargenl parce  que  nous  roulons j  employez-le  à  améliorer  vos  routes, 
pour  que  nous  puissions  mieux  rouler. 

Et  ce  sera  de  la  stricte  justice. 

Chez  nous,  le  contribuable  préfère  recevoir  des  services  sans  les 
payer;  et  le  gouvernement,  de  son  côté,  préfère  être  payé  sans  ren- 
dre des  services,  ou  avec  la  faculté  de  ne  pas  rendre  en  services  l'équi- 
valent de  ce  qu'il  perçoit. 


Si  le  fait  que  nous  venons  de  citer  a  une  saveur  bien  anglaise,  en 
voici  un  autre  qui  est  bien  yankee. 

Ce  n'est  qu'une  toute  petite  décision  de  la  Cour  Suprême  améri- 
caine, au  sujet  du  «  nombre  »  qu'il  faut  appliquer  au  substantif 
((  États-Unis  ». 

Jusqu'à  présent,  ce  mot  était  considéré  comme  un  pluriel;  mais  il  y 
avait  une  tendance  à  sortir  de  la  règle.  On  écrivait  volontiers  :  United 
States  is...  Les  Etats-Unis  est etc. 

La  Cour  Suprême,  annonce-t-on,  a  résolu  d'employer  désormais  le 
singulier  dans  tous  ses  actes  officiels. 

En  français,  la  chose  est  choquante  à  cause  de  notre  article  les^  qui 
précède  le  mot  États-Unis. 

En  anglais,  on  supprime  l'article,  qui  du  reste  est  invariable.  On 
conçoit  donc  que  la  modification  se  fasse  plus  facilement  accepter. 

Et  ce  phénomène  grammatical  n'est,  si  l'on  y  songe,  que  l'abou- 
tissement logique  d'un  grand  phénomène  social.  Les  «  États-Unis  » 
par  suite  du  lien  fédéral  qui  les  rassemble,  sont  devenus  tellement 
ce  unis  »  qu'ils  ne  sont  plus  des  «  États  ». 

C'est,  en  définitive,  un  grand  État,  dont  les  provinces  jouissent 
d'une  très  grande  autonomie. 

En  fait,  le  principe  de  l'indépendance  nationale  de  chaque  État  avait 
succombé  depuis  la  guerre  de  Sécession,  terminée  par  le  triomphe  de 
ceux  qui  précisément  n'admettaient  pas  la  «  sécession  »  et  la  quali- 
fiaient de  u  rébellion  ».  Depuis  lors,  le  lien  fédéral  s'est  renforcé  de 
plusieurs  manières.  Le  pluriel  était  devenu  un  singulier  dans  les 
choses  quarante  ans  avant  de  le  devenir  dans  les  mots. 

G.  d'ÂZAMBUJA. 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


VII.  —  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 

B.  Pocquet.  —  Le  duc  d'Aiguillon  et  La  Ciialotais,  tome  III  {La 

rphabililatW7i)y  Paris,  Perrin. 

Voici  le  dernier  volume  d'un  ouvrage  dont  les  deux  premiers  ont 
fait  ici  même  l'objet  d'un  compte  rendu  développé.  Il  conduit  les 
événements  jusqu'à  1785,  époque  de  la  mort  de  M.  de  La  Chalotais. 
Les  scènes  émouvantes  n'y  manquent  pas,  l'intérêt  dramatique  ne 
le  cède  en  rien  à  celui  des  volumes  précédents,  et  l'observateur  social 
y  trouve  de  nombreuses  observations  à  glaner,  tant  sur  le  caractère 
breton  que  sur  l'esprit  de  la  magistrature  d'alors. 


Nous  venons  de  recevoir  la  Psychologie  Fconomiqite,  de  M.  Tarde 
(2  volumes  in-8®,  chez  Alcan).  Nous  ne  pouvons  parler  aujourd'hui 
de  cet  ouvrage,  qui  mérite  d'être  étudié,  à  fond,  soit  à  cause  de  ce 
qu'il  contient  d'excellent,  soit  en  raison  des  graves  erreurs  qu'il  ren- 
ferme. Nous  l'analyserons  dans  notre  prochain  numéro. 


Le  Dhecteur  Gérant  :  Edmond  Demolixs. 


T\POGK\PHIE  FIRHIN-DIDOT   ET  C".   —   PARIS. 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL 


AU  PARLEMENT  BELGE 


-OCV3030- 


Bruxelles,  2  mars  1902. 

Les  débats  qui,  depuis  le  6  février,  occupent  le  Parlement 
belge,  me  paraissent  de  nature  à  jeter  quelque  lumière  sur  le 
grand  problème  social  de  l'irrésistible  progrès  du  Suffrage  uni- 
versel égalitaire. 

Chacun  sait  qu'en  1893  nous  avons  décuplé  notre  corps  élec- 
toral en  remplaçant  le  système  censitaire  par  le  suffrage  uni- 
versel avec  vote  plural.  Dans  la  pensée  de  tous,  le  nouveau 
régime  devait  réaliser  l'union  féconde  et  durable  de  la  démocratie 
avec  les  éléments  supérieurs  du  pays.  Et  en  effet,  s'il  accordait 
le  droit  de  vote  à  tous  les  citoyens  majeurs  de  vingt-cinq  ans, 
il  attribuait  une  seconde  voix  d'abord  aux  chefs  de  famille  âgés 
de  trente-cinq  ans  et  payant  au  moins  5  francs  de  contribu- 
tion personnelle  (1),  ensuite  aux  propriétaires  d'un  immeuble 
d'une  valeur  de  2.000  francs  ou  d'un  carnet  de  rente  de  100  francs. 
Il  donnait  enfin  deux  votes  supplémentaires  à  ceux  que  leurs 


(1)  Un    loyer  d'environ  4   fr.   50    par   semaine    suffit  pour  être   dans  le  cas  de 
payer  cet  impôt. 

T.   XXXIII.  15 


198  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

études  ;  classiques  ou  professionuelles)  ou  rexercice  de  certaiues 
professions  devaient  avoir  particulièrement  instruits.  Transac- 
tion loyale,  large,  généreuse,  comme  peut-être  jamais  l'his- 
toire des  partis  politiques  n'en  avait  fourni  l'exemple,  l'œuvre 
de  Beernaert  concédait  aux  progressistes  le  suflrage  universel 
(|u'ils  réclamaient  pour  la  classe  populaire,  aux  conservateurs 
lintluence  prépondérante  qu'ils  voulaient  ol)tenir  pour  les  pères 
de  famille  et  les  petits  propriétaires,  aux  doctrinaires  enfin, 
doQt  la  force  traditionnelle  reposait  sur  les  carrières  libérales 
et  les  professions  intellectuelles,  un  véritable  privilège  en  favo- 
risant le  u  capacitariat  »,  cher  à  Frère-Orban  et  à  ses  amis. 
Cette  dernière  disposition  était,  à  vrai  dire,  le  seul  côté  de  la 
réforme  qui  fût  peu  en  harmonie  avec  le  caractère  démocra- 
tique et  progressif  de  rensemble,  mais  elle  ne  concernait  en 
somme  que  quelques  milliers  d'individus  et,  au  surplus,  l'homme 
d'État  éminent  qui  avait  réussi  à  mener  à  bien  cette  œuvre 
délicate  et  périlleuse  de  la  Revision  (1)  avait  cru  devoir  concéder 
à  chaque  parti  ce  qui  faisait  le  fond  essentiel  de  ses  revendi- 
cation^.  Et  si  dans  le  partage  l'un  d'eux  avait  eu  à  se  plaindre, 
c'était  bien  plutôt  celui  auquel  le  chef  du  cabinet  appartenait, 
car  M.  Beernaert  n'hésita  pas  à  user  de  la  haute  autorité  dont 
il  jouissait,  pour  arracher  à  la  droite  des  concessions  succes- 
sives, et  c'est  par  dix  fois  qu'au  cours  de  la  session  révisionniste 
il  lui  posa  la  question  de  conGance.  Certes,  si  un  régime  sem- 
blait solidement  établi  et  assuré  d'une  longue  durée,  c'était 
bien  celui  qui,  couru  dans  des  vues  aussi  larges,  accordait  à 
chacune  des  forces  politiques  en  présence  la  part  de  représen- 
tation revendiquée  par  elle,  et  se  fondait  sur  un  accord  aussi 
général  et  aussi  patriotique  des  partis. 

Cependant  dix  années  ne  se  sont  pas  encore  écoulées  depuis 
cette  grande  œuvre,  que  déjcà  la  voilà  battue  en  brèche  et  sé- 
rieusement menacée.  Les  socialistes,  suivis  de  quelques  libé- 
raux, l'attaquent  de  toutes  parts,  et  si,  pour  le  moment,  ils  ne 

(1)  Le  lecteur  voudra  bien  se  rappeler  que  la  Constitution  belge  ne  peut  être  re- 
visée que  par  une  procédure  compliquée  et  avec  le  concours  d'une  majorité  des  deux 
tiers  des  voix.  Voyez,  à  ce  sujet,  L.  Arnaud.  La  Revision  belge  ;1890-1S93). 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL   AU    l'ARLEMENT    BELGE.  199 

demandent  le  suffrage  universel  pur  et  simple  que  pour  les 
élections  communales  et  provinciales,  c'est  avec  l'intention  ar- 
rêtée et  avouée  de  le  réclamer  ensuite  pour  les  élections  législa- 
tives et  d'engager  le  pays  dans  une  nouvelle  revision.  C'est  de 
celle-ci,  en  réalité,  que  le  combat  qui  se  livre  à  présent  va  dé- 
cider :  les  orateurs  qui  se  sont  fait  entendre  au  cours  de  ces 
trois  dernières  semaines  ne  s'y  sont  d'ailleurs  pas  trompés  et 
ne  l'ont  point  caché.  Mais,  bien  que  les  révisionnistes  ne  forment 
encore  qu'une  petite  minorité,  il  suffit  de  voir  les  efforts  dé- 
ployés par  leurs  adversaires,  il  sutfit  d'entendre  les  appels  énuis 
de  M.  Woeste,  notamment,  «  à  la  sagesse  du  l^ays  »  et  à  «  la  fer- 
meté du  gouvernement  «  pour  être  convaincu  cjue  l'on  se  trouve 
en  présence  d'un  courant  auquel  on  ne  pourra  résister  et  qui 
finira  par  renverser  tous  les  obstacles.  Il  le  sentait  très  bien,  et 
personne  n'a  pu  le  contredire,  ce  député  progressiste  qui,  s'a- 
dressant  aux  conservateurs,  disait  :  (<  La  droite  elle-même  est 
tellement  convaincue  qu'elle  devra  finir  par  subir  et  réaliser  le 
suffrage  universel  (pur  et  simple)  comme  elle  a  dii  subir  et  réa- 
liser elle-même  la  revision  de  1893,  que  déjà  elle  se  prépare 
à  offrir  aux  socialistes  ce  marché  :  Soit  ;  nous  subirons  le  suf- 
frage universel  des  hommes,  puisque  nous  ne  pouvons  faire 
autrement,  mais  en  même  temps  nous  établirons  par  compensa- 
tion le  suffrage  universel  des  femmes.  »  (^Discours  de  M.  Lorand, 
séance  du  12  février.) 

Et  ce  qui,  dans  cette  poussée  en  faveur  du  suffrage  universel, 
peut  paraître  plus  extraordinaire,  c'est  qu'à  tout  prendre, 
même  avec  le  vote  plural,  nous  sommes,  au  point  de  vue  de  la 
représentation  vraie  dès  classes  et  des  partis,  dans  une  situation 
d'égalité  effective  plus  grande  qu'aucun  des  pays  à  suffrage 
universel,  les  États-Unis  et  la  Suisse  exceptés.  Que  Ton  com- 
pare Y  application  du  vote  plural  en  Belgique  avec  celle  qui 
est  faite  du  suffrage  en  France  et  en  Allemagne,  et  l'on  restera 
frappé  de  la  sincérité  et  de  la  justice  dont  elle  s'inspire,  tandis 
que,  par  le  jeu  des  divisions  administratives,  on  fausse  chez  nos 
voisins  l'expression  des  volontés  nationales  et  l'on  crée  arbitrai- 
rement entre  classes  d'électeurs  des  différences  considérables. 


iOO  LA    SCIE^•CE   SOCIALE. 

En  Belgique,  iO.OOO  habitants  ont  droit  à  un  représentant  : 
et  les  circonscriptions  électorales  sont  assez  étendues  pour 
que  le  déchet  de  voix  soit  réduit  au  minimum  et  que,  par 
l'application  de  la  représentation  proportionnelle,  les  mino- 
rités puissent  avoir  leurs  élus.  En  France,  c'est  la  ciiTonscrip- 
tion  qui  forme  Tunité  électorale  et,  si  le  nombre  d'habitants  y 
dépasse  la  centaine  de  mille,  elle  a  droit  à  un  député  en  plus 
par  100.000  habitants  supplémentaires.  La  différence?  La  voici  : 
Le  collège  de  Barcelo miette,  avec  15.il7  habitants,  élit  un 
député,  de  même  que  la  3^  circonscription  de  Lille  avec 
130.633  habitants.  L'électeur  de  Barcelonnette  a  donc  un  pou- 
voir électoral  9  fois  plus  grand  que  celui  de  la  3*"  circonscription 
de  Lille.  Et  ce  n'est  pas  là  un  cas  exceptionnel.  Le  collège  de 
Castellane  a  18.059  habitants,  celui  de  Sisteron  20.102,  celui 
du  Puget-Théniers  22.0i0,  tandis  que  celui  de  Nantes  (3''  cir- 
conscription) en  a  122.165  et  celui  de  Sceaux  (1"  cii'conscrip- 
tion)  122.936.  Il  y  a  même  un  député  pour  932  électeurs  I  Le 
résultat  final?  C'est  que  les  campagnes  prennent  une  avance 
factice  de  li8  sièges  sur  5T0I  Et  en  Allemagne,  plus  encore 
qu'en  France,  les  grands  centres  se  voient  privés  de  toute  re- 
présentation proportionnelle  à  leur  importance.  Les  districts 
de  Schaumbourg-Lippe,  Lauenbourg  et  Waldeck  comptent  res- 
pectivement il. 22'+,  —  50.831.  —  et  57.766  habitants,  tandis 
que  le  ï'  district  de  Berlin  en  a  409. 93i:  Bochum  i29.903; 
Tetlow  505.395  et  le  6'  district  de  Berlin  586.926.  Un  électeur 
de  Schaumbourg  acquiert  ainsi  une  puissance  électorale  li  fois 
plus  grand  que  celle  de  l'habitant  de  Berlin.  Je  pourrais  citer 
d'autres  cas  de  cette  sorte,  je  pourrais  passer  à  l'Autriche  où 
nous  verrions  pis  encore.  Mais  ces  exemples  ne  suffisent-ils 
pas  à  montrer  que  l'adoption  de  suffrage  universel  ne  suffit 
pas  à  établir  l'égalité  entre  électeurs  et  qu'en  fait  son  applica- 
tion, tant  en  France  qu'en  Allemagne,  crée  des  inégalités  à  côté 
desquelles  les  différences  de  droit  établies  par  le  vote  plural 
ne  sont  plus  rien. 

Eh  bien,   quelque  arbitraire  et  quelque   choquante  que  soit 
V inégalité  de  fait  créée  en  France  et  en  Allemagne  par  le  ce- 


LE    SUP^FHAGE    UNIVERSEL   AL'    PARLEMENT    BELGE.  lOi 

sarisme  administratif,  elle  paraît  en  somme  acceptée,  tandis 
que  la  légère  inégalité  de  droit  résultant  du  vote  plural  est  de 
plus  en  plus  vivement  attaquée  chez  nous.  Et  si,  témoin  du  cou- 
rant de  l'opinion  et  du  jeu  de  la  politique  parlementaire,  j'ai 
cru  pouvoir  affirmer  la  disparition  prochaine  du  vote  plural, 
qu'on  veuille  bien  ne  pas  croire  que  cette  opinion  soit  une  con- 
jecture purement  personnelle.  Elle  était  émise  déjà  le  jour 
même  où.  la  Constituante  adoptait  le  régime  actuel,  et  M.  Woeste, 
avec  sa  clairvoyance  habituelle,  saisissait  immédiatement  le 
vice  du  système  et  en  prédisait  la  chute  :  «  Je  le  sais,  disait-il 
pour  expliquer  son  abstention,  le  vote  plural  introduit  cer- 
tciines  garanties  :  je  ne  veux  pas  en  méconnaître  l'importance. 
Mais  /a  question  est  de  savoir  si  ces  garanties  pourront  sub- 
sister. Dire  à  l'ouvrier  :  Nous  vous  donnons  le  droit  de  suffrage, 
mais  vous  ne  compterez  que  pour  un  tiers,  alors  que  lé  bour- 
geois comptera  pour  une  unité  entière,  c'est,  selon  moi,  ébran- 
ler dans  ses  l)ases  l'édifice  même  que  l'on  veut  ériger.  On  va 
voir  dans  chaque  lutte  électorale  ceux  qui  ne  jouiront  que  d'un 
vote,  ceux  qui  seront  dans  une  situation  d'infériorité,  on  va  les 
voir  chercher  à  imposer  aux  candidats  une  nouvelle  re vision  de  la 
Constitution  pour  faire  disparaître  une  barrière  qu'on  a  appelée, 
ajuste  titre,  ime  barrière  de  carton.  »  (Séance  du  18  avril  1893.) 
C'est  fait!  Nous  marchons  vers  le  suffrage  universel  pur  et 
simple  et,  après  la  France,  les  États-Lnis,  l'Allemagne,  la 
Suisse,  la  Grèce,  l'Autriche  et  le  Portugal,  la  Belgique  devra 
aussi  l'adopter  en  dépit  des  résistances  qu'on  lui  oppose.  Le 
mouvement  est  général  :  la  Norvège,  la  Hollande  et  la  tradi- 
tionnelle Angleterre  elle-même  s'acheminent  à  leur  tour  dans 
€ette  voie,  peu  à  peu  mais  sûrement. 


Mais  quelle  est  donc,  demandera-t-on ,  la  force  mystérieuse 
qui,  malgré  toutes  les  mesures  conservatrices,  malgré  les  ma- 
jorités, malgré  même  l'accord  le  plus  large  et  le  plus  sincère 
des  partis,  intronise  partout  en  Europe  le  suffrage  universel  pur 
et  simple? 


:20:2  la  science  sociale. 

Voilà  Lien  le  problème. 

La  solution?  on  la  chercherait  en  vain  dans  les  discours  de 
nos  députés,  ou  dans  ceux  qu'ont  fait  avant  eux  les  partisans  et 
les  adversaires  de  ce  système.  Si  Ton  parcourt  la  littérature 
nombreuse  à  laquelle  il  a  donné  naissance,  on  ne  le  verra  guère 
discuter  qu'au  point  de  vue  du  droit  ou  de  la  capacité  de 
l'électeur. 

«  C'est  un  droit!  disent  les  socialistes,  un  droit  qui  appar- 
tient à  tous  les  citoyens  également,  puisque  tous  font  au  même 
titre  partie  de  la  société.  Et,  en  Belgique,  ils  peuvent,  à  l'appui 
de  leur  théorie,  invoquer  un  des  principes  de  notre  Constitution  : 
((  Tous  les  pouvoirs  émanent  de  la  nation  (art.  25).  »  —  Non,  ce 
n'est  pas   un  droit  général ,  absolu ,   répondent   leurs   adver- 
saires. La  Constitution  que  vous  invoquez  ne  l'a  pas  reconnu  à 
tous  indistinctement,  mais  seulement  à  ceux  qui  supportent  les 
charges  publiques,    et  qu'en  retour  il  est  juste  d'admettre  à 
concourir  à  la  confection  des  lois.  Et  cela  est  absolument  lo- 
gique. —  Ce  Vest  pas  logique,  reprennent  les  sociaHstes.  car 
«  tous  les  citoyens  sont  égaux  devant  la  loi  »  ;  c'est  un  principe 
incontestable,  et  la  Constitution  le  proclame  (art.  6).  Ils  doivent 
donc  avoir  tous,  et  tous  dans  la  même  mesure,  le  droit  de  par- 
ticiper à  la  gestion  des  affaires  publiques.  Soumis  tous  d'ail- 
leurs aux  lois  du  pays,  il  en  subissent  tous  le  joug.  Si  à  raison 
des  charges  c{ue  l'on  supporte,  il  y  avait  lieu  de  faire  une  dis- 
tinction entre  citoyens ,  c'est  bien  plutôt  au  profit  des  pauvres 
([ue  des  riches  cju'il  faudrait  l'établir,  car  les  premiers  suppor- 
tent bien  plus  que  les  autres  les  charges  militaires ,  les  impôts 
indirects,    etc. ,   etc.  —  Vous  vous  trompez,  leur  réplique-t-on , 
lorsque  vous  considérez  le  droit  de  suffrage  comme  une  sorte  de 
droit  naturel,  car  si  tout  individu,  par  le  fait  même  qu'il  est 
soumis  aux  lois  de  son  pays  et  qu'il  supporte  ses  charges ,  ac- 
quiert, ainsi  que   vous  le  prétendez,  un  droit  inviolable  à  coo- 
pérer à  la  direction  de  l'État,  il  faut  reconnaître  ce  même  droit 
aux  femmes  et  aux  enfants  qui,  faisant  aussi  partie  de  la  société, 
paient  l'impôt,  obéissent  aux  lois,  etc.  Il  faut  le  leur  recon- 
naître au  même  titre  que  les  autres  droits  naturels  de  propriété. 


LE    SUFFRAGE   UNIVERSEL    AU    PARLEMENT    BELGE.  203 

(l'association  :  tout  au  plus  pourrait-on  leur  donner  un  tuteur 
pour  l'exercer  I  » 

Nous  pourrions  continuer  indéfiniment  dans  cette  voie.  Mais, 
plus  on  s'y  engage,  plus  s'éloigne  toute  chance  d'arriver  à  une 
solution.  Rebroussons  donc  chemin. 

((  C'est  la  capacité  qui  règle  le  droit  de  suffrage,  disent  les 
conservateurs  :  tout  le  monde  n'est  pas  également  apte  à  la 
direction  des  affaires  publiques  et,  plus  l'on  descend  dans  l'é- 
chelle sociale,  plus  les  aptitudes  nécessaires  se  font  rares:  L'in- 
térêt bien  entendu  du  peuple  lui-même  commande  que  la  direc- 
tion de  l'État  ne  soit  pas  soumise  à  la  volonté  mal  éclairée  du 
nombre ,  mais  soit  remise  aux  gens  d'élite.  —  La  capacité  qu'il 
faut  ici,  répond-on ,  ce  n'est  pas  celle  de  diriger  l'État  (le  soin 
en  est  laissé  aux  députés  nommés  pour  légiférer  et  aux  spécia- 
listes qu'ils  délèguent  pour  administrer  les  choses  publiques) , 
mais  c'est  la  capacité  d'exprimer  ce  que  Ion  veut  que  fasse 
l'État,  dont  la  mission  est  précisément  de  pourvoir  aux  besoins 
de  la  nation.  Or,  les  petits,  les  travailleurs  qui  forment  l'im- 
mense majorité  du  pays  et  dont  la  condition  est  si  malheureuse, 
sont  aussi  ceux  à  qui  l'assistance  de  l'État  est  le  plus  nécessaire  : 
et  ils  sont  plus  aptes  que  personne  à  dire  pour  eux-mêmes  ce 
qu'ils  veulent.  —  Faites  connaître  vos  besoins,  répond  pater- 
nellement un  orateur  de  la  droite;  dans  la  mesure  du  possible, 
nous  y  ferons  droit.  Vous  souffrez  :  montrez-nous  vos  plaies, 
nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  les  panser.  Mais  depuis 
quand  le  malade  s'est-il  traité  lui-même  avec  succès?  Si  la  crise 
c[u'il  traverse  est  dangereuse,  n'est-ce  pas  une  raison  de  plus 
pour  réclamer  le  secours  de  médecins  plus  éclairés  et  plus 
experts?  —  Nous  denicUidons  précisément,  aurait-on  pu  lui  ré- 
pliquer, à  choisir  des  médecins  plus  experts  que  ceux  qui  n'ont 
même  pas  soupçonné  le  mal,  des  médecins  qui  depuis  long- 
temps aient  vu  nos  plaies  profondes,  qui  aient  ressenti  nos 
souffrances ,  qui  aient  eu  pitié  de  nous  et  en  qui  nous  ayons 
confiance  !  » 

Et,  comme  il  n'y  aurait  pas  plus  de  raison  de  cesser  le  jeu  de 
balançoire  que  l'on  fait  subir  à  l'idée  de  capacité,  qu'il  n'y  en 


204  .  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

avait  tout  à  l'heure  de  le  cesser  avec  l'idée  de  droit,  il  nous  faut 
ou  renoncer  à  trouver  une  solution,  ou  la  chercher  ailleurs. 

Irons-nous  la  demander  à  ces  graves  penseurs  qui ,  à  la  suite 
de  Stuart  Mill  et  de  Laveleye,  prétendent  qu'il  faut  «  peser  et 
non  compter  les  suffrages  (1)  »?  Outre  que  nous  rentrerions  im- 
médiatement dans  l'insoluble  question  de  la  capacité ,  nous 
tomberions  sous  le  coup  de  la  plaisanterie  de  ce  progressiste  qui 
demandait  à  ses  adversaires  :  ((  Où  vend-on  des  balances  pour 
peser  les  votes?» 

Faut-il  de  préférence  s'arrêter  à  la  conception  de  ces  droi- 
tiers qui  considèrent  Félectorat  comme  une  fonction  publique 
pour  laquelle,  comme  pour  toute  fonction,  sont  recjuises  cer- 
taines aptitudes.  Mais  ce  serait  rentrer  par  une  porte  dans  la 
discussion  sur  la  capacité  ;  et,  au  surplus,  ne  pourrait-on  pas 
nous  répondre  que  Taptitude  requise  pour  l'exercice  de  cette 
fonction  n'est  guère  vérifiée  et  égale  chez  les  électeurs  pri- 
vilégiés ? 

Sommes-nous  donc  acculés  aune  situation  sans  issue?  Non, 
nous  tenons  au  moins  une  double  constatation.  SI  l'on  presse 
l'idée  de  droit  ou  l'idée  de  capacité  pour  y  saisir  les  causes 
qui  font  la  force  du  suffrage  universel,  on  y  peut  bien  trouver 
matière  à  des  développements  oratoires,  mais  on  ne  parvient 
pas  à  en  tirer  une  loi  qui  puisse  expliquer  en  fait  l'irrésistible, 
l'invincible  avènement  du  suffrage  universel.  Ou  plutôt,  si  nous 
examinons  en  philosophes  ces  notions  de  droit  et  de  capacité 
et  ce  qu'exige  la  direction  d'un  État,  nous  sommes  portés,  avec 
les  esprits  les  plus  éminents,  à  en  déduire  des  théories  qui  re- 
poussent le  suffrage  universel  ;  mais  ces  théories  ont  le  grand 
tort  d'êtres  repoussées  par  les  faits  qui  ne  cessent  d'aller  contre 
elles,  et  cela  (sans  parler  de  la  France  et  de  la  Belgique)  dans 
des  pays  très  dissemblables,  et  qui  sont  établis  d'une  manière 
très  fixe ,  depuis  la  petite  et  pauvre  Suisse ,  jusqu'à  l'immense 
et  richissime  Amérique. 

(1)  Un  des  disciples  de  Sluart  Mill,  appliquant  les  principes  du  maître,  allait 
jusqu'à  accorder  21  suffrages  à  un  citoyen  qui  serait  à  la  fois  savant,  grand  proprié- 
taire, noble,  haut  fonctionnaire,  etc. 


LE    SUFFRAGE    l  NIVERSEL   AU    PARLEMENT    BELGE.  :203 

Ici,  j'emprunterai  pour  un  instant  la  plume  de  M.  Henri  de 
Tourville  :  «  Le  mouvement  effectif  du  suffrage  universel  se  fonde, 
non  sur  le  droit  ni  sur  la  capacité,  mais  sur  la  nécessité  poli- 
tique et  sociale.  Il  y  a  dans  la  société  une  classe  qui,  au  temps 
actuel,  n'a  pas  bénéficié  autant  que  les  autres  des  avantages 
procurés  peu  à  peu  par  les  gouvernements  ou  avec  le  concours 
des  gouvernements.  Gomme,  après  une  longue  épreuve,  qui  se 
vérifie  à  nouveau  toutes  les  fois  que  les  «  conservateurs  »  sont 
au  pouvoir  ou  formulent  leur  programme,  tout  le  monde  a  le 
sentiment  instinctif  que,  si  les  classes  bourgeoises  conservent  le 
pouvoir,  elles  ne  résoudront  pas  la  question  de  la  classe  ou- 
vrière dont  elles  n'ont  pas  l'impression  vive  et  vraie,  les  esprits 
sont  de  plus  en  plus  portés,  sans  bien  savoir  pourquoi ,  à  penser 
qu'il  n'y  a  de  solution  efficace  qu'à  laisser  venir  au  pouvoir  la 
classe  qui  a  le  plus  de  doléances  à  faire  valoir.  Et  ceci  est  la  loi 
de  toute  l'histoire  dans  l'attribution  du  pouvoir  aux  uns  ou 
aux  autres.  Le  pouvoir  n'est  pas  communément  donné  à  celui 
qui,  absolument  parlant,  y  a  le  plus  de  droit  ou  est  le  plus 
capable,  mais  à  celui  qui  fut  le  plus  décisivemenl  utile  dans 
la  question  à  résoudre  pour  le  moment. 

«  Que  cela  est  vrai  !  Grégoire  de  Tours  Fa  exprimé  par  un 
mot  digne  de  Tacite,  quand  il  a  dit  froidement  de  tel  Mérovin- 
gien qu'il  fut  substitué  à  tel  autre,  parce  qu'il  était  plus 
utile.  Les  classes  sociales  résolvent  mal  les  questions  les  unes 
pour  les  autres  :  c'est  ce  qui  fait  que  toute  classe  dont 
la  condition  devient  une  question  aiguë  pour  l'ordre  public, 
est  introduite  au  pouvoir,  sauf  des  cas  particuliers  où  par  là 
l'on  n'aboutirait  à  rien,  ou  à  rien  que  de  radicalement  désas- 
treux, comme  au  cas  de  la  révolte  des  esclaves  à  Rome  ou  du 
parti  anarchiste  au  temps  actuel.  Les  longues  doléances  de  la 
plèbe  romaine  l'ont  finalement  introduite  au  pouvoir.  La 
Grande  Charte  d'Angleterre  y  a  introduit  la  noblesse  malme- 
née par  les  rois  et  le  peuple  saxon  opprimé  par  la  féodalité. 
Les  chartes  communales  y  ont  introduit  les  habitants  de  villes 
comprimés  par  les  seigneurs.  Les  États  Généraux  de  89  y  ont 
introduit,  en  doublant  sa  représentation,  le  Tiers  État  «  qui 


1200  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

aurait  dû  être  tout  et  qui  n'était  rien  ».  Suivez  toute  Tliistoire  ; 
encore  une  fois,  voilà  la  loi.  Ce  n'est  pas  la  loi  du  droit  théo- 
ri(|ue  ni  de  la  capacité  gouvernementale  absolue.  Mais  c'est  la 
loi  à  laquelle  obéit  le  régime  parlementaire  :  on  laisse  le  pou- 
voir à  ceux  qui  soutiennent  les  revendications  qu'on  n  a  pas  su 
résoudre;  ((  l'opposition  »  passe  au  «  gouvernement  ».  Telle 
est  la  raison  effective  du  suffrage  universel,  aujourd'hui.  » 

Que  «  le  pouvoir  soit  donné,  non  à  celui  qui  y  a  le  plus  droit 
ou  qui  est  le  plus  capable,  mais  à  celui  qui  est  le  plus  utile 
dans  la  question  à  résoudre  pour  le  moment  »,  n'est-ce  pas  ce 
qu'à  son  tour  vient  prouver  l'histoire  de  notre  petit  pays? 
Après  que.  au  commencement  de  ce  siècle,  le  roi  Guillaume 
eut  bâillonné  notre  presse,  fermé  nos  collèges,  chassé  des  em- 
plois nos  compatriotes  instruits  à  l'étranger,  rendu  les  fonc- 
tions publiques,  même  dans  nos  provinces,  inaccessibles  aux 
Belges,  à  qui  donc  passa  le  pouvoir  lorsque  la  révolution  de 
1830  nous  eut  séparés  de  la  Hollande?  En  dépit  des  principes 
démocratiques  inscrits  en  tête  de  notre  Constitution,  il  échut 
tout  entier  à  cette  bourgeoisie  que  l'arbitraire  royal  avait 
frappée  dans  ses  intérêts  vitaux.  Et  lorsque,  ses  griefs  redressés, 
oublieuse  de  la  leçon  qu'elle  avait  donnée  elle-même  à  la  royauté, 
elle  eut,  pendant  des  années  et  à  son  seul  profit,  usé  du  gouver- 
nement comme  d'un  bien  propre,  n'entendit-elle  pas  proclamer 
sa  déchéance  au  lendemain  des  troubles  de  1886,  qui  lui  révé- 
lèrent la  condition  misérable  dans  laquelle  elle  avait  laissé  la 
classe  ouvrière?  Ceux  dont  elle  n'avait  pas  su  sauvegarder  les 
intérêts  essentiels  réclamèrent  à  leur  tour  le  pouvoir.  Et  c'est 
bien  en  vain  que  ses  détenteurs,  devenus  subitement  compa- 
tissants, prirent  une  série  de  mesures  pour  protéger  l'ouvrier, 
lui  garantir  le  payement  intégral  de  son  salaire,  lui  faciliter 
l'acquisition  d'un  foyer  salubre,  lui  assurer  une  vieillesse  à 
l'abri  de  la  misèro ,  apaiser  ses  conflits  avec  les  patrons  et  imposer 
à  ceux-ci  la  discussion  des  conditions  du  travail.  Le  peuple  veut 
plus  :  il  veut  avant  tout  et  surtout  ce  pouvoir,  dont  la  bour- 
geoisie, suivant  l'exemple  de  l'aristocratie  et  du  roi,  a  usé  à 
son   tour  pour  son  prolit  exclusif  ou  principal.   C'est  pour   y 


LE    SI  FI- RAGE    l'MVERSEL   AT    PARLEMENT    BELGE.  i07 

arriver  qu'il  réclame  le  suffrage  universel.  Et  il  roljtiendra, 
parce  que  chacun  sent  que  tant  qu'il  ne  lui  aura  pas  été 
accordé,  le  pays  ne  jouira  pas  de  la  tranquillité  et  de  la  paLx. 
Contrairement  à  ce  que  beaucoup  de  conservateurs  s'obstinent 
à  penser,  ce  n'est  pas  là  un  mouvement  factice,  résultat  soit 
d'un  engouement  passager  pour  des  idées  séduisantes,  soit  des 
excitations  détestables  de  meneurs  ambitieux,  dont  certes  je  ne 
nierai  pas  l'intervention  intéressée.  Et  ce  qui  le  prouve,  c'est 
que  nos  ouvriers  socialistes  adoptent  ou  repoussent  les  pro- 
grammes élaborés  par  les  politiciens  qui  essayent  de  prendre 
leur  tête,  non  d'après  le  plus  ou  moins  de  conformité  de 
cette  direction  avec  les  principes  qui  leur  ont  été  enseignés, 
mais  suivant  qu'ils  estiment  les  mesures  préconisées  utiles  ou 
nuisibles  à  leur  but  principal  et  immédiat  :  l'obtention  du  pou- 
voir. Je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  l'accueil  fait  à  la  pro- 
position de  MM.  Vandervelde  et  consorts ,  qui  occupe  en  ce 
moment  la  Chambre.  En  intellectuels  logiques,  les  auteurs 
avaient  naturellement  vu  dans  le  sulfrase  des  femmes  une 
conséquence  des  principes  de  droit  naturel  (?)  que  la  doctrine 
socialiste  invoque  à  l'appui  du  suffrage  universel  des  honmies. 
Déjà,  ils  l'avaient  inscrit  dans  les  programmes  du  parti.  Mais, 
dès  que  les  ouvriers  se  furent  aperçus  que  l'admission  des 
femmes  à  l'électorat  pouvait  bien  avoir  pour  résultat  de  leur 
enlever  toute  chance  sérieuse  de  passer  au  gouvernement, 
malgré  les  chefs  et  les  principes,  ils  repoussèrent  en  masse 
cette  innovation.  Rien  de  plus  significatif  à  cet  égard  que  la 
décision  prise  par  la  Fédération  boraine  (le  11  août  1901): 
((  Considérant,  dit-elle,  que  la  chose  urgente  par  excellence 
est  la  conquête  du  sulïrage  universel  pur  et  sinqile  pour  les 
hommes  et  sans  représentation  proportionnelle,  qui  donnera  au 
parti  socialiste  la  majorité  à  la  Chambre,  majorité  sans  laquelle 
aucune  réforme  sociale  sérieuse  et  efficace  ne  peut  être  ob- 
tenue ;  —  considérant  que  le  droit  de  vote  accordé  immédia- 
tement aux  femmes  aurait  pour  conséquence  rajournement 
indéfini  à  des  générations  futures  de  la  conquête  de  la  majo- 
rité  démocratique  à  la  Chambre  et   assurerait  indéfiniment  le 


:208  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

règne  de  la  bourgeoisie  capitaliste:  —  pour  ces  motifs,  la  Fé- 
dération l>oraine  déclare  rayer  de  son  programme,  j^our  le 
moment,  le  droit  de  suffrage  pour  les  femmes.  » 

C'est  tellement  bien  la  nécessité  de  «  laisser  venir  au  pouvoir 
la  classe  qui  a  le  plus  de  doléances  à  faire  valoir  »  qui  décide 
de  l'attribution  du  pouvoir  et  qui  à  l'heure  actuelle  provoque 
un  mouvement  général  vers  le  suffrage  universel,  que.  suivant  le 
plus  ou  moins  d'aptitudes  des  populations  ouvrières  à  se  tirer 
d'affaire  par  elles-mêmes,  ce  mouvement  est  ou  retardé  ou  singu- 
lièrement accéléré.  Ainsi,  tandis  que  la  France,  bouleversée  par 
des  révolutions  successives  et  amoindrie  par  l'individualisme, 
voyait  sa  classe  populaire  monter  en  tout  premier  lieu  —  et 
combien  vivement!  —  à  l'assaut  du  pouvoir,  l'Angleterre,  grâce 
à  l'admirable  formation  de  ses  enfants,  à  leur  forte  organisation, 
à  la  puissance  de  ses  Trade-Unions,  parvenait  à  résoudre  par  les 
moyens  de  la  vie  privée  les  grands  problèmes  issus  de  l'indus- 
trialisme, et  échappait  à  cette  accession  brusque  au  gouverne- 
ment des  couches  démocratiques  qui  ne  voyaient  pas  dans  la 
détention  du  pouvoir  public  une  question  vitale.  Seuls  parmi  les 
pays  particularistes,  les  États-Unis  surgis  d'hier,  ou  plutôt  sur- 
gissant encore  tous  les  jours  des  efforts  collectifs  de  ses  colons, 
ne  pouvaient  guère  faire  reposer  leur  gouvernement  que  sur 
Tacquiescement  de  ces  immigrés  dont  le  concours  était  si  néces- 
saire à  sa  vie  et  à  son  développement.  Cela  explique  l'avance 
prise  par  l'Amérique  du  Nord  sur  les  autres  pays,  mais  toujours 
en  vertu  de  cette  même  loi^  que  le  pouvoir  appartient  à  ceux 
qui  sont  actuellement  le  plus  utiles. 

C'est  ce  que  n'ont  pas  su  comprendre  les  Boers,  le  jour  où  ils 
se  sont  trouvés  en  face  des  Titlanders.  Ils  ont  cru  pouvoir  con- 
tinuer à  gouverner  après  l'arrivée  de  ces  étrangers,  sans  en  tenir 
autrement  compte  que  pour  la  perception  des  impôts.  «  Nous 
sommes  les  maîtres  du  pays,  disaient-ils;  les  étrangers  qui  s'y 
fixent  n'ont  qu'à  s'incliner  devant  les  lois  que  nous  avons  éta- 
blies. »  Beaucoup  de  gens  trouvent  encore  que  c'est  fort  bien 
raisonner:  seulement  les  faits  agissent  de  leur  côté  et  ils  produi- 
sent leure  effets  sans  prendre  garde  aux  raisonnements  juridiques 


LE   SUFFRAGE    UNIVERSEL   AU    PARLEMENT    HELGE.  209 

qu'on  a  pu  étal)lir  à  leur  suj  et  !  Bien  assis  sur  les  principes  de  droit, 
les  détenteurs  du  pouvoir  en  usèrent  sans  plus  songera  faire  bé- 
néficier les  immigrés  des  avantages  que  seul  l'État  peut  accorder 
à  l'industrie  parles  travaux  publics  qui  lui  sont  si  nécessaires.  Les 
lois,  faites  sans  ces  nouveaux  venus,  dont  le  travail  enrichissait  le 
pays  et  le  Trésor,  avaient  fini  par  être  faites  à  leur  détriment.  Les 
choses  s'aggravant,  d'instinct  et  par  le  simple  jeu  des  lois  si 
magistralement  posées  par  M.  Henri  de  Tourville,  les  Uitlanders 
réclamèrent  le  droit  de  suffrage,  c'est-à-dire  le  di'oit  de  prendre 
part  au  gouvernement  dont  l'action  les  gênait  et  de  mettre  sa 
puissance  au  service  de  leurs  intérêts.  Mais  les  Boers,  au  lieu  de 
céder  à  la  nécessité  sociale,  répétèrent  à  Fégard  de  ces  immi- 
grés, et  avec  une  exactitude  frappante,  toutes  les  fautes  qu'ont 
partout  commises  les  pouvoirs  conservateurs  vis-à-vis  des  partis 
avancés,  mais  avec  la  ténacité  irréductible  du  paysan.  On  sait  ce 
qu'il  leur  en  a  coûté. 

Cet  oubli  presque  fatal  de  ceux  qui  ne  sont  pas  représentés 
dans  les  corps  législatifs  explique  encore  les  réclamations,  je 
ne  dis  pas  des  femmes,  mais  des  féministes.  Car  il  faut  soi- 
gneusement les  distinguer.  Quand  nos  députés  socialistes  pro- 
posèrent d'accorder  aux  femmes  le  droit  de  suffrage,  un  jeune 
représentant  doctrinaire  leur  répondit  :  «  Il  y  a  un  fait  qu'il  faut 
faire  ressortir  et  qui  est  celui-ci,  c'est  que  les  femmes  ne  récla- 
ment pas  de  droits  politiques,  je  dirai  même  qu'elle  n'en  veu- 
lent pas.  Les  femmes  s'écartent  volontairement  de  la  politique, 
elles  n'aiment  même  point  à  parler  politique.  Il  est  certaines 
femmes  aimant  la  politique  et  qui  voudraient  en  faire;  mais, 
Messieurs,  ce  sont  des  femmes  féministes  et,  remarquez-le, 
dans  le  féminisme  il  y  a  beaucoup  plus  d'hommes  que  de 
femmes.  »  (Discours  de  M.  Hynians  ;  séance  du  20  février.)  Ce 
sont  les  femmes  féministes  en  effet  qui  réclament  le  droit 
de  suffrage,  et  non  les  autres.  Mais  pourquoi?  M.  Vander- 
velde  en  avait  pressenti  la  raison  lorsqu'il  disait  :  «  Quand 
l'accord  règne  dans  le  ménage,  la  loi  n'a  pas  à  intervenir,  la 
bonne  entente  réglant  tout  entre  les  conjoints;  mais  le  jour 
où  le  mari  abuse  de  son  pouvoir,  le  jour  où  la  loi  intervient,  la 


:210  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

femme  s'aperçoit  que  cette  loi  est  bien  dure  pour  son  sexe 
parce  qiCelle  a  été  faite  par  l'autre  sexe.  »  Et  ce  que  l'orateur 
(lisait  à  propos  de  la  femme  mariée  ol)ligée  de  recourir  à  la 
justice  pour  se  protéger  contre  son  mari,  avec  combien  de 
raison  aurait-il  pu  le  dire,  pour  toutes  ces  jeunes  filles  de  la 
bourgeoisie  qui,  à  défaut  de  fortune,  sont  obligées  d'exercer  un 
métier,  si  le  mariage  ne  vient  assurer  leur  sort  !  Avec  ces 
femmes  mariées  qui  ont  éprouvé  l'injustice  des  lois  à  l'égard  de 
leur  sexe,  ces  jeunes  filles,  qui  ont  l)esoin  d'avoir  accès  aux 
emplois,  et  qui  pour  la  plupart  se  les  voient  fermés  par  des  rè- 
glements que  les  hommes  ont  faits,  réclament  leur  part  de  pou- 
voir pour  faire  disparaître  les  abus  dont  elles  souffrent.  Et  cela 
explique  leurs  revendications,  comme  leur  situation  exception- 
nelle explique  leur  petit  nombre.  Mais  n'est-ce  pas  après  tout 
une  nouvelle  et  dernière  confirmation  des  observations  que 
nous  avons  faites  plusieurs  fois  au  cours  de  ce  rapide  exposé? 

Concluons  : 

Quand  le  pouvoir  a  appartenu  à  certaines  classes  et  qu'un 
certain  bien  pu])lic  en  est  résulté,  si  une  classe  sans  pouvoir  n'a 
pas  assez  bénéficié  du  progrès  accompli,  elle  se  plaint;  et,  si 
une  satisfaction  suffisante  n'est  pas  donnée  à  ses  plaintes  au 
J)out  d'un  certain  temps,  elle  réclame,  non  plus  des  améliora- 
tions qu'elle  a  vainement  demandées,  mais  des  garanties  qui 
lui  assurent  qu'elle  les  obtiendra  :  cette  garantie,  c'est  la  par- 
ticipation plus  ou  moins  large  au  pouvoir.  Telle  est  l'histoire  de 
tous  les  avènements  de  groupes  sociaux  au  pouvoir.  Cet  avène- 
ment, ils  l'oJ^tiennent,  parce  que  le  conflit  est  fondé  sur  un 
réel  malaise  puljlic,  qu'il  en  fciut  sortir,  et  qu'on  n'a  pas  réussi 
à  en  sortir  autrement.  Telle  est  Teffective  raison  d'être  du 
mouvement  qui  pousse  au  pouvoir  la  classe  populaire  par  le 
suffrage  universel. 

Charles  Vax  Haekex. 


HISTOIRE 

DE  LA  FORMATION  PAKTICl  LARISTE 


XIX 

LE  MOUVEMENT  COMMUNAL  EN  FRANCE     1) 

[Suite) 

Il  s'aeit  de  savoir  comment  les  villes,  devenues  féodales  dans 
le  Nord  de  la  France  ainsi  que  nous  Tavons  vu,  passèrent,  en 
î^rand  nombre  du  moins,  au  régime  de  la  Commune. 

Ce  mouvement,  nous  Favons  déjà  indiqué,  fut  essentielle- 
ment dû  au  développement  de  la  culture,  qui  était  la  consé- 
quence directe  de  l'organisation  franque  du  domaine ,  et  qui 
amène  toujours  à  sa  suite  le  développement  de  la  fabrication 
urbaine. 

La  prospérité  agricole,  en  effet,  pousse  au  bien-être,  à  la 
recherche  d'objets  usuels  perfectionnés  ou  nouveaux.  La  fabri- 
cation alors  prend  assez  d'importance  pour  que  des  gens  aient 
intérêt  à  s'y  adonner  exclusivement.  Ils  renoncent  à  tout  travail 
du  sol  et,  n'étant  plus  retenus  aux  champs,  ils  trouvent  leur 
centre  naturel  à  la  ville ,  lieu  favorable  à  l'exploitation  d'une 
clientèle  par  l'affluence  de  tout  le  voisinage  que  les  réunions 
du  culte  et  les  marchés  y  attirent  périodiquement. 

Ce  fut  à  la  fin  du  onzième  siècle  et  au  commencement  du 
douzième  cpie  ce  phénomène  se  produisit  dans  la  région  féodale 
du  Nord.   Au  neuvième  siècle ,   la  féodalité    avait  pleinement 

(n  Voir  l'article  précédeat,  février  1902  :  Science  sociale,  t.  XXXIII,  p.  121. 


212  LA   SCIENCE  SOCIALE. 

triomphé  du  pouvoir  royal  ;  au  dixième,  elle  avait  relâché  ses 
liens  intérieurs,  chacun  cherchant  à  se  rendre  plus  indépendant, 
depuis  le  vassal  jusqu'au  serf;  au  onzième,  cette  liberté  crois- 
sante devait  donner  son  résultat  naturel,  un  élan  d'activité  pro- 
ductive, un  développement  nouveau  du  travail. 

Tout  atteste  alors  cette  prospérité. 

Les  chartes  et  les  chroniques  signalent  à  cette  époque  une 
nouvelle  période  de  défrichement.  D'immenses  massifs  fores- 
tiers subsistaient  encore  sur  les  plateaux,  hauts  et  bas  :  on  les 
entame,  on  y  pénètre,  on  les  traverse,  il  s'y  fait  de  vastes  éclair- 
cies;  c'est  une  seconde  prise  de  possession  du  sol,  sur  les  points 
où  la  nature  était  restée  intacte  ou  avait  reconquis  le  terrain. 
Les  historiens  ont  créé  à  ce  sujet  une  légende  :  ils  ont  vu  là  un 
réveil  de  l'activité  heureuse,  un  retour  aux  espérances  et  aux 
entreprises  après  les  terreurs  de  Tan  mille.  Ils  ont  oublié  que 
ce  n'est  pas  de  la  torpeur  que  naît  la  vie  :  le  mouvement,  l'élan 
qu'ils  constatent,  eût-il  été  un  instant  retenu  et  comprimé  par 
des  fléaux  passagers  et  de  vaines  appréhensions  (qu'on  a  d'ail- 
leurs beaucoup  exagérées),  il  a  été  nécessairement  engendré  par 
d'autres  causes  que  sa  compression  même;  il  est  manifestement 
né  des  forces  vitales  et  fécondes  dont  nous  avons  vu  la  pro- 
gression régulière  à  travers  les  siècles  précédents  :  il  en  est  la 
conséquence  logique. 

A  côté  de  cette  prospérité  agricole,  qui  est  le  point  de  départ, 
la  prospérité  industrielle,  qui  est  le  point  d'arrivée,  s'atteste 
directement  par  l'extraordinaire  effervescence  de  constructions 
qui  se  produisit  alors. 

C'est  alors  que  se  bâtirent  ces  châteaux  monumentaux,  en 
pierre,  à  murailles  indestructibles ,  à  tours  majestueuses  et 
multiples,  à  donjons  gigantesques,  à  hautes  salles  voûtées,  à 
vastes  cours  intérieures ,  vrais  palais  d'une  race  puissante  et 
riche.  Là  fut  donné  le  premier  exemple  d'un  genre  de  construc- 
tion que  les  siècles  d'après  n'ont  qu'imité  et  perfectionné.  Ce 
onzième  siècle  est  animé  d'un  esprit  hardi  d'invention,  qui  est 
le  père  des  arts,  et  ses  inventions  expriment  l'énergie  et  la  gran- 
deur avec  une  primitive  simplicité.  C'est  au  château  de  bois, 


HISTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  213 

monté  sur  sa  butte,  entouré  de  ])Atiments  de  bois  et  enceint  de 
sa  palissade,  que  succédait  immédiatement  l'édifice  superbe  de 
la  forteresse,  habitation  princière,  dont  je  viens  de  rappeler 
l'image  en  quelques  traits. 

En  même  temps  apparurent  les  grandes  églises  romanes, 
chefs-d'œuvre  qui  contrastent  singulièrement  par  leur  ampleur 
et  leur  majesté  avec  les  églises  petites  et  basses  qui  les  avaient 
précédés,  et  qui  se  voient  encore  accolées  à  eux  dans  certains 
endroits  où  l'entreprise  nouvelle  est  restée  inachevée.  Tout  le 
monde  a  entendu  faire  le  récit  de  cette  ferveur  de  constructions 
religieuses,  auxquelles  toutes  les  classes  de  la  société  prenaient 
part,  auxquelles  chacun  voulait  contribuer,  non  seulement  de  ses 
dons,  mais  de  sa  personne  et  de  son  savoir-faire.  Nous  sommes 
stupéfaits  aujourd'hui  de  compter  ce  qui,  à  partir  de  cette  date, 
s'est  élevé  de  monuments  remarquables  jusque  dans  les  moin- 
dres localités.  Ce  qui  en  reste  atteste  la  puissance  du  travail,  les 
frais  de  la  dépense ,  le  sentiment  original  et  vigoureux  de 
l'art.  Un  art  nouveau  s'est  fait,  qui  a  défrayé  le  génie  de  tous 
les  siècles  suivants  du  moyen  âge,  et  l'on  sait  les  merveilles 
qu'il  a  produites. 

«  Quand  le  bâtiment  va,  dit-on,  tout  va,  dans  Tindustrie.  » 
11  est  clair  que  ces  châteaux  épiques  et  ces  superljes  basiliques 
romanes  n'étaient  pas  bâtis  à  si  grands  frais  et  avec  cette 
connaissance  de  l'art  pour  demeurer  vides  de  tout  meuble, 
dépouillés  de  tout  ornement  et  uniquement  peuplés  de  gens 
misérablement  costumés.  Il  est  évident  que  l'ardeur  de  tout 
perfectionner  allait  de  pair  dans  tous  les  métiers  avec  cet  élan 
architectural. 

Deux  traits  en  donneront  quelque  idée. 

A  l'époque  précédente,  «  le  mobilier  du  château  se  compose 
de  bancs  de  bois,  de  cofïres  où  l'on  sert  les  vêtements,  de  tré- 
teaux et  de  planches  qui  servent  de  tables.  Les  tapis,  souvent 
même  les  lits,  sont  des  tas  de  feuilles  ou  des  bottes  de  paille 
étendus  sur  les  dalles  de  pierre.  Les  seuls  objets  de  luxe,  ceux 
que  le  fief  ne  peut  fournir,  sont  quelques  coupes  précieuses, 
quelques  vases  d'or  et  d'argent  transmis  de  génération  en  gé- 

T.   XXXIII.  IG 


214  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nération  jusqu'au  moment  où  il  faut  les  vendre  pour  payer  la 
rançon  du  chevalier  ou  les  fondre  pour  frapper  monnaie  ;  des 
fourrures  apportées  des  pays  du  Nord;  des  oiseaux  de  proie 
dressés  pour  la  chasse,  et  surtout  de  beaux  chevaux  de  bataille, 
des  armes  de  forte  trempe  qui  sont  à  la  fois  l'honneur  et  la 
sûreté  du  baron.  Une  bonne  épée  a  sa  généalogie  et  son  his- 
toire :  elle  vaut  son  pesant  d'argent,  et  le  prix  d'un  bouclier  re- 
présente celui  de  2i0  journées  de  moissonneurs.  »  (Pigeonneau. 
Histoire  du  Commerce  de  la  France,  t.  l,  p.  95.)  Ce  n'était  plus 
là,  on  le  sent  assez,  le  mobilier  assorti  aux  magnifiques  habi- 
tations féodales  qui  rivalisaient  avec  les  églises  romanes.  Du 
reste,  les  archéologues  ont  reconstitué  les  meubles  de  bois,  les 
ouvrages  de  fer,  les  tentures,  l'orfèvrerie,  le  costume,  dont  les 
formes,  la  façon,  rornementation  s'harmonisaient  si  bien  avec 
Tart  monumental  de  cette  époque.  Quand  un  style  nouveau  et 
plein  d'effet  surgit  en  architecture,  le  luxe  se  développe  sous 
la  même  inspiration  dans  tout  le  reste.  Si  l'on  veut,  par  un 
spécimen,  prendre  quelque  idée  du  faste  de  ce  temps-là,  il  n'y 
a  qu'à  lire  dans  les  chroniqueurs  ou  chez  les  éruditsla  descrip- 
tion de  l'église  abbatiale  que  Suger  fît  bâtir  à  Saint-Denis; 
on  comprendra  qu'un  édifice  où  déjà  tant  de  richesses  s'éta- 
laient au  dehors,  n'était  pas  précisément  fait  pour  demeurer 
dégarni  de  splendeurs  au  dedans. 

Après  qu'on  a  constaté  un  pareil  développement  industriel, 
le  mouvement  des  Conmiunes,  qui  se  produisit  exactement  à 
cette  époque,  apparaît  dans  la  logique  absolue  des  faits.  C'est 
du  reste  ce  que  nous  allons  voir. 


Le  mouvement  communal  avait  pour  but  de  soustraire  la 
population  des  villes  féodales,  population  essentiellement  in- 
dustrielle, à  l'arbitraire  seigneurial  que  j'ai  précédemment  fait 
connaître  et  expliqué.  Il  n'y  a  rien  dont  l'industrie  s'arrange 
moins  que  de  l'arbitraire,  parce  que  c'est  un  «  imprévu  »  qui 
échappe  aux  calculs  déjà  si  compliqués  sur  lesquels  elle  est 
obligée  de  vivre.  Son  génie  de  spéculations,  de  combinaisons. 


DISTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  215 

vient  échouer  là  contre.  Ceci  est  de  tous  les  temps.  On  a  pu 
voir,  en  ce  temps-ci  même,  sous  le  régime  des  bills  Mac-Kinley, 
l'Amérique  arrêter  court  l'importation  industrielle  des  Euro- 
péens, tout  simplement  en  soumettant  leurs  produits,  non  pas 
à  des  taxes  énormes,  mais  à  des  taxes  flottantes  et  capri- 
cieuses. 

Mais  pour  écarter  l'arbitraire,  ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir 
le  besoin  vital  de  s'en  défaire,  il  faut  encore  en  avoir  les  moyens. 
Ces  moyens,  les  industriels  des  principales  villes  féodales  les 
avaient  précisément  à  la  fm  du  onzième  siècle  par  les  progrès 
mêmes  de  la  fabrication  :  ils  étaient  devenus  plus  riches,  plus 
nombreux,  plus  rompus  aux  affaires.  Quand  on  est  riche,  qu'on 
est  en  nombre  et  qu'on  est  capable,  on  peut  entreprendre  quel- 
que chose  avec  des  chances  de  succès. 

Mais  aucun  industriel  n'était  de  taille  à  rien  entreprendre 
en  particulier  et  à  lui  seul  au  point  de  vue  du  bien  public.  Il 
faut  se  rappeler  que  l'industrie  était  tout  entière  alors  en  pe- 
tits ateliers.  11  y  avait  à  cela  deux  raisons:  La  première  est  que 
ces  artisans  sortaient  des  familles  agricoles  organisées  par  les 
Francs  en  ménages  séparés,  et  que  chacun  d'eux,  en  émigrant 
à  la  ville  gardait  cette  tradition  et  s'installait  à  part,  sans  cher- 
cher d'associé  dans  son  travail,  ce  que  son  métier  ne  requé- 
rait pas  et  ce  qui  n'eût  été  pour  lui  qu'une  gêne.  La  seconde 
raison  est  que  le  travail  se  faisait  à  la  main  avec  un  outillage 
très  simple  ,  et  que  la  demande  dépassait  l'offre  ,  comme  il 
arrive  au  début  d'une  prospérité  qui  excite  l'industrie  :  le  rôle 
du  grand  patron,  qui  est  de  pourvoir  à  de  grandes  installations 
du  travail  ou  de  rechercher  les  commandes  d'une  plus  large 
clientèle,  n'existait  pas  au  commencement  de  cette  renaissance 
industrielle. 

Aussi,  la  première  nécessité  de  ces  petits  artisans,  pour  réussir 
à  faire  quelque  chose  contre  l'arbitraire  qui  les  dominait,  était 
de  s'entendre  entre   eux  et  d'agir  avec  ensemble. 

La  chose  n'était  pas  très  difficile.  Leur  intérêt  était  le  même  : 
aucun  n'avait  d'intérêt  à  l'arbitraire  seigneurial  ;  et  le  voisi- 
nage étroit  de  l'agglomération  urbaine  leur  permettait  admira- 


1>10  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

blement  de  communiquer  entre  eux  pour  le  conseil  et  pour 
Faction. 

Il  ne  s'agissait  que  de  donner  une  forme  positive  à  cette  en- 
tente naturelle.  Il  fallait  trouver  un  mode  d'association  qui  fût 
conqDris  de  tout  le  monde  :  l'accord  spontané  n'opère  qu'à  cette 
condition. 

Ce  mode  d'association,  les  artisans  des  villes  féodales  ne  l'in- 
ventèrent pas  :  il  est  scabreux  d'inventer,  quand  il  s'agit  de 
faire  marcher  ensend^le  toute  une  population  de  petites  gens. 
Ils  n'empruntèrent  pas  non  plus  de  condjinaisons  aux  anciens 
•  municipes  :  nous  avons  vu  que  toute  trace  du  régime  munici- 
pal romain  avait  disparu  des  villes  féodales,  dans  le  Nord.  Il 
est  vrai  qu'à  cette  époque  même,  et  déjà  un  peu  avant,  les 
villes  du  Midi  se  remuaient  aussi  pour  leur  indépendance  ;  mais 
les  deux  mouvements,  dans  le  Nord  et  dans  le  Midi,  n'étaient 
que  concomitants;  ils  n'étaient  pas  nés  l'un  de  l'autre.  Ils  nais- 
saient ensemble  de  la  même  cause,  le  progrès  industriel. 

Si  le  Midi  se  trouvait  avoir  précédé  le  Nord,  c'était  à  raison 
de  deux  circonstances. 

Et  d'abord,  le  Midi  était,  par  proximité,  et  grâce  à  la  Médi- 
terranée, beaucoup  plus  en  relation  avec  l'Orient  où  s'étaient 
retirés  devant  les  Barbares  les  arts  et  le  luxe  antiques.  C'est  ce 
qui  fit  que  la  prospérité,  née  de  l'évolution  féodale,  se  traduisit 
dans  les  villes  méridionales  par  la  renaissance  du  commerce  plus 
encore  que  par  celle  de  la  fabrication,  et  les  résultats  du  com- 
merce sont  beaucoup  plus  prompts  que  ceux  des  créations 
industrielles. 

En  second  lieu,  le  Midi  avait  été  moins  retourné  que  le  Nord 
par  le  régime  féodal,  et  nous  avons  vu  que  ses  villes  en  étaient 
restées  à  une  déformation  du  type  romain  :  les  habitants  éli- 
saient les  fonctionnaires  municipaux  et  le  comte  envoyait  son  re- 
présentant lever  l'impôt  qui  lui  revenait.  Les  urbains  avaient 
donc  conservé  une  organisation  toute  faite  pour  leur  permettre 
d'agir  avec  ensemble  auprès  du  comte  :  les  fonctionnaires  mu- 
nicipaux, élus  de  la  population,  étaient  à  même  de  s'adres- 
ser à  lui,  par  son  représentant  ou  directement,  pour  obtenir 


HISTOIRE  DE   LA  .FORMATION    PARTICULARI5TE.  217 

une  assiette  régulière  de  riiiipùt  ou  pour  arriver  à  une  entente 
sur  les  prétentions  diverses  de  radministration  comtale.  Le  comte 
d'ailleurs  entrait  assez  facilement  dans  cette  voie,  parce  qu'il 
n'avait  jamais  été,  comme  dans  le  Nord,  seigneur  de  la  ville  au 
même  titre  que  de  son  domaine. 

Ainsi,  dans  le  Midi,  la  forme  de  l'association  urbaine  préexis- 
tait au  mouvement  d'indépendance  des  villes  :  cest  de  cette 
forme  qu'elles  se  servirent  pour  obtenir  des  franchises. 

Mais  les  villes  du  Nord  ne  la  leur  empruntèrent  pas  :  elles 
l'avaient  perdue  et  n'en  reprirent  rien.  Elles  se  servirent  d'une 
forme  d'association  que  l'invasion,  non  pas  des  Francs,  mais  des 
Vieux-Germains,  avait  apportée  en  Gaule.  C'était  la  Ghilde. 

La  ghilde,  à  l'inverse  de  la  féodalité  qui  était  une  coalition 
de  domaines,  reposait  essentiellement  sur  les  liens  de  personne 
à  personne.  Et  elle  ne  se  hornait  pas  à  associer  les  personnes 
en  vue  d'un  objet  particulier,  elle  s'étendait  à  tout  besoin 
d'aide. 

«  Cette  promesse  de  secours  et  d'appui,  dit  Augustin  Thierry, 
comprenait  tous  les  périls,  tous  les  grands  accidents  de  la  vie  ; 
il  y  avait  assurance  nmtuelle  contre  les  voies  de  fait  et  les  in- 
jui*es,  contre  l'incendie  et  le  naufrage,  et  aussi  contre  les  pour- 
suites légales  encourues  pour  des  crimes  et  des  délits  même 
avérés.  Chacune  de  ces  associations  (dans  la  Germanie  païenne) 
était  mise  sous  le  patronage  d'un  dieu  ou  d'un  héros  dont  le 
nom  servait  à  la  désigner.  Chacune  avait  des  chefs  pris  dans 
son  sein,  un  trésor  commun  alimenté  par  des  contributions 
annuelles,  et  des  statuts  obligatoires  pour  tous  ses  membres. 
Elle  formait  ainsi  une  société  à  part  au  jnilieu  de  la  nation 
ou  de  la  tribu.  La  société  de  la  ghilde  ne  se  bornait  pas,  comme 
celle  du  canton  germanique,  à  un  territoire  déterminé  :  elle 
était  sans  limite  d'aucun  genre,  elle  se  propageait  au  loin  et 
réunissait  toute  espèce  de  personnes,  depuis  le  prince  et  le 
noble  jusqu'au  laboureur  ou  à  l'artisan  libre.  »  [Récits  des 
Temps  mérovingiens;  Considérations  sur  Ihistoire  de  France, 
ch.  VI,  p.  167,  in-8°.) 

Ou  conçoit  facilement  que  les  Francs,  survenant  en  Gaule  au 


:218  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

milieu  des  Yieux-Germaiiis  premiers  envahisseurs,  aient  très 
peu  goûté  ce  genre  d'association  à  forme  toute  communautaire 
et  en  opposition  avec  le  régime  exclusivement  territorial  sur 
lequel  ils  fondaient  le  bon  ordre  de  leur  société.  Aussi  la  ghilde 
en  vint-elle  à  être  publiquement  honnie  et  officiellement  pro- 
hibée. Le  fait  est  notoire.  Je  me  bornerai  à  citer  trois  capitu- 
laires  :  le  premier  est  de  Charlemagne,  le  second  de  Louis 
le  Débonnaire  et  le  troisième  de  Carloman. 

Année  779.  —  «  Quant  aux  serments  de  ceux  qui  se  conjurent 
pour  former  une  ghilde,  que  personne  n'ait  la  hardiesse  de 
le  prêter;  et,  quelque  arrangement  qu'ils  prennent  d'ailleurs 
entre  eux  au  sujet  de  leurs  secours  mutuels,  ou  pour  les  cas 
d'inceaidie  et  de  naufrage,  que  personne  à  ce  propos  ne  s'avise 
de  s'assermenter.  »  [Capitula  Caroll  Mag?ii^  apud  Scriptores 
rer.  gallic.  et  francic,  t.  V,  p.  6i7.* 

Année  817.  —  '<  Quant  aux  conjurations  de  serfs  qui  se  font 
dans  les  Flandres...  et  en  d'autres  lieux  maritimes,  nous  vou- 
lons que  par  nos  Missi  soit  enjoint  aux  seigneurs  de  ces  serfs 
de  les  empêcher  de  faire  désormais  de  telles  conjurations.  Et 
que  lesdits  seigneurs  sachent  que  celui  d'entre  eux  dont  les 
serfs  se  seront  avisés  de  faire  des  conjurations  de  ce  genre, 
après  que  notre  ordre  leur  aura  été  signifié,  devra  personnel- 
lement payer  amende  de  soixante  sous.  »  [Capitula  Litdovici 
PU.  Baluze,  t.  I,  col.  775.) 

Année  88  V.  —  «  Nous  voulons  que  les  prêtres  et  les  offi- 
ciers du  comte  ordonnent  aux  villageois  de  ne  pas  se  réunir 
en  associations,  vulgairement  nommées  ghildes,  contre  ceux  qui 
leur  enlèvent  quelque  chose  ;  mais  qu'ils  portent  leur  cause 
devant  le  prêtre,  envoyé  de  l'évêque  (révêque-seigneur)  et 
devant  l'officier  du  comte  établi  à  cet  effet  dans  la  localité,  afin 
que  tout  soit  corrigé  selon  la  prudence  et  la  raison.  »  [Capi- 
tula Carlomanni  régis,  Baluze,  t.  II,  col.  -290.) 

Mais  si  l'usage  des  ghildes  avait  été  pleinement  réprimé  dans 
le  Nord  où  la  féodalité  avait  eu  son  entier  développement,  il 
avait  continué  de  fleurir  dans  l'extrême  Nord,  notamment  dans 
les  parties  gothiques  de  la  Scandinavie,  où  on  le  trouve  en  hon- 


HISTOIRE   DE   LA   P'ORMATION    PARTICCLARISTE.  219 

neur  au  douzième  siècle,  et  il  avait  en  même  temps  subsisté 
dans  le  Midi,  où  les  Visigoths  l'avaient  répandu  et  où  le  régime 
féodal  était  demeuré  faible.  C'est  dans  le  Midi  qu'on  imagina 
d'employer  les  formes  de  la  ghilde  pour  créer  la  vaste  et  popu- 
laire association  de  la  Trêve  de  Dieu  :  on  promettait  par  ser- 
ment à  l'évêque,  ou  à  son  archidiacre  chargé  des  afï'aires  tem- 
porelles, de  venir  en  armes  les  uns  au  secours  des  autres  pour 
repousser  toute  agression  des  violateurs  de  la  Trêve  et  pour 
obtenir  dédommagement  à  ceux  qui  auraient  été  lésés.  L'asso- 
ciation se  trouvait  ainsi  restreinte  quant  à  l'objet,  mais  elle 
était  illimitée  quant  au  territoire,  car  elle  s'étendit  à  travers 
toute  la  France  grâce  à  son  utilité  générale,  et  elle  était  illi- 
mitée quant  aux  personnes,  car  elle  comprenait  ensemble  vi- 
lains, clercs  et  nobles;  on  la  faisait  même  jurer  à  des  enfants 
de  quinze  ans.  C'est  par  cette  application  très  particulière  que 
la  ghilde  reprit  un  demi-crédit  dans  le  Nord,  quand  la  Trêve 
de  Dieu  s'y  introduisit,  principalement  par  les  soins  des  Capé- 
tiens qui  visaient  au  rôle  de  patrons  de  TÉglise  et  de  policiers 
du  royaume.  Mais  ce  ne  fut  qu'un  demi-crédit,  car,  dans  un 
milieu  déshabitué  du  régime  patriarcal,  ces  ghildes,  qui  à  la 
fois  saisissaient  la  personne  de  si  près  et  s'étendaient  à  qui  vou- 
lait, ne  pouvaient  manquer  de  se  disloquer  vite  et  de  dégé- 
nérer. C'est  ce  qui  arriva  à  l'association  de  la  Trêve  de  Dieu 
elle-même  :  bientôt  les  seigneurs  sages  et  l'autorité  ecclésias- 
tique furent  d'accord  pour  la  supprimer  et  pour  s'opposer  d'une 
manière  générale  aux  ghildes  qui,  de  fait,  tournaient  mal  la 
plupart  du  temps. 

Telle  était  la  condition  de  cette  vieille  institution,  quand  les 
artisans  et  les  petites  gens  des  villes  féodales  trouvèrent  bon 
de  s'en  servir  pour  se  coaliser  contre  l'arbitraire  du  seigneur. 
Mais  ils  y  apportèrent,  sous  l'influence  du  régime  territorial  au 
milieu  duquel  ils  vivaient,  une  modification  qui  en  devait  faire 
la  force  et  en  assurer  le  succès,  sans  que  vraisemblablement 
ils  s'en  soient  rendu  compte  :  ils  limitèrent  leur  association  à  leur 
localité,  à  la  ville.  Ils  appelèrent  cette  union  tout  simplement 
Communio^  Coimnunitas,  ou,  d'un  latin  J)arbare,  Communia  : 


''220  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

en  langue  vulgaire,  Commune.  Il  lui  donnèrent  aussi  d'autres 
noms,  à  la  fois  naturels  et  imités  des  gliildes,  tels  que  ceux  de 
Fraternité  et  d'Amitié. 

La  convention  communale  d'Aire  en  Artois  montre  bien  dans 
sa  rédaction  la  tradition  qui  la  rattache  à  la  ghilde,  en  même 
temps  qu'elle  se  limite  expressément  à  la  ville  :  d'après  le 
préambule  d'une  charte  de  1188^  elle  remontait  au  commen- 
cement du  douzième  siècle  : 

((  Tous  ceux,  y  est-il  dit,  qui  appartiennent  à  l'Amitié  de  la 
ville  ont  promis  et  confirmé,  par  la  foi  et  le  serment,  qu'ils  s'ai- 
deraient l'un  l'autre  comme  des  frères  en  ce  qui  est  utile  et 
honnête.  Que  si  l'un  commet  contre  l'autre  quelque  délit  en 
paroles  ou  en  actions,  celui  qui  aura  été  lésé  ne  prendra  pas 
vengeance  par  lui-même  ou  par  les  siens...  mais  il  portera 
plainte,  et  le  coupable  amendera  le  délit  selon  l'arbitrage  de 
douze  juges  élus.  Et  si  celui  qui  a  fait  le  tort,  ou  celui  qui  l'a 
subi,  averti  par  trois  fois,  ne  veut  pas  se  soumettre  à  cet  arbi- 
trage, il  sera  écarté  de  l'Amitié  comme  méchant  et  parjure. 

«  Si  quelqu'un  de  l'Amitié  a  perdu  ses  biens  par  rapine  ou 
autrement,  et  qu'il  ait  des  traces  de  la  chose  perdue,  il  fera  sa 
plainte  à  celui  qui  aura  été  mis  à  la  tête  de  l'Amitié  [ad  prœ- 
fectum  Amicitiœ)^  lequel,  après  avoir  convoqué  les  Amis  de  la 
ville,  marchera  avec  eux  à  la  recherche  jusqu'à  un  jour  de 
chemin,  aller  et  retour,  —  (ceci,  pour  le  marquer  en  passant, 
comme  dans  la  Trêve  de  Dieu)  —  et  celui  qui  refusera  ou  né- 
gligera de  marcher  payera  cinq  sous  d'amende  à  l'Amitié. 

«  S'il  arrive  du  tumulte  dans  la  ville,  quiconque,  étant  de 
l'Amitié  et  ayant  ouï  le  tumulte,  n'y  sera  pas  venu  et  n'aura  pas 
porté  secours  de  plein  cœur  selon  le  besoin,  payera  cinq  sous 
d'amende  à  la  Communauté. 

«  Si  quelqu'un  a  eu  sa  maison  brûlée,  ou  si,  toml>é  en  cap- 
tivité, il  paye  pour  sa  rançon  la  plus  grande  partie  de  son 
avoir,  chacun  des  Amis  donnera  un  écu  en  secours  à  l'Ami 
appauvri.  »  [Recueil  des  ordonnances  des  rois  de  France,  t.  XII^ 
p.  562.) 

La  Commune,  on  le  voit,  ne  différait  de  la  ghilde  que  parce 


UISTOIRE   DE    LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  221 

([u'elle  se  bornait  au  territoire  d'une  ville.  Ce  qui,  naturelle- 
ment et  sans  calcul  profond,  la  limitait  ainsi,  c'est  qu'elle  visait 
un  intérêt  localisé.  Il  s'ag-issait  de  traiter  sur  un  bon  pied  avec 
le  seigneur  du  lieu,  pour  les  rapports  qu'on  avait  avec  lui  en 
en  cet  endroit  :  l'intérêt  réel  et  les  vues  de  ces  petites  gens 
n'allaient  pas  au  delà.  D'ailleurs,  le  voisinage  étroit  que  crée 
entre  les  habitants  l'agglomération  urbaine  rendait  seul  pos- 
sible une  entente,  une  action  commune  bien  concertée,  surtout 
pour  des  gens  qui  n'avaient  pas  1  habitude  de  grandes  entre- 
prises. Étendre  leur  association  au  dehors  n'était  que  l'em- 
barrasser. 

Il  fallait  saisir  pour  se  conjurer  une  circonstance  favorable 
qui  écartait  accidentellement  de  la  ville  le  pouvoir  régnant  : 
c'était  un  moment  où  le  seigneur  laïque  ou  ecclésiastique,  ou 
son  représentant,  était  absent.  Le  serment  mutuel  aussitôt 
prêté,  on  élisait  des  chefs  formant  conseil  et,  parmi  eux,  un 
meneur.  Ces  élus  prêtaient  un  second  serment,  celui  de  rem- 
plir loyalement  leur  charge.  On  établissait  une  contril)ution 
pour  les  frais  de  l'action.  Tout  ceci,  comme  dans  la  ghilde. 

La  Commune,  ou  communauté,  ainsi  constituée,  on  s'armait 
de  tout  ce  que  pouvait  fournir  pour  le  combat  l'outillage  de 
l'artisan,  des  haches,  des  instruments  tranchants  de  toute  sorte, 
des  barres  et  des  masses  de  fer,  auxquels  se  joignaient  de 
vieilles  armes  ou  de  simples  ])c\tons,  sans  compter  tout  ce  qu'on 
employait  comme  projectiles.  Grâce  à  la  supériorité  du  nombre, 
on  s'emparait  de  ce  qu'il  y  avait  d'hommes  du  seigneur  de- 
meurés à  la  garde  de  la  ville.  Puis  on  fermait  les  portes  de  la 
ville. 

Ce  qui  faisait  soudainement  de  cette  foule  soulevée  une  force 
militaire,  capable  de  tenir  le  seigneur  en  échec,  c'est  qu'en  effet 
la  ville  était  ordinairement  enceinte  de  murailles  :  autrement, 
toute  persistance  dans  la  lutte  eût  été  impossible.  Le  seigneur, 
averti  de  la  conjuration,  se  hâtait  de  revenir,  accompagné  de 
sa  bande  de  guerre,  qu'il  renforçait  au  l)esoin  de  celle  de 
quelque  allié.  Quand  il  arrivait  devant  les  portes  closes  de  la  ville, 
on  se  mettait  à  parlementer.   Par  l'organe  de  leurs  chefs,  les 


il±2  La   science  SOCIALE. 

gens  de  la  Commune  se  déclaraient  prêts  à  ouvrir  les  portes  et 
à  se  montrer  les  plus  fidèles  sujets  du  seigneur,  à  la  condition 
qu'il  fit  droit  à  leurs  griefs  par  écrit  et  avec  serment  :  par  une 
Charte  jurée.  Ils  réclamaient  en  général  d'être  affranchis  des 
servitudes  de  mainmorte  et  de  formariage,  c'est-à-dire  de 
l'obligation  de  payer  un  droit  et  d'avoir  le  consentement  du 
seigneur  pour  transmettre  leurs  ])iens  et  pour  se  marier  à  leur 
guise.  Quant  aux  taxes  prélevées  de  toutes  façons  et  à  tout 
propos  sur  les  produits  de  leur  industrie,  ils  demandaient  qu'elles 
fussent  remplacées  par  une  taxe  unique  et  annuelle,  fixée  une 
fois  pour  toutes,  sauf  des  cas  très  spéciaux  et  bien  spécifiés, 
comme  ceux  où  le  seigneur  aurait  à  payer  sa  rançon,  à  armer  son 
fils  chevalier,  etc.  Enfin,  ils  requéraient  que  les  amendes  pro- 
noncées par  la  justice  seigneuriale  fussent  réglées  par  un  tarif 
net.  Ces  conditions,  on  le  voit,  coupaient  court  aux  bénéfices 
illimités  que  le  seigneur  tirait  des  habitants  et  elles  mettaient 
la  ville,  au  point  de  vue  du  droit,  dans  la  même  situation  que 
le  domaine  affranchi  et  censitaire,  débarrassé  du  servage  et 
exonéré  de  toute  taxation,  par  une  redevance  invariable.  Le  sei- 
gneur était  ainsi  réduit,  sur  toute  la  ligne,  tant  du  côté  des 
domaines  que  du  côté  de  la  ville,  à  l'état  de  rentier  et  de 
rentier  à  rente  fixe. 

Après  les  débats  en  paroles,  on  en  venait  généralement  à 
qlielques  faits  de  guerre.  Le  seigneur  essayait  de  forcer  Ten- 
ceinte  de  la  ville.  Ordinairement,  il  échouait  :  nous  verrons 
pourquoi,  un  peu  plus  tard,  en  parlant  de  la  décadence  féo- 
dale; il  était  mal  pourvu  militairement  pour  prendre  d'assaut 
une  ville.  L'insuccès  le  décidait  et  il  se  résignait  à  accorder  aux 
habitants  leurs  demandes.  Alors  les  portes  s'ouvraient  et  il- 
était  reçu  avec  les  marques  de  la  plus  vive  joie  et  du  plus  grand 
honneur.  Mais,  rentré  dans  la  place  et  pressé  bientôt  par  le 
besoin  d'argent,  il  oubliait  aisément  la  limite  de  ses  droits  di- 
minués ;  il  estimait  d'ailleurs  volontiers  que  ses  promesses  ju- 
rées lui  avaient  été  indûment  arrachées  par  la  révolte  :  et  les 
choses  revenaient  à  leur  ancien  état. 

L'indignation  était  grande  parmi  ceux  qui  s'étaient  fiés  à  son 


HISTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  i23 

serment  et  elle  couvait  secrètement,  jusqu'à  ce  que  survint 
quelque  occasion  favorable  comme  la  première  pour  se  conju- 
rer de  nouveau  et  «  faire  Commune  »  une  seconde  fois.  Aussitôt 
on  repassait  par  toute  la  série  des  faits  que  nous  venons  devoir, 
jusqu'à  l'obtention  nouvelle  des  premières  franchises.  Seule- 
ment, cette  fois,  les  habitants  entendaient  avoir  des  garanties 
effectives  pour  le  maintien  de  leurs  droits  conquis.  Ils  préten- 
daient :  1"  demeurer  unis  en  Commune  d'une  manière  perma- 
nente, c'est-à-dire  liés  entre  eux  par  le  serment,  au  lieu  de  dis- 
soudre leur  conjuration;  2*"  se  régir  eux-mêmes  en  élisant 
parmi  eux  des  «  /^«zVs  »,  ou  échevins,  chargés  de  l'ordre  et  des 
intérêts  publics,  et  un  magistrat  supérieur,  appelé  «.  mayeur 
(major)  »  ou  maire  ;  3**  constituer  une  milice  indépendante  pour 
la  défense  de  leurs  libertés  et  la  garde  de  leur  ville.  Le  seigneur 
ne  devait  donc  plus  avoir  de  représentant,  ni  haut,  ni  bas,  dans 
la  ville;  mais  les  pairs  et  le  mayeur  étaient  tenus  de  lui 
prêter  serment  de  foi  et  hommage  au  nom  de  la  Commune,  ce 
qui  n'était  autre  chose  que  l'engagement  de  ne  rien  entrepren- 
dre contre  ses  autres  droits  et  d'aider  à  la  défense  du  fief.  La 
taxe  urbaine  convenue  devait  lui  être  payée  par  les  soins  de  la 
Commune  elle-même. 

C'était,  sauf  le  serment  de  fidélité  et  la  taxe  fixe,  la  déposses- 
sion complète  du  seigneur. 

Telle  était  l'institution  triomphante  de  la  Commune. 

Les  causes  qui  l'avaient  produite  et  que  nous  avons  suivies  dans 
tout  leur  développement,  se  retrouvaient  dans  toutes  les  villes, 
de  sorte  que  les  Communes  se  multiplièrent  au  douzième 
siècle  dans  le  Nord  féodal  avec  une  naturelle  rapidité  et  par 
un  élan  spontané  en  chaque   endroit. 

Par  des  causes  analogues  et  plus  hâtives,  que  nous  avons  éga- 
lement reconnues,  les  villes  du  Midi  reprenaient,  avec  un  peu 
d'avance,  leur  indépendance  sous  des  formes  empruntées  au 
municipe  de  l'époque  barbare. 

Nous  n'avons  pu  décrire  que  les  faits  dominants,  mais  cette 
émancipation  urbaine  eut  d'autres  façons  encore:  elles  ne  sont 
cependant  que  des  variantes. 


224  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Et  d'abord  il  faut  dire  que  les  Communes  furent  quelquefois 
accueillies  avec  justice  et  bienveillance  par  les  seigneurs,  qui 
y  reconnaissaient  un  affrancbissement  nécessaire  comme  celui 
des  serfs  ruraux  :  ainsi  à  Noyon,  dont  la  Commune  fut  orga- 
nisée par  révéque-seigneur ;  ainsi  en  Flandre,  où  les  comtes 
agréèrent  la  naissance  des  grandes  Communes  qui  devinrent 
si  fameuses. 

En  d'autres  endroits,  les  seigneurs  allèrent  au-devant  du 
mouvement  communal  en  faisant  de  leurs  villes  féodales  des 
Villes  de  Bourgeoisie,  affrancbies  des  servitudes  de  mainmorte 
et  de  formariage,  de  l'arbitraire  des  taxes,  comme  les  Com- 
munes, mais  régies  par  des  écbevins  et  des  maires  que  les  sei- 
gneurs choisissaient  eux-mêmes  parmi  les  habitants  et  avec 
leur  concours.  C'était  une  manière  de  garder  une  partie  de  Faction 
directrice. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  nuances,  toute  la  population  nou- 
velle cpi'avait  fait  surgir  dans  les  villes  le  développement  de 
la  fabrication,  échappait  d'un  bout  à  Fautre  de  la  France  au 
régime  du  domaine  et  au  régime  seigneurial  qu'avaient  créés 
les  Francs.  La  force  fondée  sur  le  domaine  était  remplacée  là 
par  la  force  fondée  sur  les  liens  personnels,  sur  la  commu- 
nauté. Le  vieil  ordre  de  choses  qui  avait  précédé  les  Francs 
réapparaissait  :  le  municipe  romain  et  la  gliilde  des  Vieux- 
Germains,  deux  institutions  du  monde  patriarcal.  Elles  trou- 
vaient un  personnel  adapté  dans  cette  population  industrielle 
qui  ne  vit  pas  du  domaine,  qui  n'assure  pas  son  indépendance 
sur  la  possession  du  sol  —  d'où  peuvent  se  tirer  directement 
les  choses  nécessaires  à  la  vie,  —  mais  qui  lie  son  existence  à 
des  transactions  de  personne  à  personne,  à  des  moyens  de 
réussir  auprès  d' autrui. 

Ces  associations  urbaines  ne  présentent  pas  les  caractères  des 
associations  issues  de  la  famille  particulariste,  qui  sont  limitées 
à  quelque  objet  spécial  et  ne  sont  que  tenq^oraires ;  ce  sont  au 
contraire  des  associations  fondamentales,  faites  pour  s'étendre 
à  tout  selon  le  besoin,  et  elles  sont  perpétuelles  :  elles  appar- 
tiennent au  type  patriarcal.  On  le  voit  immédiatement  à  l'allure 


HISTOIRE    DE   LA    FORMATION   PARTICL'LARISTE.  ^:25 

qu'elles  prennent.  Leurs  mem])res  recourent  à  elles  comme  à 
leur  ressource  désignée  en  toute  nécessité  ;  c'est  ce  que  justifie 
d'ailleurs  la  teneur  même  du  serment  communal  :  promesse 
mutuelle  de  s'aider  en  toute  circonstance  difficile.  Dès  que 
quelque  chose  ne  va  pas  pour  les  gens  de  la  cité,  ils  s'adressent 
au  pouvoir  de  la  ville  et  demandent  que  la  communauté  ur- 
baine s'emploie  à  rétablir  leurs  affaires,  pourvoie  à  leurs  inté- 
rêts. Il  n'y  a  pas  à  cet  égard  de  fait  plus  éclatant  que  la  sanc- 
tion des  règlements  de  corporations  ouvrières  par  le  pouvoir 
communal  ou  municipal,  auquel  elle  est  demandée  par  ces  ar- 
tisans, qui  regardent  leur  Commune  ou  leur  Municipalité 
comme  l'Arabe  sa  tribu  :  c'est  pour  eux  une  association  res- 
ponsable de  l'existence  et  des  intérêts  de  tous  ses  membres. 

Dans  ce  régime  social,  l'initiative  consiste,  non  plus  à  se 
tirer  d'affaire  par  soi-même,  mais  à  s'adresser  à  une  contrainte 
qui  fasse  agir  les  autres  dans  le  sens  qu'on  souhaite.  C'est 
ainsi  que  les  artisans  de  ces  villes  affranchies  ont  exercé  sur 
elles  une  vigilante  pression  pour  les  plier  aux  intérêts  de  leurs 
métiers.  Ils  ont  prétendu  faire  et  ils  ont  fait  leur  fortune,  non 
pas  en  vaincant  les  difficultés  de  la  concurrence  par  des  apti- 
tudes supérieures,  mais  en  contraignant  les  habitants,  par  une 
étroite  réglementation  industrielle  et  commerciale,  à  être 
leur  clientèle  réservée  et  presque  uniformément  partagée  entre 
leurs  échoppes. 

Ainsi,  par  ces  institutions  urbaines,  renouvelées  du  vieux 
monde,  disparaissait  sur  bien  des  points  de  la  France  l'initiative 
personnelle  et  privée  qu'y  avaient  introduite  les  Francs.  La 
communauté,  son  idée,  sa  pratique  effective  et  de  tous  les  jours 
se  substituaient  un  peu  partout  à  l'usage  de  la  responsabilité 
personnelle. 

Néanmoins  ce  retour  du  passé  n'aurait  pu  avoir  un  effet  gé- 
néral, ni  bien  durable  peut-être,  sans  d'autres  causes  qui  sont 
venues  agir  dans  le  même  sens  d'une  façon  plus  puissante  en- 
core. En  effet,  les  Conmiunes,  livrées  à  elles-mêmes,  n'auraient 
pas  eu  très  longue  force.  Leur  principe  même  le  voulait  :  elles 


:226  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ne  tardèrent  pas  à  tomber  dans  les  divisions  qui  sont  le  propre 
de  ces  associations  responsables  de  toutes  choses.  Leur  exis- 
tence n'a  cessé  d'être  orageuse  pendant  tout  le  début,  elle  a 
été  accompagnée  de  mouvements  désordonnés.  C'est  ce  qui  a 
rendu  si  dramatique  l'histoire  de  leur  fondation. 

Mais  elles  ont  trouvé  à  côté  d'elles  une  institution  qui  est  ve- 
nue à  leur  aide  et  qui,  en  les  dominant  grâce  à  leurs  difficultés 
et  à  leurs  divisions,  les  a  maintenues,  mais  s'est  bien  gardée 
de  les  ramener  dans  la  voie  de  l'initiative  individuelle  et  de 
l'indépendance  personnelle  :  cette  institution,  c'est  la  royauté. 

Nous  verrons  bientôt  comment  la  royauté  de  France,  tradition 
mérovingienne,  et  communautaire  elle  aussi,  avait  retrouvé  des 
éléments  d'action. 

Mais  nous  verrons  d'abord  par  quel  genre  de  transformations 
dans  les  moyens  et  le  mode  de  leur  existence,  les  proprié- 
taires de  domaines,  successeurs  réguliers  des  Francs,  se  trou- 
vèrent à  cette  même  époque  incapables  de  soutenir  l'œuvre  de 
leurs  devanciers,  et  comment,  sous  l'action  de  ces  causes  com- 
binées, sombra  cette  société  féodale  qui  s'était  élevée  si  puis- 
samment. 

(La  suile  au  prochain  numéro.) 

Henri  de  Tourville. 


LA  FABRIQUE  LYONNAISE 


LE  TYPE  FUTUR 


II.  —  l'avenir  de  la  région  lyonnaise  (1). 

L'avenir  de  la  Croix-Rousse  n'est  qu'un  des  côtés,  et  pas  le 
plus  sombre  ni  le  plus  embrouillé,  de  l'avenir  de  la  fabrique 
lyonnaise.  Que  sert  de  sauver  la  partie,  si  le  tout  est  destiné  à 
sombrer?  Or,  quoi  que  puissent  démontrer  les  statistiques,  docu- 
ments élastiques  qu'il  est  toujours  facile  de  soumettre  au  trai- 
tement de  Procuste  (2) ,  il  est  certain,  malbeureusement,  que 
rindustrie  que  nous  étudions  est  aujourd'hui  à  un  tournant  de 
son  histoire,  et  à  un  tournant  peu  commode  à  franchir. 


(1)  Voir  la  livraison  de  janvier  1902. 

(2)  Production  lyonnaise  globale  :  en  189'i,  451  millions;  en  1900,  441.350.000  fr. 
Au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes  (janvier  1902),  le  bilan  de  1901  est  encore 
inconnu.  Voici  cependant  quelques  indications  intéressantes  :  l'exportation  de  nos 
soieries  pendant  les  onze  premiers  mois  a  atteint,  en  1899  :  255.740.000  fr.;  en  1900, 
238.495.000  fr.  ;  en  1901,  elle  se  relève  à  261.994.000  fr.  Ce  sont  les  tissus  de  soie 
pure  unie  qui  augmentent:  de  68.414.000  en  1900,  ils  passent  à  79.521.000  fr.  en  1901. 
Par  contre,  les  mélangés  sont  en  baisse  :  en  1899,  88.617.000  fr.  ;  en  1900, 82.440.000  fr.  ; 
en  1901,  77.083.000  fr.  Nous  verrons  lintérêt  de  ces  chiftres  particuliers.  —  L'im- 
portation des  soieries  étrangères  augmente.  Elle  passe  de  57.334.000  fr.  en  1899, 
56.594.000  fr.  en  1900,  à  65.711.000  fr.  en  1901.  La  Suisse  a  Introduit  chez  nous 
17  millions  d'unis  de  soie  pure  en  1901  contre  15  millions  en  1900.  Cependant,  la 
consommation  intérieure  de  la  soierie  en  France  a  été,  croyons-nous,  faible  l'an  der- 
nier, et  1901  restera,  pour  beaucoup  de  fabricants,  marqué  d'un  caillou  noir.  Mais 
le  resserrement  du  marché  français,  comme  celui  du  marché  anglais,  tient  à  des 
causes  générales  extérieures  à  la  soierie  et  à  Lyon  dont  nous  n'avons  pas  à  non^ 
occuper  dans  celte  étude. 


-^8  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Une  première  difficulté  a  été  surmontée.  La  fabrique  a,  dans 
la  mesure  du  possible,  modernisé  son  outillage  et  sa  constitu- 
tion, transformé  une  organisation  surannée  qui  n'était  plus  en 
rapport  avec  les  besoins  actuels  du  monde.  Elle  est  accommodée 
aux  nécessités,  et  mise  à  la  mode  du  jour.  Mais  d'autres  diffi- 
cultés subsistent,  sur  lesquelles  nous  allons  jeter  un  coup  d'oeil, 
en  examinant  brièvement  les  motifs  de  crainte  et  les  sujets 
d'espoir  légitime. 

La  raison  initiale  du  malaise  dont  a  pAti,  dont  souffre  encore 
la  soierie  de  Lyon,  c'est  bien  la  cause  même  qui  faillit  amener 
la  mort  lente  de  la  Croix-Rousse  :  la  transformation  sociale  pro- 
voquée par  le  triomphe  des  idées  révolutionnaires.  La  démo- 
cratisation du  tissu  soyeux  retourna  contre  l'ancienne  a  manu- 
facture royale  )>  ce  qui  jusqu'alors  avait  fait  sa  puissance  et  sa 
gloire.  En  face  de  la  fabrique  lyonnaise,  des  rivales  se  dévelop- 
paient, moins  chargées  de  passé,  moins  riches  de  tradition,  et, 
par  cela  même,  mieux  adaptées  aux  conditions  nouvelles  de 
l'humanité.  Le  péril  économique  se  doublait  d'ailleurs  bientôt 
d'un  péril  social.  Comme  nous  le  faisions  remarquer  dans  nos 
premiers  articles,  actuellement,  et  depuis  un  siècle,  tandis  que 
la  valeur  des  produits  diminue ,  le  taux  des  salaires  tend  à 
s'accroître.  Il  s'accroît  plus  rapidement  qu'ailleurs  en  France, 
tête  du  mouvement  politique  moderne.  Le  fabricant  lyonnais  se 
trouve  donc  aujourd'hui,  par  un  paradoxe  malheureux,  obligé 
de  lutter  contre  le  patron  étranger  avec  un  personnel  à  la  fois  — 
en  tant  que  lyonnais  —  moins  adapté  aux  nécessités  modernes  et 
—  en  tant  quefrançais  —  plus  imbu  de  certaines  idées  modernes, 
celles  justement  qui  vont  contre  les  intérêts  du  patron  (1).  Heu- 
reusement, les  inconvénients  n'existent  guère  sans  avantages 
corrélatifs,  et  Lyon  possède  encore  de  bonnes  armes  pour  se 
défendre. 

Les  fabriques   rivales  de  Lyon   sont   devenues  nombreuses. 


(1)  Un  journal  que  l'on  n'accusera  pas  de  tendances  réactionnaires,  le  Lyon  repu- 
hllcain^  écrivait  ceci  en  1884  :  «  La  crise  économique  qui  menace  la  France  se  char- 
gera de  guérir  les  ouvriers  de  cette  doctrine  de  l'augmentation  indéfinie  des 
salaires,  qui,  poussée  au  degré  actuel,  est  la  ruine  de  lalelier.  » 


LA  FABRIQUE  LYONNAISE.  229 

Nous  n'examinerons  ici  que  celles  faisant  une  concurrence  géné- 
rale à  l'industrie  lyonnaise.  La  concurrence  des  fal)riques 
françaises  est  relativement  peu  importante.  Sans  doute,  Caudry  et 
Roubaix  sont  des  producteurs  sérieux  de  mélangées,  Calais  et 
Saint-Pierre-de-Galais,  de  tulle,  etc..  Mais  les  seules  émules  de 
Lyon  dont  nous  ayons  à  tenir  compte  dans  une  étude  aussi 
sommaire  que  la  nôtre  sont  celles  que  nous  appellerons  les  con- 
currentes universelles,  les  rivales  que  Lyon  redoute  pour  la 
totalité  de  sa  production,  et  non  seulement  sur  le  marché  de 
leur  propre  pays,  mais  sur  Fensemble  des  marchés  internatio- 
naux. 

Ces  concurrentes  universelles  sont  au  nombre  de  trois  (1)  : 
1^  la  fabrique  rhénane  dont  le  centre  est  dans  les  petites  villes 
de  Crefeld  et  Elberfeld  ;  2*^  la  fabrique  suisse,  avec  Zuricli  comme 
siège  principal  ;  3°  la  fabrique  nord  italienne  dont  le  foyer  se 
trouve  à  Côme. 

Les  concurrentes  universelles  de  Lyon  ont,  cela  va  sans  dire,  des 
caractères  particuliers,  mais  aussi  certains  traits  communs  inté- 
ressants à  mettre  en  relief.  Les  trois  fabriques,  à  l'inverse  de  la 
manufacture  lyonnaise,  eurent  leur  origine,  soit  à  la  campagne 
(Zurich  et  Côme  ) ,  soit  dans  de  petits  centres  (fabrique  rhénane) 
parmi  des  populations  pauvres,  peu  exigeantes,  prédisposées  à 
l'eilort  ardu.  Il  s'ensuit  que  les  tisseurs  y  ont  été  dressés  héré- 
ditairement à  la  confection  des  étoiles  les  moins  soignées,  de 
celles  qui  réclament  le  moins  de  dextérité  et  d'apprentissage, 
que,  pour  une  bonne  partie  d'entre  eux,  le  tissage  a  constitué 
longtemps  un  travail  d'appoint,  qu'ils  savent  se  retourner  et,  à 
défaut  des  soieries  à  produire,  faire  autre  chose.  Il  s'ensuit 
encore  que  les  ouvriers  groupés  autour  de  Côme,  de  Crefeld  et 
de  Zurich,  se  sont  contentés  longtemps  et  peuvent  se  contenter 
encore  d'un  salaire  maigre,  beaucoup  moins  élevé  que  celui  de 
leurs  camarades  lyonnais,  et  qu'ils  ont  peu  de  besoins  factices. 

A  Côme,  où  les  métiers  battent  jour  et  nuit  avec  des  équipes 

(l)  La  fabrique  russe  a  tué  l'importation  française  en  Russie:  la  fabrique  améri- 
caine lutte  sérieusement  pour  la  possession  du  marché  de  l'Amérique,  mais  ce  ne  sont 
pas  encore  là,  Dieu  merci,  des  concunenles  universelles  de  Lyon. 

T.   IXXIII.  17 


:230  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

successives,  le  salaire  moyen  est  de  0  fr.  80  à  1  franc  pour  les 
femmes. 

La  Suisse  a  depuis  longtemps  la  spécialité  de  la  production  à 
l)on  marché.  En  1830,  alors  que  Lyon  conservait,  sans  contesta- 
tion possible,  la  royauté  de  la  soierie,  les  Suisses  tissaient  à  si 
bas  prix  que, malgré  un  droit  de  8  0/0  imposé  à  leurs  étoffes 
soyeuses,  celles-ci  envahissaient  déjà  le  marché  de  Paris  (1). 

M.  de  Teste,  à  qui  j'emprunte  ce  renseignement,  expose  que 
les  tisseurs  suisses  fabriquaient  les  étoffes  à  temps  perdu  et  à  la 
campagne  et  que  la  rémunération  de  ce  travail  n'était  pour  eux 
qu'un  salaire  d'ap])oint.  Ainsi  l'organisation  seconde  de  la 
fabrique  lyonnaise  a  été,  chez  ses  rivales,  l'organisation  pre- 
mière. 11  faut  noter  d'ailleurs  qu'actuellement,  de  ^a^is  de-s 
ouvriers  comme  de  celui  des  patrons  (2),  le  taux  des  salaires  à 
Grefeld  et  à  Zurich  tend  à  rejoindre  celui  de  Lyon.  Les  ouvriers 
des  concurrentes  universelles  sont  cependant  toujours  beaucoup, 
plus  souples  que  les  Lyonnais,  et  d'un  maniement  plus  com- 
mode. On  a  remarqué  que  la  fabrique  de  Grefeld,  notamment, 
pouvait  employer  des  tils  plus  fins  que  celle  de  Lyon,  qu'elle 
produisait  ainsi  plus  aisément  des  étoffes  apparentes  et  pouvait 
serrer  de  plus  près  la  mode. 

Aux  avantages  généraux  que  présente  sur  Lyon  l'ensemble 
des  trois  fabriques  rivales,  s'ajoutent,  pour  chacune  d'elles,  des 
avantages  particuliers. 

L'Allemagne  a  le  sens  du  bon  marché,  le  génie  de  la  came- 
lote. L'industrie  allemande,  écrivait  M.  Legentil  en  184i,  se 
propose  de  produire  beaucoup  et  à  bon  compte  :  elle  vise  plus 
à  l'économie  qu'au  fini,  à  la  qualité  et  à  l'élégance  du  tissu. 

Un  autre  avantage  de  l'Allemagne,  c'est  l'organisation  de  la  fa- 
mille rhénane.  Chez  les  grands  fabricants  de  Grefeld,  les  cadets 
parcourent  l'étranger,  y  fondent  des  succursales  de  ces  «  filiales  » 
qui  portent  au  loin  le  renom  de  la  maison  mère,  alors  que  le 

(1)  Léon  de  Teste.  Du  commerce  des  soies  et  soieries  en  France. 

(2)  Conf.  pour  Crefeld  :  Permezel,  La  Fabrique  lyonnaise  de  soieries,  son  présent, 
son  passé,  son  avenir  ;  pourZurich  :  une  Enquête  ouvrière  publiée  dans  le  Bulletin 
des  soies  et  soieries,  etc. 


LA    FABRIQUi:    LYOxNWAISE.  'l'Si 

plus  souvent,  pour  placer  ses  tissus,  Lyon  doit  recourir  aux  in- 
connus, c'est-à-dire  aux  indilî'érents. 

Enfin  rAllomagne  est,  comme  on  sait,  remarqual)le  par  son 
esprit  de  discipline.  A  l'Exposition  universelle  de  1900,  chacun 
des  fabricants  de  soierie  allemande  avait  exposé  une  seule 
couleur  d'étoffes,  l'unies  bleues,  l'autre  les  blanches,  le  voisin 
les  noires,  etc.  Allez  donc  demander  pareille  entente  et  sem- 
blable abnégation  aux  sor/eux  de  Lyon  ! 

La  Suisse  a  le  privilège  de  la  production  uniforme.  La  grande 
usine  est  aujourd'hui  à  Zurich  le  type  à  peu  près  unique  de 
l'organisation  industrielle.  Aussi  la  commission  s'adresse-t-elle 
de  préférence  aux  Suisses  quand  elle  veut  avant  tout  que  toutes 
Jes  pièces  d'une  commande  soient  rigoureusement  pareilles. 

Les  Suisses  actuels  semblent  doués  d'aptitudes  commerciales 
particulières.  Ces  négociants  rusés  ayant  besoin,  pour  acha- 
lander  leur  marchandise,  de  prouver  qu'elle  se  vend  sur  la 
place  de  Paris,  font  les  offres  les  plus  séduisantes  aux  grands 
magasins  de  la  capitale,  au  Louvre,  au  Bon-Marché,  et  n'hési- 
tent pas  au  besoin  à  leur  céder  des  tissus  à  des  prix  dérisoires. 
Les  prix  suisses  pèsent  naturellement  sur  les  prix  de  vente,  et, 
par  suite,  sur  le  taux  des  façons  de  Lyon. 

Mais  la  qualité  la  plus  remarquable  de  la  fabrique  suisse,  c'est 
son  humeur  voyageuse.  Les  fabricants  se  déplacent  pour  un  oui 
ou  pour  un  non.  Ils  font  des  sauts  de  barrière,  alîn  d'échapper 
aux  droits  protecteurs.  Les  Suisses  envahissent  la  France,  ils 
s'installent  aux  portes  de  Lyon,  à  Montluel  et  à  Boussieux.  Us 
pénètrent  en  Piémont  et  s'établissent  tranquillement  auprès  de 
Côme.  Il  parait  cependant  que,  pour  sauver  les  apparences,  pour 
éviter  de  froisser  le  patriotisme  ombrageux  des  Italiens,  les 
fabricrants  suisses  installés  dans  la  péninsule  arborent  un 
nom  de  guerre  italien. 

Les  Suisses  ont  étudié  depuis  longtemps  et  résolu  avantageu- 
sement la  plupart  des  problèmessi  complexes  de  la  vie  ouvrière. 
11  résulterait  d'un  rapport  de  délégués  lyonnais  qui  nous  est 
passé  sous  les  yeux,  que  le  logement  à  Zurich  est  légèrement  plus 
cher  qu'à  la  Croix-Rousse.  En  revanche,  les  usiniers  suisses  arri- 


^23^  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

vent  à  fournir  à  leur  persoimel  des  repas  à  0  fr.  '*0,  composés 
d'un  potage  Waggi.  d'un  plat  maigre,  d'un  plat  de  viande  et  d'un 
A'eiTe  de  vin  lilanc. 

Côme  est  le  centre  d'une  population  laborieuse,  énergique, 
prodigieusement  sobre,  vivant  àe polenta  et  d'eau  claire.  On  a 
surnommé  les  Piémontais  les  Chinois  de  rOccident.  La  main- 
d'œuvre,  dans  la  région  de  Côme,  est  aussi  parfaite  qu'écono- 
mique et  abondante.  Habitués  héréditairement  à  l'élevage  des 
cocons,  les  Piémontaises  passent  facilement  à  la  fderie,  au 
moulinage  et  au  tissage. 

La  houille  revient  cher  en  Piémont ,  à  cause  des  rampes  for- 
midables qui  aboutissent  au  port  de  Gênes.  Mais  cette  cherté  est 
largement  compensée  par  l'abondance  de  la  houille  blanche,  de 
la  force  hydraulique  dont,  depuis  longtemps,  l'ingéniosité  pié- 
montaise  a  su  tirer  parti. 

Il  faut  ajouter  que  toutes  les  autorités  du  Piémont,  petites 
ou  grandes,  font  l'impossible  pour  contribuer  au  développement 
de  l'industrie  nationale;  les  municipalités  cèdent  gratuitement 
un  terrain  ou  une  chute  d'eau  et  consentent  même  parfois  une 
avance  en  argent  au  fabricant  qui  vient  s'installer  chez  elles, 
que  ce  fabricant  soit  italien  ou  étranger.  Qui  sait,  hélas  I  si,  un 
jour  prochain,  certains  fabricants  lyonnais  ne  se  laisseront  pas 
tenter  par  les  offres  alléchantes  des  municipalités  de  l'Italie  du 
Nord? 

En  regard  des  avantages  multiples  que  présente  pour  l'ins- 
tallation des  usines  la  région  de  Corne,  il  convient  cependant  de 
mettre  en  balance  la  lourdeur  des  impositions  italiennes.  On 
peut  évaluer  l'inqiôt  foncier  et  immobilier  de  tout  le  Nord  de 
l'Italie,  —  nous  tenons  ce  renseignement  d'un  Italien  compétent 
—  à  deux  tiers  de  plus  que  dans  les  contrées  françaises  les  plus 
sérieusement  grevées. 

Les  supériorités  de  Lyon  sur  ses  concurrentes  universelles  sont 
d'ailleurs  demeurées  nombreuses  et  importantes.  Nous  connais- 
sons les  principales  que  nous  nous  bornerons  à  rappeler  d'un  mot  : 

1^  Les  traditions  assurant  à  Lyon  la  suprématie  du  goiit  et  la 
perfection  de  la  main-d'œuvre; 


LA    FABRIQUE    LYONNAISE.  'IIVS 

2°  L'existence  d'une  élite  ouvrière  constituée; 

3°  Le  dualisme  de  l'organisation  du  travail.  Supposons  le 
salut  de  la  Croix-Rousse  assuré,  c'est  une  grande  supériorité 
pour  une  fabrique  que  de  pouvoir  faire  marcher  de  front  la 
production  de  luxe  et  la  production  courante,  à^ avoir  une  face 
tournée  vers  le  passé,  une  autre  vers  l'avenir  ; 

4°  La  réunion  dans  un  même  lieu  de  tous  les  auxiliaires  d'une 
fabrique  soyeuse,  l)anque,  marché  des  soies,  condition  publique 
des  soies,  etc.  ; 

5°  La  supériorité  de  la  teinture  et  ses  apprêts  ; 

6°  L'étendue  de  la  fabrique  et  la  spécialisation  de  chaque 
maison.  Elberfeld  et  Crefeld  ont  la  spécialité  des  velours  et  pe- 
luches de  basse  qualité,  des  tissus  mélangés  de  coton,  Côme  des 
satins  légers  de  soie  pure,  etc.  Lyon  a  presque  la  spécialité  de 
tout.  Chaque  fal)ricant  se  distingue  dans  un  ou  deux  articles. 
Aussi  la  commission  peut-elle  trouver  réunie  à  Lyon  la  perfection 
dans  presque  tous  les  genres  à  la  fois,  et  éviter  ainsi  des  dépla- 
cements onéreux  ; 

7^^  Le  caractère  lyonnais,  actif  et  rêveur.  L'actif  devint  facile- 
ment un  travailleur  émérite.  Le  rêve  mène  à  l'utopie,  mais  il 
faut  songer  à  la  part  de  la  «  folle  du  logis  »  dans  les  décou- 
vertes les  plus  scientifiques  ; 

8°  L'abondance  de  la  force  hydraulique.  Si,  en  ce  qui  con- 
cerne la  houille,  Lyon  n'est  guère  dans  une  situation  plus  favo- 
rable que  Côme,  si  le  tarif  de  0,062  par  tonne  et  par  kilomètre, 
en  usage  pour  le  charbon  sur  la  ligne  de  Lyon  à  St-Étienne,  est 
supérieur  à  la  généralité  des  tarifs  français,  si  la  houille  coûte 
en  Allemagne  6  à  7  francs  la  tonne  prise  au  carreau  de  la 
mine,  et  11  ou  12  francs  à  Lyon,  Lyon  possède  la  force  motrice 
de  l'avenir.  D'après  un  écrivain  compétent  (1),  Lyon  à  lui  seul 
est  en  mesure  de  s'assurer  un  contingent  de  150.000  chevaux  de 
force  hydraulique,  chaque  cheval  étant  grevé  en  frais  généraux 
du  tiers  ou  de  la  moitié  de  la  somme  dont  est  chargé  le  cheval- 
vapeur. 

(1;  Cf.  le  rocueil  souvent  cité,  Géographie  de  la  rcyion  lijonnril'^e. 


2rUi  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

A  supposer  que  le  monde  civilisé  formât  un  vaste  Zollverein, 
la  fabrique  lyounaise  pourrait  encore  se  défendre  avantageu- 
sement contre  ses  concurrentes,  et,  sinon  supplanter  partout 
ces  rivales,  au  moins  se  tailler  une  belle  place  dans  la  consom- 
mation de  l'univers.  Malheureusement,  on  sait  qu'il  n'en  est 
rien,  bien  au  contraire.  Au  régime  des  traités  de  1860,  dits  du 
libre  échange,  a  succédé  le  régime  inverse,  celui  de  la  protection 
sérieuse.  Presque  tous  les  pays,  pour  favoriser  les  industries  na- 
tionales, s'entourent  de  barrières  plus  ou  moins  hautes.  En 
Russie,  on  peut  dire  que  la  prohibition  de  la  soierie  étrangère 
est  absolue.  Aux  Etats-Unis ,  les  droits  sont  si  élevés ,  si  instables, 
la  douane  si  tracassière  que  l'important  marché  de  l'Amérique 
du  Nord  s'est  à  demi  fermé  à  notre  production  de  tissus  soyeux. 
Il  n'y  a  que  TAngleterre,  pays  gros  consommateur  et  petit  pro- 
ducteur, qui  ait  conservé  l'entrée  en  franchise  de  la  soierie; 
en  Suisse,  pays  de  petite  consommation  et  de  grosse  pro- 
duction, elle  acquitte  seulement  un  droit  de  statistique  de 
0  fr.  16.  Partout  ailleurs,  ce  droit  est  variable,  mais  tou- 
jours élevé  et  peut  être  évalué  en  moyenne  à  7  fr.  50  le 
kilogramme . 

La  France  avait  naturellement  peu  de  propension  à  suivre 
l'étranger  sur  le  terrain  de  la  protection  de  la  soierie,  les  plus 
belles  campagnes  de  l'industrie  lyonnaise  ayant  coïncidé  avec 
la  pratique  du  libre-échange.  Néanmoins,  la  fabrique  française 
ne  pouvait  être  victime  dune  situation  qu'elle  n'avait  pas  créée  ; 
le  gouvernement  dut  user  de  faibles  représailles  et  organisa 
une  série  de  droits  —  ou  de  primes  —  pour  protéger  les  indus- 
tries nationales  de  la  soie,  du  cocon  à  l'étoffe.  Ici,  nous  sommes 
obligés ,  nous  en  demandons  pardon  au  lecteur,  d'entrer  dans 
des  détails  arides,  et  de  donner  beaucoup  de  chiffres  pour 
éclairer  la  discussion  qui  va  suivre. 

A  l'heure  actuelle  : 

r  Le  cocon  et  la  grège  entrent  librement  en  France.  La  séri- 
ciculture et  la  filerie  nationale,  qu'on  ne  pourrait  laisser  périr, 
sont  protégés  par  des  primes,  à  peu  près  suffisantes. 

IF  La  moulinée  écrue  paye ,  pour  pénétrer  chez  nous,  un  droit 


LA    FABRfQlE    LYONNAISE.  IX) 

de   3  fr.  par  kilogramme.  Donc  protection  de  3  francs  le  kilo- 
gramme pour  le  travail  iïoiwraison. 

Iir  La  moulinée  teinte  acquitte  le  même  droit  de  3  francs.  Il 
semblerait  a  priori  qu'il  n'y  ait  aucune  protection  prévue 
pour  la  teinturerie  nationale.  En  réalité,  il  n'en  est  pas  ainsi,  car 
un  kilogramme  de  soie  teinte  est  loin  de  représenter,  à  cause 
de  la  charge,  de  Yengallage,  un  kilogramme  de  soie  écrite . 

IV**  Le  tissu  de  soie  est  protégé  en  apparence ,  depuis  le 
28  février  1899,  par  un  droit  maximum  de  15  francs.  Ce  droit  est 
purement  théorique;  il  ne  joue  jamais,  sauf  avec  le  Portugal, 
pays  de  production  insignifiante ,  avec  lequel  nous  n'avons  pas 
de  traité  de  commerce. 

Y"  Les  foulards,  crêpes,  passementeries  de  soie  pure,  origi- 
naires de  l'Extrême-Orient,  sont  frappés  d'un  droit  de  9  francs, 
garantie  contre  le  fdniieiix  péril  jatme. 

Vï°  Les  soieries  italiennes  acquittent  un  droit  de  6  francs  le 
kilogramme. 

Vir  Les  soieries  pures  des  autres  pays  avec  lesquels  nous 
avons  des  traités  de  commerce  ne  supportent  que  les  droits 
suivants  : 

4  francs  par  kilogr.  pour  le  tissu  écru^  2  francs  pour  le  tissu 
noir,  2  fr.  iO  pour  le  tissu  de  couleur.  La  soierie  noire  est  plus 
faiblement  protégée  que  la  soierie  de  couleur,  parce  qu'il  entre 
beaucoup  moins  de  soie  dans  la  première  que  dans  la  seconde. 

VIII°  Les  tissus  de  soie  mélangée  de  coton,  la  soie  dominant 
en  poids,  sont  assimilés  aux  tissus  de  soie  pure.  Quand  le  coton 
domine  en  poids,  ils  acquittent  un  droit  de  4  fr.  90  au  tarif 
général,  et  3  fr.  72  au  tarif  minimum,  fonctionnant  vis-à-vis  des 
pays  avec  lesquels  nous  avons  un  traité  de  comilierce. 

IX*"  Rappelons  enfin  que  les  tissus  mélangés  ])énéficient 
d'une  ristourne  sérieuse  à  la  sortie,  pour  compenser  en  partie  les 
droits  élevés  qui  grèvent  à  Feutrée  en  France  les  filés  de  coton, 
et  que  les  pongés,  corahs  et  tussahs  d'Extrême-Orient,  véritable 
matière  première  pour  l'industrie  lyonnaise,  pénètrent  en  fran- 
chise en  France. 

Une  chose  saute  aux  yeux,  quand  on  examine  impartialement 


23G  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

le  tarif  ci-dessus.  La  moulinée  teinte  est  frappée  de  3  fr.  par 
kilogramme,  le  tissu  de  2  fr.  et  2  fr.  VO  seulement.  11  s'ensuit 
que  la  matière  première  est  plus  lourdement  grevée  que  le  pro- 
duit, qu'un  acheteur  qui  s'est  procuré  de  la  soie  en  Suisse,  je 
suppose,  a  tout  intérêt  à  la  faire  teindre  avant  son  entrée  en 
France.  C'est  une  véritable  prime  au  travail  étranger.  Comment 
pareille  anomalie  a-t-elle  pu  s'introduire  dans  notre  législa- 
tion douanière? 

Kn  1892,  lorsqu'il  fut  procédé  à  la  re vision  de  nos  tarifs,  la 
moulinée  teinte  fut  frappée  d'un  droit  de  3  fr.  et  le  tissu  de  soie 
de  6  fr.  au  tarif  général,  4  fr.  au  tarif  minimum,  protection  re- 
lativement faible,  par  rapport  à  celle  des  pays  voisins.  Ces  droits 
fonctionnaient  sans  susciter  de  grosses  critiques  quand  fut  signée, 
en  1895,1a  fameuse  convention  franco-suisse.  La  soierie  fut-elle 
réellement,  comme  on  l'a  prétendu,  la  rançon  de  nos  vins  et  de 
nos  bestiaux?  Toujours  est-il  que  d'aucuns  s'employèrent  à  faire 
abaisser  le  taux  d'entrée  des  soieries  étrangères  de  4  fr.  à  0  fr.  50. 
Devant  la  levée  de  boucliers  occasionnée  parce  projet,  le  gou- 
vernement se  ravisa,  et  se  rabattit  sur  les  chiffres  de  2  fr.  et 
'2  fr.  40,  qui  furent  adoptés  parle  [Parlement. 

La  fabrique  lyonnaise  est  aujourd'hui  divisée  en  deux  camps 
tranchés.  La  presque  unanimité  de  la  chambre  de  commerce  et 
l'association  la  plus  vieille  et  de  beaucoup  la  plus  nombreuse 
des  fabricants  de  soieries  (l'Association  de  la  fabrique  lyonnaise) . 
réclament  énergiquement  au  moins  le  maintien  du  stafti  quo 
sinon  l'abaissement  de  tous  les  droits  d'entrée  sur  la  matière 
soyeuse  et  la  soierie.  Au  contraire,  l'Association  de  la  soierie 
lyonnaise,  fortement  appuyée  par  un  comité  interdépartemental, 
dont  le  siège  est  à  Valence,  voudrait  voir  élever  les  droits  sur 
la  soierie  étrangère  à  7  fr.  50  le  kilogramme,  chiffre  correspon- 
dant à  peu  près  à  la  moyenne  de  ce  que  notre  tissu  soyeux  paye 
pour  entrer  à  l'étranger  (1). 

La  question  est  revenue,  il  y  a  un  pou  plus  d'un  an,  devant 
la  Chambre.  Après  de  long  débats,  où  chaque  parti  a  trouvé 

(1)  Voici  quelques  chiffres  :  Allemagne,  7  fr.  50  lekilogr.;  Autriche,  SetlOfr.  ;  Bel- 
gique, 7fr.  ;  États-Unis,  17  Ir.  10  et  25  fr.  69;  Italie,  9  et  12  fr.;  Russie,  73  fr.  20. 


LA   FABRIQUE   LYONNAISE.  237 

des  défenseurs  chaleureux,  et  où  le  rapporteur,  M.  Noël,  a  sou- 
tenu une  opinion  moyenne  (1),  rasseml)lée  s'est  ralliée  à  cet 
ordre  du  jour  anodin  : 

«  La  Chambre  invite  le  gouvernement  à  prendre  les  mesures 
nécessaires,  lors  du  renouvellement  prochain  des  conventions 
commerciales  avec  les  États  de  TEurope  centrale,  pour  assurer 
au  tissu  de  soie  pure  des  garanties  douanières  équivalentes  à  celles 
qui  seraient  stipulées  dans  d'autres  conventions.  »  Cela  s'appelle, 
en  langage  banal,  un  enterrement  de  première  classe. 

Nous  ne  sommes  pas  de  la  fabrique  et  ne  pouvons  qu'enre- 
gistrer impartialement  les  raisons  que  font  valoir  les  deux  partis. 
Ils  comptent  tous  les  deux,  dans  leur  sein,  des  hommes  d'une 
valeur  indiscutable. 

V'oici  d'abord  les  arguments  des  protectionnistes  : 

P  Notre  régime  est  celui-ci.  Pour  pénétrer  dans  les  pays  gros 
producteurs,  nous  nous  heurtons  à  des  barrières  douanières 
presque  infranchissables  ;  pour  les  pays  qui  consomment  sans 
produire,  nous  nous  présentons  en  concurrence  avec  des  rivaux 
avantagés,  qui  payent  leur  main-d'œuvre  moins  cher  que  nous 
et  supportent  des  impôts  plus  faibles  (2).  Nous  n'avons  même 
pas  le  monopole  de  notre  marché  intérieur,  puisque  l'absence 
de  droits  suffisants  ouvre  la  France  à  nos  concurrents. 

IP  Les  prôneurs  les  plus  ardents  du  libre  échange  sont  des 
fabricants  de  tissus  mélangés.  Or,  depuis  longtemps,  les  mélan- 
gées sont  protégées  par  un  droit  relativement  fort,  porté,  en 
1891 ,  à  3  fr.  72  le  kilogranmie.  De  plus,  les  fabricants  de  mi-soie 
ont  bénéficié  de  l'admission  temporaire  ;  ils  bénéficient  aujour- 
d'hui de  remboursement  à  la  sortie.  Ils  sont  donc  libre-échan- 
gistes pour  les  autres,  mais  protectionnistes  pour  eux-mêmes. 

IIP  D'une  enquête  sérieuse  faite  sur  les  salaires  ouvriers  à  la 
canqoagne  et  à  la  ville,  il  résulte  que,  par  exemple,  à  Dolomieu, 
dans  l'Isère,  en  prenant  pour  base  d'appréciation  le  travail  de 

(1)  ()  fr.  par  kilogramme  de  soierie  étrangère  entrant  en  France. 

(2)  Un  mot  en  passant  sur  nos  impositions.  Il  arrive  que  des  métiers  ruraux,  ap- 
])artenant  à  des  particuliers  dépendant  de  contremaîtres  qui  relèvent  eux-mêmes  de 
fabricants,  entrent  trois  fois  dans  les  évaluations  pour  les  patentes. 


:2,'Î8  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

trente-trois  ouvriers,  la  moyenne  des  salaires  est  descendue  de  189() 
à  1899  (après  le  vote  de  la  convention  franco-suisse),  au  chifïre 
dérisoire  de  Ofr.65  par  jour.  A  Lyon  même,  aux  Brotteaux.  la 
corporation  chrétienne  des  tisseurs  a  constaté  29, iS  %  de  di- 
minution sur  les  salaires  journaliers  moyens  de  1895  à  1898, 
par  rapport  à  la  période  antérieure  1892-1895. 

IV^  S'il  est  certain  que  la  production  iilobale  de  la  fabrique 
lyonnaise  a  augmenté  jusqu'à  1899  inclusivement,  la  chose 
n'est  pas  vraie  pour  la  soierie  pure.  La  production  des  tissus 
de  soie  pure  a  été.  par  exemple,  de  15'i-.000  fr.  en  1898  et 
li.9.600fr.  en  1899  (1). 

Y°  Entin  il  est  un  argument  que  les  protectionnistes  ne  don- 
nent pas,  mais  qu'ils  peuvent,  ce  qui  est  plus  grave,  mettre  en 
pratique.  Supposons  une  fabrique  lyonnaise  gardant  ses  bureaux 
à  Lyon,  mais  installant  ses  usines,  près  de  Côme,  sur  un  terrain 
et  avec  une  chute  d'eau  fournie  gratuitement  parla  municipalité. 
Les  tissus  italiens  payent  pour  entrer  en  France  6  fr.  par  kilog. , 
c'est  vrai,  mais  il  est  si  simple  —  en  fraudant  quelque  peu  sur 
les  certificats  d'origine  (2)  —  de  faire  passer  ces  tissus  par  la 
Suisse.  Ils  acquittent  alors  Ofr.  16  à  l'entrée  en  Suisse,  2  fr.  4-0, 
à  l'arrivée  en  France,  soit  2  fr.  56  par  kilog.,  chiffre  facile  à 
rattraper  ainsi  que  le  transport  avec  la  diminution  de  la  main- 
d'œuvre.  La  soierie  en  question  restera  soierie  française,  mais 
profitera-t-elle  à  la  main-d'œuvre  nationale?  D'ailleurs,  pourquoi 
les  fabricants  émigrés  n'enverraient-ils  pas  de  Côme  à  leur 
clientèle  internationale  tout  ce  qui  n'est  pas  tissu  d'échan- 
tillon? 

Les  libre-échansistes  font  d'abord  valoir  la  nature  de  nos 
conventions  et  l'impossibilité  d'en  changer  un  article,  sans  tout 
bouleverser,  argument  de  peu  de  poids,  le  vrai  principe  d'une 
démocratie  en  matière  douanière  étant,  comme  l'a  déclaré  M.  Mé- 
line,la  maîtrise  de  ses  tarifs.  D'ailleurs  la  Suisse  se  refuserait- 

(1)  Les  chiffres  que  nous  avons  donnés  plus  haut  scmhlent  infirmer  un  peu  la 
valeur  de  ces  arguments. 

(2)  Il  faut  notej'  cependant  que  le  ministre,  à  l'instigation  de  la  chambre  de  com- 
merce de  Lyon,  a  pris,  ces  années  dernières,  des  mesures  rendant  celte  fraude  beau- 
coup plus  difficile. 


LA    FABRIQUE    LYONNAISE.  ^2'M) 

elle  à  entrer  avec  nous  en  pourparlers  amicaux?  Mais  les  argu- 
ments suivants  sont  plus  sérieux  : 

r  La  vieille  école  libre-échangiste  lyonnaise  invo({ue  le  passé 
de  la  fabrique  et  les  brillantes  campagnes  de  l'empire.  Elle  rap- 
pelle que  l'industrie  française  du  lainage,  après  avoir  bénéfi- 
cié d'une  protection  outrancière  de  1820  à  1859,  se  trouva  en 
1860  tellement  anémiée  qu'elle  réclama  d'elle-même  la  fin  de 
ce  qu'on  a  appelle  :  une  école  de  démoralisation  industrielle. 

IP  Le  tissu  suisse  paie  actuellement  6  fr.  par  kilog.  pour 
entrer  en  Italie,  7fr.  50  en  Allemagne,  5  et  10  fr.  en  Autriche, 
et  la  soierie  étrangère  ne  paie  presque  rien  pour  pénétrer  en 
Suisse.  Cet  état  de  chose  n'a  pas  empêché  la  production  et  l'ex- 
portation de  la  petite  répul)lique  d'aller  toujours  en  croissant. 

IP  La  Suisse  n'a  fait  pénétrer  en  France^  de  1897  à  1900,  que 
287.000  kilog.  de  soierie  pure,  chiffre  peu  important.  D'ailleurs, 
nos  tarifs  douaniers  ont  paru  suffisants  aux  Suisses  pour  qu'ils 
fissent  des  sauts  de  barrières  et  installassent  des  succursales  chez 
nous. 

IIP  Quant  à-  l'argument  ad  hominem,  les  libre-échangistes 
le  rétorquent  en  déclarant  que,  loin  de  réclamer  une  protec- 
tion pour  leur  tissu  mélangé,  ils  disent  au  gouvernement  :  En- 
levez tout  droit  sur  la  matière  première  et  ses  dérivés,  et,  spon- 
tanément, nous  renonçons  au  droit  sur  le  produit  et  aux  fameuses 
primes  à  la  sortie. 

IV"  La  production  globale  de  l'industrie  lyonnaise  a  été  de 
399  millions  en  1890,  de  V15  en  1898,  de  451  en  1899.  Les  pro 
tectionnistes  accusent  les  libre-échangistes  de  fausser  les  nom- 
bres en  les  bloquant,  de  présenter  pêle-mêle  les  chiffres  de 
production  de  la  soierie  pure  et  de  la  soierie  mélangée,  cette 
dernière  en  progression  constante,  grâce  à  la  double  protec- 
tion dont  elle  jouit.  Les  libre-échangistes  retournent  l'argu- 
ment, et  à  leur  tour  accusent  leurs  adversaires  de  grouper  les 
chiffres  pour  les  faire  servir  au  succès  de  leur  thèse,  de  ne  pas 
distinguer  assez  entre  la  soierie  unie  et  la  soierie  pure  façonnée^ 
et  de  prendre  pour  l'effet  de  notre  réghne  douanier  ce  qui 
est  uniquement  la  suite  de  la  démocratisation  du  tissu  soyeux. 


iiO  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

\°  La  diminution  des  salaires  ouvriers  provient-elle  de  la  con- 
currence de  l'étranger  ou  de  l'augmentation  de  la  concurrence 
entre  Français?  Pour  les  petits  ateliers  de  la  Croix-Rousse,  les 
chiffres  cités  ne  prouvent  qu'une  chose,  c'est  la  nécessité  où  Ton 
se  trouvait  de  sauver  artificiellement  ces  témoins  du  passé.  Les 
chiffres  de  Doloniieu  semblent  plus  proJ3ants,  mais  ils  sont  vrai- 
semblablement la  conséquence  d'un  faisceau  de  causes,  entre 
lesquelles  il  s'agirait  de  démêler  les  causes  maîtresses. 

Nous  ne  pouvons,  étant  donnée  notre  incompétence,  nous 
ériger  en  juge  d'un  débat,  qui  à  Lyon  passionne  tous  les  pro- 
fessiomiels.  Il  nous  semble  toutefois  qu'un  droit  modéré  de 
6  francs  sur  le  tissu  étranger  ne  saurait  constituer  pour  la 
soierie  française  une  protection  anémiante.  Il  mettrait  simple- 
ment le  tissu  lyonnais  à  peu  près  sur  le  même  pied  que  celui 
des  industries  rivales,  protégées,  la  fabrique  de  Zurich  ex- 
ceptée, par  un  droit  moyen  de  7  fr.  50.  La  concurrence  a  été  jadis 
un  bonheur  pour  Lyon;  mais,  autres  temps,  autres  nécessités.  La 
science  sociale  a  reconnu  depuis  longtemps  que  le  libre-échan- 
gisme  quand  même  est  une  erreur  économique  aussi  grave  que 
le  protectionnisme  quand  même. 

Seulement,  il  importe  que  fabricants  et  canuts  lyonnais  ne 
se  laissent  pas  leurrer  par  un  fallacieux  espoir,  qu'ils  ne  consi- 
dèrent pas  le  relèvement  des  droits  protecteurs  comme  une 
panacée  infaillible  à  tous  leurs  maux.  Il  est.  pour  la  santé  éco- 
nomique de  la  fabrique  de  Lyon,  des  questions  plus  graves  qu'un 
détail  de  tarif.  Par  exemple,  il  importe  que  le  gouvernement 
ne  favorise  pas  à  outrance  les  ouvriers  aux  dépens  de  leurs  pa- 
trons et  que  les  tisseurs  se  métîent  comme  du  feu  des  pêcheurs 
en  eau  trouble,  des  professionnels  de  la  «  politique  alimentaire  »  : 
qu'ils  abandonnent  à  tout  jamais  leur  chimère  du  taux  inva- 
riable des  façons. 

Que  les  fabricants  lyonnais,  d'autre  part,  s'appliquent  sé- 
rieusement à  diminuer  leur  infériorité  la  plus  réelle,  qu'ils  s'at- 
taquent à  leur  point  faible,  à  leur  insuffisance  commerciale.  De 
louables  efforts  ont  été  tentés  à  cet  égard,  mais  il  reste  encore 
beaucoup  à  faire. 


LA    FAimiQl  K    LYONNAISE.  241 

.  Même  au  point  de  vue  industriel,  les  Lyonnais  auraient  à 
apprendre  de  ces  Suisses  entreprenants  qui  viennent  les  nar- 
guer à  leur  porte.  Assez  et  trop  longtemps  les  Allemands  et 
les  étrangers  de  toute  nationalité  ont  épié  à  Lyon  les  secrets  de 
la  teinture  et  du  tissage.  Aux  Lyonnais  maintenant  de  prendre 
leur  revanche.  L'avenir  n'appartient  pas  à  l'industrie  qui  se 
complaît  dans  la  contemplation  de  sa  perfection  supposée  et 
n'examine  rien  de  ce  que  font  ses  rivales,  mais  à  celle  qui  cher- 
che avant  tout  le  progrès,  et  reprend  son  bien  partout  où  elle 
le  trouve.  Le  patriotisme  qui  méprise  par  principe  les  supé- 
riorités des  voisins  n'est,  en  somme,  que  du  chauvinisme  de 
mauvais  aloi. 

Si  tout  se  passe  pour  le  mieux,  si  la  transformation  de  la  Croix- 
Rousse  s'accomplit  comme  on  peut  l'espérer,  si  la  politique 
ne  vient  pas  annihiler  à  brève  échéance  les  efforts  des  profes- 
sionnels, le  schéma  de  la  fabrique  lyonnaise  de  demain  nous 
semble  assez  facile  à  dessiner  à  grands  traits. 

La  Croix-Rousse  restera  l'atelier  d'échantillonnage  et  le  foyer 
de  production  pour  la  soierie  de  haut  luxe.  Elle  fabriquera,  en 
outre,  assez  d'étoffes  ordinaires  pour  permettre  aux  derniers 
canuts  de  vivre  et  de  se  recruter  par  l'adjonction  de  tisseurs 
de  choix. 

Le  petit  atelier  rural,  se  développant  encore  et  faisant  de  plus 
en  plus  tache  d'huile  autour  de  Lyon,  fournira  aux  populations 
de  la  campagne  un  excellent  travail  et  salaire  d'appoint.  Cepen- 
dant il  y  a  gros  à  parier  que  les  tisseurs  du  Lyonnais  ne  re ver- 
ront pas  de  sitôt  les  l)rillantes  campagnes  d'il  y  a  vingt-cinq  ans. 

Les  grandes  usines  grandiront  toujours  et  se  perfectionne- 
ront. Quelques-unes  resteront  dans  les  centres.  Mais  la  plupart 
se  localiseront  au  bord  des  cours  d'eau,  et  sur  le  flanc  des  chaînes 
de  montagne  qui  enserrent  Lyon  de  toutes  parts.  Lyon  gar- 
dera le  marché  des  soies,  les  bureaux  de  vente  des  tissus,  etc.,  et 
demeurera,  grâce  au  voisinage  des  Alpes,  cette  réserve  inépui- 
sable de  houille  blanche,  grâce  au  sens  pratique  de  ses  habi- 
tants, à  leur  énergie,  à  leur  esprit  progressiste,  la  métropole 
industrielle  du  Sud-Est  de  la  France. 


2\2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Par  les  belles  journées  d'été,  robservateur  qui,  du  haut  de  la 
colline  de  Fourvière,  admire  le  panorama  grandiose  se  déroulant 
devant  ses  regards,  découvre  à  l'Est,  à  demi  perdu  dans  la  brume 
lointaine,  le  massif  imposant  des  grandes  Alpes.  Le  Lyonnais  peut 
aimer  ces  pics  d'argent  d'une  affection  reconnaissante.  A  ne  con- 
sidérer que  les  éléments  humains  de  sa  grandeur,  il  leur  doit  la 
meilleure  partie  de  lui-même.  Il  leur  doit  le  Rhône,  cette  anti- 
que voie  de  pénétration  pour  le  commerce  et  l'intelligence  ; 
partant  la  richesse  et  l'initiative.  De  nos  jours,  les  découvertes 
de  la  science  ont  diminué  l'importance  des  routes  fluviales,  mais 
le  fleuve  et  ses  nombreux  affluents  sont  demeurés  force,  et  cette 
force  est  en  train  de  métamorphoser  Lyon,  de  lui  conserver 
sa  vieille  primauté  pour  l'industrie  reine,  à  laquelle,  depuis 
des  siècles,  la  ville  doit  sa  fortune  et  sa  gloire. 

Henri  de  Boissieu. 


LE  VALAISAN  ET  SON  ROLE  SOCL\L 


VIII 

LA  VIE    PUBLIQUE.  —  LE  CLAN   ET    LA  COMMUNE  (1) 

Il  va  de  soi  que,  chez  un  peuple  contraint  de  demander  sa 
subsistance  à  un  sol  cjui  se  divise  en  zones  si  différentes,  les 
rapports  de  voisinage  acc[uièrent  une  influence  sociale  considé- 
rable. Tels  que  de  multiples  attaches,  mobiles  et  entrelacées, 
ils  se  substituent  à  demi  au  lien  de  la  famille,  ils  Fenchevè- 
trent  de  manière  à  former  un  réseau  impossil^le  à  démêler 
qui  se  noue  et  se  dénoue  de  mille  façons.  Ces  nœuds  princi- 
paux sont  les  corporations,  les  consortages^  les  coteries  et  les 
clans.  Dans  notre  étude  consacrée  aux  biens  de  bourgeoisie, 
nous  avons  pu  suivre  le  fonctionnement  des  premiers  de  ces 
groupements.  Bornons-nous  ici  à  l'étude  de  la  formation  et  de 
l'organisation  des  clans  qui  forment  la  base  des  institutions  de 
la  Vie  publique. 

Déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de  relever  quelques  traits 
d'analogie  entre  le  Valais,  la  plus  renfermée  des  régions  conti- 
nentales, et  la  Corse,  la  plus  isolée,  la  plus  autochtone  peut-être 
des  régions  insulaires.  Mais,  par  cela  même  que  les  similitudes 
sont  nombreuses  et  frappantes  dans  le  détail,  elles  n'aident  que 
mieux  à  dégager  les  différences  de  l'ensemble. 

Dans  le  Valais,  comme  en  Corse,  nous  trouvons  un  brusque 
étagement  du  sol,  une  variabilité  égale  de  ressources  échelon- 
nées sur  une  succession  de  zones,  une  même  singularité  de  con- 

(1)  Voir  la  livraison  d'août  1901. 


:24i  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

trastes  (1).  Un  rapprochement  analogue  peut  être  fait  dansl'his- 
toirepolitique.  MêmesluttespourrafTranchissement,  mêmes  intri- 
guesde  la  part  de  certains  chefs  pour  soumettre  le  pays  qui  à 
l'influence  de  la  papauté,  qui  à  celle  des  Français,  mêmes  héros 
patriotes  pour  assurer  l'autonomie.  Le  Valais  a  ses  Sambuccio 
dans  les  conspirateurs  de  la  Mazze^  sorte  de  Jacquerie  dirigée 
contre  la  grande  féodalité,  son  Sampiétro  dans  Thomas  Riedi, 
un  berger  qui  repoussa  l'invasion  de  Berne  conquérante,  ses 
Paoli  et  ses  Abbatucci  dans  le  cardinal  Schinner  et  dans  Georges 
Supersax,  qui  veulent  livrer  leur  patrie,  Tun  au  pape  et  l'autre 
aux  rois  de  France,  et  finissent  par  s'en  faire  bannir  tous  deux.  lia 
ses  nobles  assassins,  ses  meneurs  laïques  et  religieux,  ses  cons- 
pirateurs-martyrs, ses  artisans  de  décadence,  ses  parasites  éter- 
nels ^1  ;. 

Par  contre,  dès  que  nous  passons  du  détail  à  l'ensemble,  ces 
deux  contrées  si  semblables  dans  l'analyse  cessent  de  suivre  la 
voie  parallèle,  ou  tout  au  moins  ne  conservent  plus  guère  de 
rapport  général  que  celui  de  la  concavité  à  la  convexité.  C'est 
la  disposition  d'éléments  identicpies  dans  un  ordre  opposé  que 
vient  encore  modifier  la  différence  des  altitudes  extrêmes. 

Si  la  route  d'Ajaccio  à  Bastia  relie  les  deux  principaux  cen- 
tres maritimes  de  l'île  méditerranéenne  par  un  col  élevé  de  1.100 
mètres,  la  route  de  la  vallée  du  Rhùne  centralise  les  rapports 
des  hautes  vallées  latérales  à  une  altitude  moyenne  de  i  à  500 
mètres.  Là  il  faut  monter  pour  se  rencontrer,  ici  il  faut  descendi'e, 
mais  les  obstacles  aux  grandes  communications  sont  de  même 
sorte. 


(1)  Les  montagnes  delà  Corse,  qui  se  dressent  à  plus  de  2.500  mètres  de  hauteur,  sont 
revêtues  de  neiges  pendant  la  moitié  de  Tannée;  leurs  pentes,  qui  descendent  rapide- 
ment vers  la  mer,  permettent  d'embrasser  d'un  coup  dœil  les  roches,  les  pâturages, 
les  forêts  et  les  cultures.  La  plupart  des  vallées  ont  une  grande  abondance  d'eau;  de 
toutes  parts  on  y  voit  briller  des  cascades.  De  vieilles  tours  génoises  bâties  sur  des  pro- 
montoires défendaient  autrefois  contre  des  Sarrasins  l'entrée  de  chaque  baie;  la 
plupart  n'ont  plus  d'autre  utilité  que  celle  d'embellir  le  paysage.  (E.  Reclus.) 

(2)  L'histoire  (des  Corses)  témoigne  de  leur  patriotisme,  de  leur  vaillance,  de  leur 
mépris  de  la  mort,  de  leur  respect  de  la  foi  jurée,  mais  elle  raconte  aussi  leurs  folles 
ambitions,  leurs  rivalités  jalouses,  leur  furie  de  vengeance.  —  (E.  Reclus.  VEurope 
méridionale.) 


LE    VALAISAX    ET    SON    RÔLE    SOCIAL.  245 

((  En  Corse,  nous  dit  M.  Dcmolins,  la  montagne,  les  vallées  et 
la  plaine  sont  étroitement  contiguës.  La  montagne  surplombe 
partout  les  parties  basses  du  territoire;  elle  les  domine.  Et  cette 
domination  s'exerce  non  seulement  géograpliiquement,  mais 
socialement;  il  n'y  a  pas  moyen  de  la  fuir.  » 

Tel  est  le  j^hénomène  qui  va  achever  d'expliquer  ce  type 
social. 

En  Corse,  les  sommets  les  plus  considérables  occupent  le 
centre  deTile  (1)  ;  dans  le  Valais,  les  sommités  les  plus  considé- 
rables ôo/'û^e/i^  le  pays  au  nord  et  au  sud  du  Rhône.  La  montagne 
ne  cesse  pas  de  dominer  la  plaine;  mais,  cette  plaine  étant  in- 
tériewe^  c'est  plutôt  la  montagne  qui  travaille  et  c'est  plutôt  la 
plaine  qui  exploite  et  administre ,  puisque  la  plupart  de  ces  vallées 
ont  leur  chef-lieu  administratif  et  leur  centre  d'échanges  à  leur 
débouché.  C'est  ici  que  nous  allons  toucher  au  fait  qui  détermine 
la  divergence  du  tempérament  du  chef  de  clan  corse  et  du 
chef  de  clan  valaisan.  Du  haut  du  maquis,  le  chef  corse 
embrasse  du  même  coup  d'oeil  des  horizons  infinis  comme  la 
mer;  la  fixité  de  son  regard  conserve  partout  la  vision  de  ces  es- 
paces contemplés,  et,  dès  qu'il  aura  pris  quelque  empire  autour 
de  lui,  nous  le  verrons  préoccupé  de  s'élever  davantage  pour 
régner  sur  une  plus  vaste  étendue. 

Le  montagnard  valaisan  n'a  pas  de  telles  perspectives.  Il  ne 
domine  jamais  qu'un  tronçon  de  vallée  tortueuse,  une  combe, 
un  ravin.  Aussi  bien  sa  domination,  géographique  et  sociale, 
demeure-t-elle  localisée.  Si  les  événements  le  grandissent, 
l'humble  chef  de  clan  local  ne  s'avance  qu'en  hésitant,  par 
étapes,  comme  s'il  tremblait  à  la  perspective  des  réalisations. 
Ce  n'est  pourtant  pas  modestie  ;  mais  connaissant  très  peu  les 
gens  du  dehors  —  le  dehors,  c'est  toute  vallée  autre  que  la 
sienne,  — ilest  comme  inquiété,  embarrassé  de  son  propre  succès. 
Pénétré  du  sentiment  démocratique  de  ceux  qu'il  représente,  et 
craignant  déjà  de  perdre  ce  qu'il  vient  d'obtenir,  il  se  ménage 
d'avance    la  retraite ,   et  c'est  pourquoi  les   honneurs  obtenus 

(1)  Monte  Cinto,  2.707  ;  Monte  Rotondo,  2.62  i  m.  dallitiide. 

T.  XXXIII.  18 


246  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ne  lui  font  jamais  abdiquer  les  humbles  fonctions  qu'il  détient 
dans  sa  petite   commune.   Presque  tous  les  représentants   du 
canton  aux  chambres  fédérales  sont  non  seulement  députés  de 
la  chambre  cantonale,   mais   encore    conseillers  communaux. 
L'horizon  de  son  berceau  rétréci  par  ces  montagnes  qu'il  laisse 
escalader  aux  Anglais  —  lui-même  ne  les  visite  jamais  —  est 
comme  fixé  dans  son  orbite.  Il  ne  se  sent  en  pleine  sécurité 
que  sous  l'étroit  lambeau  de  ciel  bleu  qui  couvre  ce  repli  de 
sa  vallée.  Paysan,  il  tiendra  pour  l'honneur  suprême  d'arriver 
au  conseil  municipal;  politicien,  il  se  souviendra  qu'ayant  fait 
son  droit  à  Sion,  il  y  doit  retrouver  quelques  amis,  et  il  con- 
voitera un   fauteuil  à   l'assemblée  législative  du  canton.   Les 
autres  distinctions  sont  le  partage  d'un  très  petit  nombre  de 
chefs;  mais,  on  l'a  vu,  les  supériorités  obtenues  ne  les  sépa- 
rent jamais  du  lieu  natal,    où    leur  clan  originel  ne   saurait 
d'ailleurs  se  passer  de  leur  direction  et  où  ils  doivent  tenir  à 
honneur  de  briller  à  la  manière  montagnarde,  c'est-à-dire  par 
une  aisance  relative,  méticuleusement  soignée  et  conservée. 

C'est  ainsi  que  la  domination  qui,  là,  vient  aboutir  à  un  uni- 
tarisme  qui  semblerait  modelé  sur  le  système  d'un  massif 
pyramidal,  s'émiette  ici  au  gré  d'une  constitution  orographique 
intérieure  et  selon  la  formation  des  ravins  et  des  gorges.  Et 
comme  ce  peuple  a  conservé  son  indéj^endance  politique,  il 
s'est  efforcé  de  donner  à  chaque  région  une  part  du  pouvoir 
tout  en  réduisant  le  gouvernement  cantonal  à  ce  modeste  rôle 
de  tuteur  qu'il  exerce  très  inégalement  sur  cent  soixante-cinq  com- 
munes réparties  entre  treize  dixains  ou  districts.  L'occupation 
romaine  et  les  invasions  successives  des  Huns,  des  Lombards,  des 
Sarrasins  y  ont  sans  doute  modifié  bien  des  habitudes,  mais 
sans  détruire  pour  cela  l'institution  du  clan. 

Le  Valaisan  s'emporte  aisément  pour  la  défense  d'une  cause 
tout  ens'avouant  peu  capable  d'en  apprécier  le  but,  et  rien  ne 
l'éloigné  autant  du  sain  raisonnement  que  la  fièvre  politique. 
De  sanglantes  luttes  se  sont  produites ,  récemment,  entre  poli- 
ticiens rivaux,  dans  les  vallées  les  plus  fidèles  aux  traditions  du 
passé^  comme  celles  d'Hérens  et  d'Anniviers. 


LE    VALAISAX    ET   SON    RÔLE    SOCIAL.  247 

Quelque  adoucissement  de  mœurs  qu'ait  introduit  dans  ce 
canton  le  protectorat  fédéral  exercé  de  par  la  constitution  de 
1848,  les  institutions  valaisannes  portent  ainsi  une  empreinte 
profonde  de  l'esprit  de  clan,  lequel,  quoi  qu'on  fasse,  demeure 
à  leur  base.  Il  n'est  pas  de  pouvoir  unitaire  concevable  pour 
ces  peuplades  que  la  concavité  de  leur  sol  cloisonne  par  cel- 
lules autour  du  clocher  principal  de  leur  vallée  respective. 
C'est  le  lieu  par  excellence  de  ce  qu  on  appelle  la  politique 
de  clocher.  Dans  l'extrême  Haut  Valais,  où  les  communes  sont 
petites  et  où  la  caste  dirigeante  n'a  point  encore  eu  besoin  de 
se  scinder  pour  se  disputer  la  domination;  le  libéralisme,  en 
tant  que  faction  d'opposition,  n'existe  pas.  Dans  le  Bas,  com- 
posé de  communes  généralement  considérables,  des  partis  de 
mécontents  se  sont  formés  dès  la  conquête  de  la  liberté  civique 
et,  sous  prétexte  de  libéralisme,  sont  venus  réunir  les  oppo- 
sants en  phalanges  actives  par  des  liens  de  camaraderie,  de 
parenté  ou  de  voisinage. 

En  dépit  de  ces  compétitions,  toute  commune  forme  un  pou- 
voir agissant  qui  prétend  marcher,  régler  ses  intérêts  sans 
rintervention  du  gouvernement  cantonal.  La  pression  de  celui- 
ci  dans  l'élection  des  députés,  —  pratiquée  ouvertement  ou 
tacitement  dans  la  plupart  des  cantons  voisins  —  est  impossible 
en  Valais.  En  1896,  M.  Louis  Bourgknecht,  syndic  de  la  ville  de 
Fribourg,  faisant  allusion  à  Tentrée  en  scène  des  hommes  du 
gouvernement  dans  la  campagne  électorale  pour  le  renouvelle- 
ment du  grand  conseil  de  son  canton,  fit  ressortir  que  «  dans 
un  autre  canton  romand,  non  moins  catholique  que  celui  de 
Fribourg,  le  Valais,  la  simple  apparition  dans  un  cercle  rural 
d'un  conseiller  d'État  (membre  du  gouvernement)  durant  la 
semaine  des  élections  suffirait  à  retourner  le  corps  électoral 
contre  ce  pouvoir  et  à  lui  rendre  le  vote  nettement  hostile  ». 

C'est  que  tout  petit  milieu  a  sa  petite  coterie  et  son  chef  de 
clan  à  mettre  en  évidence,  et  qu'à  ses  yeux  l'intérêt  particulier 
de  ce  groupement  secondaire  est  plus  vivace  que  celui  même 
d'un  grand  parti  central. 

L'Etat,  de  son  côté,  voit   plutôt   dans  cette   disposition   des 


248  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mœurs  une  garantie  de  sa  propre  sauvegarde,  car  en  localisant 
les  manifestations  de  l'opposition,  elle  le  garantit  contre  le 
danger  d'un  revirement  populaire  général.  En  etfet,  si  les  revi- 
rements sont  fréquents  dans  la  politique  communale,  s'ils  réus- 
sissent même,  quelquefois,  à  devenir  régionaux,  ils  sont,  par 
contre,  incapables  de  prendre  une  extension  simultanée  assez 
considéraJjle  pour  mettre  en  danger  Fexistence  d'un  gouverne- 
ment. Aussi  est-on  le  plus  souvent  conseiller  d'État  à  vie. 

Très  souvent,  les  coteries  de  voisinage  disposent  d'institutions 
propres,  qui  fonctionnent  en  dehors  desrouages  officiels.  Nous  ve- 
nons de  voir  que,  de  même  que  la  Corse  étage  extérieurement 
les  éléments  du  clan,  le  Valais  les  étage  intérieurement.  C'est  le 
village  élevé  qui  commande,  ici,  aux  stratèges  de  la  politique 
générale,  parce  que  c'est  au-dessus  de  1.000  mètres  que 
germe  et  fleurit  le  sentiment  pur  de  la  coterie  locale.  Dans 
les  guerres  civiles,  le  cri  de  branle-bas  de  la  réaction  conser- 
vatrice est  chaque  fois  parti  de  la  haute  région  de  Conches. 
En  18ii,  c'est  l'Entremont  supérieur,  c'est  le  Val  d'Illiez,  c'est 
surtout  Salvanqui,  faisant  abandon  de  leurs  propres  revendica- 
tionsciviques,  prirent  les  armes  pour  lutter  contre  le  libéralisme. 

Jusque  tout  près  de  nous,  cet  esprit  d'indépendance  a  continué 
de  se  manifester,  et  c'est  toujours  parmi  les  groupes  de  popula- 
tions reculées  que  l'on  constate  cette  tendance.  En  189G,  à  la  suite 
d'un  compromis  accepté  et  signé,  les  deux  factions  politiques  du 
Bas  V^alais  renoncèrent  à  la  lutte  pour  deux  sièges  aux  chambres 
fédérales  et  se  partagèrent  d'avance  le  bénéfice  de  l'élection. 
Les  villages  perdus,  notamment  Isérables  et  Sarraver,  n'en 
tinrent  aucun  compte.  Protestant  à  leur  manière  contre  une 
telle  convention,  ils  votèrent  en  bloc  pour  une  candidature  de 
fantaisie. 

Puisque  nous  venons  de  parler  de  Sarraver,  agglomération 
isolée  d'une  grande  commune,  et  que  ce  sont  les  agglomérations 
perdues  qui  recèlent  en  pleine  société  actuelle  les  vrais  carac- 
tères du  monde  sédentaire  d'autrefois,  arrêtons-nous-y  pour  ana- 
lyser les  bases  de  cette  coterie  locale  qui  forme  l'une  des  prin- 
cipales   racines    des    groupements   démocratiques  auxquels  la 


LE    VALAISAN   ET   SON   RÔLE    SOCIAL.  249 

Suisse  doit  d'exister  et  la  clé  de  voûte  de  sa  structure  politique 
actuelle. 

Au  cœur  des  vallées  de  laDranse,  sur  un  promontoire  de  ver- 
dure qui  surplombe  d'une  hauteur  de  400  mètres  le  cours  de 
cette  rivière  torrentueuse,  se  serrent,  pelotonnées  à   1.225  mè- 
tres au-dessus  de  la  mer,  les  maisons  de  Sarrayer,  toutes  cons- 
truites en  bois  et  craquelées  aux  ardeurs  du  soleil.   Là  vit   une 
peuplade  de  cinq  cents  âmes,  riche  de  son  extrême  sobriété  et 
de  la  simplicité  de  ses  aspirations,   réfractaire  surtout  à  l'épidé- 
mie du  papier  timbré.  Les  champs  escarpés  qui  l'entourent,  les 
prés  glissants  qui  la  dominent,  le  superbe  alpage  de  la  Chaux, 
capable  de  nourrir  chaque  été  jusqu'à  260  vaches  laitières,  lui 
suffisent.  Toutefois  ces  avantages  ne  vont  pas  sans  sacrifices.  Les 
femmes  doivent  travailler  autant  que  les  hommes  et  perdent  à  ce 
labeur  toute  qualité  d'élégance.  L'excédant  du  seigle  récolté,  le 
fromage  gras  de  la  montagne  ne  font  qu'une  halte  dans  leur  cave 
et  leur  grenier.  Le  produit  de  la  vente  tombe  bientôt  dans  les 
bas  de  laine;  c'est  là  qu'il  attend  un  placement  local,  de  tout 
repos,  consenti  à  bon  escient.  L'homme  à  qui  l'on  prête  est  un 
voisin  aux  intentions  non  suspectes  et  dont  l'entreprise  se  main- 
tient dans  le  cadre  des  besoins  reconnus. 

De  temps  en  temps ,  quelque  ménage  sarrayéen  déserte  son 
village.  Ce  sont  toujours,  en  ce  cas,  des  gens  qui  ont  voulu  mo- 
difier leur  manière  de  vivre  et  rechercher  un  superflu  considéré 
comme  inadmissible  par  l'opinion  de  la  tribu.  Devenu  vulnéra- 
ble par  cette  excentricité,  le  transfuge  est  aussitôt  honni  dans  ce 
milieu  intransigeant.  L'étroite  solidarité  locale  qui  s'y  pratique 
fait  du  mode  d'existence  une  loi.  Bon  gré  mal  gré,  le  novateur, 
désolidarisé,  doit  quitter  la  place. 

Toute  commune  valaisahne,  même  la  plus  petite,  a  son  juge 
de  paix.  Sarrayer,  qui  relève  du  juge  de  paix  de  Bagnes,  n'a  que 
faire  de  cette  autorité  officielle.  De  tout  temps,  il  a  eu  son  ar- 
bitre de  clan,  devant  lequel  sont  portés  les  différends  locaux  ;  car 
chez  soi,  l'on  peut  avoir  des  désaccords,  des  rivalités,  des  rixes, 
mais  au  dehors  —  et  ce  dehors  comprend  toutes  les  autres  bour- 
gades de  la  commune  —  on  est  solidaire  :  «  Un  pour  tous,  tous 


250  LA    SCIENCE   SOCULE. 

pour  un  ».  Nulle  part,  la  devise  de  la  Confédération  suisse 
n'est  plus  strictement  observée.  Seulement,  pour  l'observer 
ainsi,  pour  la  respecter  franchement,  il  faut  anéantir  dans  l'œuf 
la  moindre  distinction  de  caste,  et  c'est  à  quoi  ces  montagnards 
ont  soin  de  veiller. 

On  distingue  maintenant  la  source  où  ceux-ci  puisent  leur 
force,  et  Ton  entrevoit  la  raison  de  leur  influence  sur  la  vie  pu- 
blique du  pays. 

Si,  de  ce  domaine  du  clan  et  du  voisinage,  nous  nous  transpor- 
tons maintenant  dans  celui  de  la  Commune  administrative ,  nous 
allons  y  constater  quel  rôle  prépondérant  cette  population  de  500 
âmes  va  exercer  parmi  les  3.800  que  fournissent  les  autres  bour- 
gades du  même  faisceau,  dont  plus  d'une  pourtant  surpasse 
Sarrayer  en  population. 

Ce  village  occupe  et  cultive  une  bande  de  coteaux  très  nette- 
ment sectionnée.  Au-dessous  de  son  promontoire,  c^est  Tabîme. 
Alentour  s'étagent  des  champs  escarpés  que  limitent  parallèle- 
ment, du  sommet  à  la  base,  deux  profondes  érosions  de  torrents. 
De  la  sorte,  le  territoire  qu'il  exploite  est  sien  dans  toute  la  force 
du  terme.  A  part  les  vignes  cjue  ses  habitants  possèdent  dans  la 
plaine  du  Rhône,  tout  ce  cju'ils  récoltent  :  seigle,  froment,  pom- 
mes de  terre,  foin,  bois,  pâture  du  bétail,  est  tiré  de  ce  sol  si 
nettement  délimité  par  la  nature.  Peu  de  communes  ont  une 
frontière  aussi  fortement  accusée  que  ce  (juartier  d'une  com- 
mune. Le  conseil  municipal  bagnard  compte  quinze  membres  : 
Sarrayer  n'y  possède  qu'un  représentant  et,  néanmoins,  il  en 
demeure  l'enfant  gâté ,  précisément  à  cause  de  la  cohésion  mo- 
rale ,  de  l'incompressibilité  de  la  peuplade  qu'il  représente  (1). 
Et  comme  ce  conseiller  unique  est  toujours  un  paysan  retors 
et  madré,  sans  ambition  supérieure,  qu'il  devient  par  consé- 
quent impossible  de  corrompre  ou  d'entraîner,  chacune  des 
grosses  influences  communales  avide  de  voler  plus  haut  dans  le 
ciel  pohticjue  l'apprivoise  avec  soin,  rêvant  de  l'attirer  dans  son 
orbite  et  d'y  entramer  avec  lui  le  bloc  des  électeurs  sarrayéens. 

(1)  Les  paysans  les  plus  cossus  de  Sarrayer  fournissent  moins  de  corvées  à  la  Com- 
mune que  les  pauvres  des  villages  inférieurs. 


LE    VALAISAN    ET    SON    RÔLE    SOCIAL.  251 

Il  y  avait  autrefois,  dans  le  chef-lieu  de  la  commune,  un  vieux 
notaire  entaché  de  libéralisme.  Malgré  cela,  comme  il  donnait 
ses  actes  et  ses  avis  au  rainais,  tout  Sarrayer  recourait  à  ses  bons 
offices,  et  ses  tarifs  faisaient  de  lui  le  tabellion  attitré  de  la  tribu. 
Le  brave  curiale  se  croyait  de  ce  chef  très  populaire  et  ne  parve- 
nait pas  à  comprendre  pourquoi  ses  clients,  qui  lui  accordaient 
largement  leur  confiance,  lui  refusaient  obstinément  leur  appui 
pour  arriver  soit  à  la  justice  de  paix,  soit  à  la  députation  canto- 
nale. 11  le  comprenait  d'autant  moins  qu'aux  approches  de  l'élec- 
tion, chacun  de  ces  fidèles  clients  l'assurait  de  son  dévouement 
personnel.  A  la  veille  du  vote ,  il  supputait  ses  chances  avec 
confiance.  Mais  le  lendemain,  déception  complète  :  un  seul  élec- 
teur lavait  inscrit  sur  la  liste  pour  dégager  la  conscience  de  tous. 

—  Vous  m'avez  trompé  î  disait  le  curial  à  chaque  électeur 
qu'il  rencontrait. 

Et  chacun  de  répondre  : 

—  N'avez-vous  pas  eu  une  voix?  et  n'ai-je  pas  fait  pour  vous 
tout  ce  qui  pouvait  dépendre  de  moi  ? 

Cependant,  alors  que  certaines  sections  de  commune  comme 
Sarrayer,  une  ou  deux  bourgeoisies  privilégiées  comme  Conthey 
et  quelques  régions  écartées  comme  Couches,  détiennent,  soit  en 
vertu  de  franchises  féodales,  soit  en  vertu  de  la  routine,  soit  en- 
core grâce  aux  conditions  de  leur  isolement,  le  privilège  de  pos- 
séder plus  que  leur  compte  de  biens  communs  et  de  forêts,  il 
existe  des  bourgades  que  le  destin  ne  s'est  pas  apphqué  à  fa- 
voriser au  même  titre.  Aussi  le  dévouement  sans  bornes  que  le 
pouvoir  établi  trouve  dans  les  premières  explique-t-il  l'indiffé- 
rence ou  l'hostilité  qu'il  rencontre  dans  les  autres. 

Le  bois,  cet  élément  commun  si  nécessaire  à  ces  monta- 
gnards, influe  aussi  dans  une  large  mesure  sur  les  rapports  so- 
ciaux et  politiques  des  populations.  Sarrayer  vient  de  nous 
montrer  comment  une  agglomération  placée  à  la  portée  d'une 
forêt  qui  suffit  largement  à  ses  besoins  arrive  à  s'exempter  de 
tout  conflit  avec  l'autorité,  sous  la  réserve  d'offrir  sa  fidélité 
électorale  en  échange  de  telles  garanties.  Pour  né  pas  toujours 
être  servies  avec  le  même  b<mheur,  les  autres  populations  des 


252  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

flancs  des  vallées  latérales  échappent  également  à  de  tels  con- 
flits, parce  que  l'accès  des  forêts  leur  est  en  somme  facile  et 
qu'au  pis  aller  elles  disposent  de  la  nuit  pour  se  livrer  à  la 
contrebande. 

Tout  autre  est  le  sort  du  j^aysan  du  fond  plat  des  mêmes  val- 
lées. Non  seulement  une  course  à  la  forêt  est  pour  eux  toute  une 
entreprise,  mais,  s'ils  s'ingénient  à  la  réaliser,  voilà  que  le  bois, 
en  dévalant  par  les  ravins,  vient  éveiller  l'attention  de  tous  sur 
leur  folle  équipée  ! 

Pour  comble  d'ennuis,  ce  village  inférieur  qui  est  naturelle- 
ment le  chef-lieu,  c'est-à-dire  le  nid  des  agents  de  l'autorité,  ré- 
serve aux  délinquants  d'autres  périls  :  la  prise  en  contravention 
et  la  publication  du  délit,  le  dimanche,  sur  la  place  publicjue. 
C'est  un  fait  avéré  que  le  plus  grand  nombre  de  ces  procès-ver- 
baux de  contravention  forestière  atteignent  les  fils  des  familles 
pauvres  des  agglomérations  inférieures.  De  là  une  première 
cause  de  ressentiment  contre  Tautorité  et,  par  suite,  des  velléités 
d'émancipation,  d'indépendance,  de  rébellion. 

C'est  ainsi  c{ue,  dans  ces  vallées  latérales  où  abondent  les  fort'^ts 
«  de  bourgeoisie  »,  léguées  aux  communes  par  les  seigneuries 
féodales,  le  chef-lieu  forme  ordinairement  le  noyau  de  l'opposi- 
tion. Comme  les  bûcherons  les  plus  actifs  sont  dans  les  rangs 
de  la  jeunesse  et  c[ue  ce  chef-lieu  vit  en  communications  plus 
directes  et  plus  suivies  avec  la  plaine,  où  l'esprit  du  vigneron 
est  aussi  prompt  à  la  critique,  la  défiance  à  l'égard  de  l'auto- 
rité est  à  l'ordre  du  jour  dans  la  partie  de  la  population  relati- 
vement cultivée. 

De  plus  en  plus,  ces  localités  se  transforment  ainsi  en  foyers 
d'opposition  perpétuelle.  Or,  la  pénurie  des  cultures  intellec- 
tuelles établissant  des  relations  suivies  entre  la  maison  de  ville 
et  le  presbytère,  le  clergé  se  voit  parfois  englobé  dans  la  res- 
ponsabilité des  injustices  vraies  ou  imaginaires  imputées  à  ses 
amis  du  pouvoir  civil.  Le  populaire  croira  volontiers  que  les  ciga- 
res et  les  bouteilles  partagés  et  offerts  réciproquement  entre  ces 
dirigeants  sont  le  produit  direct  de  l'amende  dont  on  l'a  frappé. 

L'étendue  des  communes  contribue  à  rendre  diflicile  la  sur- 


LE   VALAISAN    ET   SON   RÔLE   SOCIAL.  253 

vcillance  forestière  et  à  favoriser  le  déboisement.  Aussi,  plus  une 
comniuiie  a  ses  habitations  disséminées,  plus  de  telles  récrimi- 
nations prennent-elles  d'acuité  et  tendent-elles  à  se  concentrer 
sur  le  même  membre  du  pouvoir  local. 

Il  y  a  quelques  années,  dans  une  grande  commune,  s'était 
formée  une  importante  phalange  de  jeunes  électeurs  mécontents 
qui,  d'un  commun  accord,  résolurent  de  ne  plus  prendre  part 
à  aucune  lutte  électorale.  De  commun  accord  aussi  les  factions 
rivales,  poussant  les  hauts  cris,  se  mirent  à  flétrir  ce  groupe  du 
nom  «  d'anarchistes  » .  La  terrible  qualification  fut  acceptée  avec 
cette  philosophie  que  renforce  quelquefois  l'entêtement  paysan. 
Outrés  de  cette  résistance  dont  ils  avaient  compté  avoir  rapide- 
ment raison,  les  clans  traditionnels  s'appliquèrent  à  porter  plus 
haut  leurs  procédés  d'intimidation.  Gomme  un  cours  militaire 
avait  lieu  à  ce  moment  même  dans  le  voisinage  et  que  des  car- 
touches à  balles  s'étaient  trouvées  mêlées  à  des  cartouches  à  blanc 
dans  un  exercice  de  tir,  on  tenta  d'alarmer  le  public  en  imputant 
le  méfait  à  cette  poignée  d'électeurs  récalcitrants  qui  continuè- 
rent de  plus  belle  à  bouder  la  constitution. 

Mais  l'abstention  ne  dura  que  jusqu'à  l'heure  où  les  mé- 
contents purent  traduire  leur  ressentiment  d'une  façon  efficace. 
L'année  d'après,  lors  du  renouvellement  du  conseil  municipal, 
l'occasion  s'offrit,  en  effet,  de  renverser  le  représentant  du 
quartier  des  «  anarchistes  »,  cause  première  de  leur  méconten- 
tement. Ce  jour-là,  la  phalange  délaissa  en  bloc  son  programme 
de  la  veille  pour  prêter  la  main  et  le  bulletin  à  cette  exécution. 
L'  ((  anarchie  »,  c'était  tout  simplement  de  la  rancune  qui  atten- 
dait le  moment  d'éclater. 

Le  bois  est  ainsi  l'un  des  facteurs  principaux  de  la  désagré- 
gation progressive  des  anciennes  sociétés  communautaires  du 
Valais;  mais  il  faut  encore  signaler  quelques  causes  particu- 
lières. A  Fully,  à  Saillon,  à  Le\  trou,  communes  échelonnées  à  la 
base  des  coteaux  du  nord  de  la  vallée  du  Rhône,  on  remarque 
avec  quelque  étonnement  que  tous  les  honmies  veulent  être  radi- 
caux. La  surprise  est  d'autant  plus  motivée  que,  longtemps,  la 
culture  intellectuelle  de  ces  trois  localités  fut  pour  le  moins  au- 


:254  LA.    SCIENCE    SOCIALE. 

dessous  de  la  inoyenne.  Ce  n'est  donc  pas  dans  la  philosophie 
et  moins  encore  dans  l'irréligion  qu'il  faut  rechercher  l'origine 
de  ce  ferment  d'opposition.  Nous  croyons  pouvoir  la  trouver 
ailleurs.  Autrefois,  les  habitants  de  ces  communes  avaient  sa- 
crifié tous  leurs  champs  pour  en  faire  des  vignes.  L'ancien 
gouvernement,  —  car  les  faits  remontent  à  plus  d'un  siècle,  — 
voyant  que  l'on  abandonnait  les  productions  les  plus  nécessaires 
pour  s'attacher  à  des  denrées  superflues,  ordonna  par  un  édit 
de  ne  convertir  les  champs  en  vignes  que  dans  la  mesure  des 
besoins  de  chaque  particulier.  Quelques  paysans  rappellent 
encore  avec  amertume  que  l'on  força  certains  propriétaires  à 
arracher  les  ceps  de  leurs  jeunes  vignes. 

La  constitution  du  pays  a  subi  maint  changement, le  personnel 
du  pouvoii'  est  aujourd'hui  bien  innocent  de  ces  vexations,  mais 
c'est  la  même  couleur  qui  gouverne,  et  en  voilà  assez  pour  qu'on 
rende  les  gouvernants  du  jour  solidaires  de  ceux  d'autrefois. 

La  commune  valaisanne  actuelle  est  généralement  éclose  de 
la  paroisse  du  moyen  Age, fille  elle-même  de  l'antique  seigneu- 
rie. Aussi,  comme  cette  dernière,  dont  elle  a  hérité  en  ligne  di- 
recte ou  acquis  certains  droits,  prétend-elle  s'administrer  à  sa 
guise  loin  de  la  tutelle,  d'ailleurs  inégale  et  fluctuante,  de  l'État. 
Lorsqu'on  donne  un  tuteur  faible  et  pauvre  à  un  fils  de  famille 
qui  prétend  tout  faire  par  lui-même,  l'ascendant  du  premier  est 
compromis  d'avance. 

C'est  ainsi  que  la  participation  de  l'État  du  Valais  à  la  cons- 
truction des  principales  routes  du  canton  fut  jusqu'ici  tantôt 
nulle,  tantôt  plus  que  modeste.  La  route  qui  mène  auvald'An- 
niviers  à  travers  gorges  et  abîmes  a  été  ouverte  par  les  mains 
des  Anniviards  eux-mêmes,  en  six  ans  de  labeur,  sans  le  moindre 
subside  de  l'État.  On  peut  en  dire  à  peu  près  autant  d'une  autre 
merveille  de  courage  et  de  ténacité  :  la  route  aux  quarante-trois 
lacets  qui  prend  le  voyageur  au  bord  du  Rhône  et,  lentement, 
l'élève  jusqu'au  val  de  Salvan,  pour  le  conduire  ensuite,  à  tra- 
vers plateaux,  ravins  et  forêts,  jusqu'au  col  de  la  Tète-Noire  et  à 
Chamonix.  Il  serait  aisé  de  multiplier  de  tels  exemples  et  même 
d'ajouter    que    la  route  du   Grand-Saint-Bernard,  décrétée    de 


LE   VALAISAN    ET    SON   RÔLE   SOCIAL.  255 

première  classe  et  entretenue  de  ce  fait  par  le  gouvernement, 
demeure  dans  un  lamentable  désordre,  malgré  les  plaintes  et 
gémissements  des  intéressés.  Nous  verrons  un  peu  plus  loin 
quels  étranges  calculs  ont  présidé  à  l'ouverture  de  la  route  de 
Sion  à  Vex.  Soulignons,  en  passant,  le  fait  que  la  grande  vallée 
latérale  de  Viège  ne  dispose  d'aucune  route  carrossable,  sauf  sur 
Fun  des  tronçons  de  sa  partie  supérieure,  où  les  communes  fré- 
quentées par  les  touristes  du  Mont  Rose  et  du  Cervin  ont  bien 
voulu  s'imposer  ce  sacrifice.  Sans  le  chemin  de  fer  de  Zermatt, 
œuvre  de  financiers  étrangers  au  canton,  on  serait  encore 
réduit  à  s'y  rendre  par  un  chemin  muletier  encombré  de  cail- 
loux. 

On  comprend  très  bien  qu'en  voyant  l'État  hésiter  longuement 
devant  l'application  de  la  moindre  des  mesures,  le  paysan  n'ait 
pas  une  idée  bien  haute  de  cette  Providence  aussi  tâtonnante 
que  timorée.  D'ailleurs,  les  groupements  locaux,  tantôt  libres, 
tantôt  patronnés  par  les  communes,  s'ingénient  volontiers  à 
organiser  d'eux-mêmes  les  entreprises.  L'endiguement  des 
rivières  ou  des  torrents  est  le  plus  souvent  le  fait  de  leur  initia- 
tive séculaire,  habile  à  se  produire,  quoique,  hélas!  aussi  fruste 
qu'ingénument  courageuse.  Sans  doute,  l'ingénieur  ou  géo- 
mètre de  l'État  finit  par  faire  une  apparition,  mais,  le  travail 
étant  déjà  en  activité ,  il  ne  peut  ni  n'ose  l'entraver  ou  le  dé- 
faire. S'il  le  pouvait  ou  le  tentait,  son  acte  soulèverait  des 
protestations  générales;  car  ces  montagnards  n'ont  jamais  j^u 
concevoir  qu'un  «  monsieur  »  entende  rien  à  des  travaux  de 
terrassement  et  de  maçonnerie  (1). 

L'habitude,  leur  grande  inspiratrice,  se  charge  toutefois  de 
nous  démontrer  que  le  paysan  montagnard  n'a  pas  toujours  tort 


(1)  A  ce  propos,  un  citoyen  du  Haut  Valais  nous  cite  un  fait  typique.  Vn  ingénieur 
de  l'État  fut  envoyé  au  cours  de  ces  dernières  années  dans  le  district  de  Rarogne, 
pour  diriger  la  correction  d'un  torrent  considérable.  Le  mal  voulut  que  sou  plan  de 
correction  ne  fût  pas  du  goût  des  Raroniens.  L'ingénieur  en  appela  à  son  gouverne- 
ment, mais  celui-ci,  n'osant  déplaire  à  une  population  d'une  fidélité  inébranlable  aux 
institutions  établies,  préféra  sacrifier  le  technicien,  bien  qu'il  tint  de  très  près  aux 
hommes  du  pouvoir.  La  raison  d'État  faisait  ainsi  reculer  l'État  devant  la  fédération 
des  clans. 


256  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  se  rendre  ainsi  indépendant  des  hauts  pouvoirs.  Bien  sou- 
vent, lorsqu'un  village  vient  d'être  incendié  ou  une  digue  de 
torrent  emportée,  les  plans  ofiîciels  de  réfection  parviennent  à 
la  préfecture  de  district  ou  à  la  municipalité  quand  tout  est 
reconstruit.  Car  ce  monde,  accoutumé  aux  bouleversements 
naturels,  n'a  jamais  bien  distingué  entre  le  provisoire  et  le  défi- 
nitif. En  1877,  un  pont  provisoire  jeté  sur  un  torrent,  près  de 
Volléges,  s'était  eftbndré  une  belle  nuit  sous  son  propre  poids. 
L'ingénieur  du  gouvernement  avait  compté  sur  la  solidité  de 
l'ouvrage  pour  retarder  la  construction  du  pont  définitif.  Inca- 
pables de  se  dispenser  de  ce  passage,  les  paysans  rétabKrent  le 
jour  même  un  second  pont  provisoire,  qui  eut  l'avantage  de 
justifier  de  nouveaux  délais.  En  1889,  la  moitié  d'un  village  de 
400  habitants  flamba.  On  était  en  juillet.  L'intervention  de  l'État 
fut  si  lente  qu'à  l'apparition  du  plan  de  reconstruction,  ces 
montagnards,  peu  disposés  à  renvoyer  à  l'hiver  la  restauration 
de  leurs  demeures,  avaient  tout  réédifié  à  leur  guise,  à  la  même 
place,  sans  le  moindre  souci  de  conjurer  pour  l'avenir  des  dan- 
gers identiques  à  celui  qui  venait  de  les  éprouver. 

A  ce  compte-là,  un  gouvernement  demeure  précisément  solide 
et  stable  par  ce  fait  qu'il  n'a  pas  besoin  de  force.  Cet  élan  em- 
pressé de  l'initiative  locale  le  sert  du  reste  à  merveille  ;  il  l'aide 
notamment  à  boucler  ses  budgets  sans  augmentation  sensible 
des  recettes  et  à  effacer  progressivement  les  suites  désastreuses 
du  hrack  national  de  1871.  Or,  c|uand  l'État  ne  couvre  pas  de 
son  patronage  la  commune  ou  le  clan  local,  il  est  amené,  bon  gré 
mal  gré,  à  subir  le  leur. 

Ce  pouvoir  supérieur,  venons-nous  de  dire,  tient  sa  stabilité 
de  ce  qu'il  n'use  pas  de  la  force.  Cela  est  si  manifeste ,  que  le  pre- 
mier jour  où  il  se  montrerait  d'humeur  quelque  peu  autoritaire, 
la  région,  la  commune,  le  clan  interviendraient  sans  retard.  En 
1869,  un  jeune  radical,  trouvé  blessé  au  milieu  d'une  bagarre 
électorale,  se  vit  accusé  d'avoir  donné  la  mort  à  un  jeune  con- 
servateur, sans  toutefois  que  sa  culpabilité  pût  être  affirmée  au- 
trement que  par  la  passion  publique.  Au  premier  instant,  l'on 
se  crut  menacé  d'une  véritable  o  terreur  blanche  ».  Un  tribunal 


LE   VALAISAN   ET   SON   ROLE   SOCfAL.  i2o  / 

spécial  fut  institué,  des  témoins  découverts;  mais,  comme  l'af- 
faire s'était  passée  dans  une  vallée  fermée  et  que  l'eliervcscence 
ne  se  trouvait  pas  partagée  en  dehors  de  cette  région,  les  mem- 
bres les  moins  agités  et  les  plus  avisés  du  tribunal  atermoyèrent. 
Le  prévenu  fut  ensuite  transféré  à  Sion  pour  y  être  détenu.  Ce  fut 
alors  une  autre  histoire.  Les  amis  qu'il  comptait  dans  la  compa- 
gnie de  milices  dont  il  était  sergent,  menacèrent  d'arriver  en 
armes  pour  Tarracber  à  la  prison.  Voyant  cela,  le  gouvernement 
fit  loger  le  détenu  dans  une  chambre  de  la  ville  où  il  ne  le 
laissa  manquer  de  rien.  Nouvelle  démonstration  de  la  supério- 
rité de  la  coterie  et  de  la  camaraderie  qui  sont  à  la  base  des 
clans. 

Le  mode  d'administration  si  complexe  du  Valais  peut,  mieux 
que  tout  autre,  nous  donner  à  la  fois  un  exemple  typique  des 
avantages  d'une  décentralisation  bien  comprise  et  des  inconvé- 
nients d'une  décentralisation  illimitée. 

Ainsi,  dans  le  Haut  Valais  où,  dès  le  moyen  âge,  la  seigneurie 
féodale  a  abdiqué  en  faveur  du  dixain  démocratique  (1),  cet  or- 
ganisme intermédiaire  vient  atténuer  l'importance  de  la  com- 
mune et  réaliser  ainsi  depuis  des  siècles  cette  cellule  administra- 
tive que,  dans  un  projet  de  décentralisation  nationale  développé 
à  la  Chambre  française  il  y  a  une  quinzaine  d'années,  M.  de 
Lanessan  voulait  attribuer  au  canton  français.  Aussi  le  conseil  de 
dixain  qui,  dans  le  Bas  Valais,  est  un  rouage  dont  on  ne  tient 
nul  compte,  prend,  dans  le  Haut  Valais,  le  rang  que  garde  en 
France,  par  rapport  à  TÉtat,  le  Conseil  général.  Le  dixain  de 
Couches,  formé  de  vingt-deux  communes-paroisses,  compte 
4.100  habitants.  Dans  le  Bas  Valais,  il  existe  une  commune-pa- 
roisse, comptant  4^.300  âmes  à  elle  seule.  De  cette  manière,  dans 
le  Haut  Valais  où  la  commune  est  petite,  c'est  le  dixain  qui  cons- 
titue un  peuple,  tandis  que  dans  le  Bas  Valais,  où  la  commune 
est  plus  vaste,  son  autonomie  efface  celle  du  dixain,  et  ce  sont 

(1)  Dixain,  lire  de  l'allemand  zehnfen^  qui  pourrait  bien  n'êlre  qu'une  corruption 
du  latin  centurie,  était  l'ancienne  division  militaire,  et  les  sept  dixains  du  Haut  for- 
maient autant  de  démocraties  souveraines.  L'Iiislorien  Gremand  veut  que  ce  mot  ait 
une  origine  plus  reculée. 


258  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

alors  les  municipalités  qui  sont  considérées  par  le  peuple  comme 
Fentité  administrative  fondamentale. 

En  parlant  des  alpages  du  Valais,  nous  avons  donné  une 
idée  suffisante  de  la  répartition  du  bien  communal.  Nous  nous 
dispenserons  donc  d'un  exposé  de  Texploitation  des  forêts. 
L'étude  serait  décidément  trop  complexe,  et  trop  subordonnée 
d'ailleurs  à  la  richesse  de  chaque  bourgeoisie.  Dans  certaines  de 
ces  communes,  le  bois  est  si  abondant  que,  toutes  les  années, 
l'administration  locale  sacrifie  une  certaine  étendue  de  forêts 
aux  besoins  courants  des  populations,  et  fixe  le  jour  destiné  à  la 
coupe  et  au  martelage  du  lot  attribué  à  chaque  ménage.  Dans 
d'autres,  où  le  bois  se  fait  rare,  la  fonction  de  garde  des  forêts 
devient  si  impopulaire,  qu'à  tout  instant  ce  «  pelé  »,  ce  «  galeux  » 
risque  d'être  victime  d'agressions.  Rémunéré  dans  la  plupart  des 
localités  par  le  droit  aux  bois  qu'il  a  confisqués,  il  doit  soutenir 
des  luttes  en  règle.  Il  lui  arrive  même  de  voir  flamber  en  quel- 
ques instants,  dans  la  nuit,  sous  la  torche  d'un  paysan  vindi- 
catif, les  cubes  de  souches  si  péniblement  acquises.  L'État  est 
incapable  d'exercer  une  surveillance  suffisante.  Quant  à  la 
commune,  jalouse  de  garder  son  administration,  elle  ne  tient 
presque  aucun  compte  de  la  tutelle  des  inspecteurs  centraux. 
En  maint  endroit,  souvent  là  même  où  l'on  se  plaint  le  plus  de 
la  pénurie  de  bois,  il  est  des  forêts  qui  pourrissent  sur  pied  faute 
de  voies  de  dégagement.  La  commune  ne  sait  en  établir,  et 
l'État,  à  qui  elle  ne  demande  rien,  de  peur  de  voir  diminuer  son 
indépendance,  n'a  garde  de  la  protéger  contre  son  gré. 

En  raison  même  de  la  variabilité  de  la  fortune  de  chaque  ag- 
glomération communale,  comme  de  sa  superficie,  de  sa  popula- 
tion et  de  ses  coutumes,  il  est  impossible  de  donner  ici  une 
moyenne  sérieuse  de  leurs  moyens  financiers.  Pour  les  pâturages, 
la  caisse  municipale  perçoit  une  imposition  qui  correspond  géné- 
ralement à  la  somme  qu'elle  est  tenue  de  verser  elle-même  à 
l'État.  Quoique  cette  imposition  soit  dérisoire,  les  communes  obé- 
rées n'osent  l'élever  à  leur  profit.  La  pénurie  de  l'argent  fait  que 
les  paysans  préfèrent  solder  l'impôt  communal  à  grand  renfort 
de  journées  de  travail.  Bien  rares  sont  ceux  qui  voient  avantage 


LE    VALAISAN   ET   SON   RÔLE   SOCIAL.  259 

à  se  libérer  en  espèces.  Ces  journées  représentent  des  sommes 
minimes,  telles  que  1  fr.  20,  1  fr.  50,  selon  la  saison  (1).  En  raison 
même  des  survenances  nombreuses,  rupture  du  lit  d'un  torrent, 
de  la  digue  d'une  rivière  et  de  mille  accidents  analogues,  le 
montant  des  prestations  peut,  en  un  jour,  se  tripler  et  se  quin- 
tupler sans  parvenir  à  rendre  cet  impôt  corporel  aussi  impopu- 
laire que  la  redevance,  relativement  bien  anodine,  de  l'État 
(6  fr.  26  par  habitant  en  1897).  Le  fait  que  ce  dernier,  quoique 
fixe  et  d'un  taux  modeste,  est  perçu  en  numéraire,  nous  semble 
être  pour  beaucoup  dans  le  surcroît  de  sympathie  voué  au  pre- 
mier. 

Cependant,  le  sort  des  contribuables  est  bien  différent  d'une 
vallée,  d'une  commune,  d'une  agglomération  à  une  autre. 
Tandis  que,  dans  certains  endroits  du  Bas  Valais,  le  ménage 
pauvre  s'exténue  à  exécuter  des  corvées  pour  une  administration 
publique  qui  lui  refuse  la  jouissance  légitime  de  sa  part  des  pâ 
turages  communs,  affectée  à  l'usage  des  riches,  il  existe,  notam- 
ment dans  le  val  d'Anniviers,  des  communes  exceptionnelle- 
ment favorisées.  A  Saint-Luc,  chaque  ménage  fournit  en  tout 
deux  journées  de  prestation  par  an  à  la  commune.  D'autres 
bourgeoisies,  plus  riches  et  bien  administrées,  répartissent  de 
10  à  15  francs  par  an  à  chaque  ménage.  La  commune  de  Ver- 
namièze  fournissait  jadis  à  ses  bourgeois  l'huile  à  brûler  ou  le 
pétrole  et  le  sel.  A  Sembrancher,  des  habillements  étaient  assu- 
rés aux  bourgeois  pauvres.  Quelques  grosses  bourgeoisies,  no- 
tamment Sion,  Monthey  et  Martigny,  allouent  encore  à  leurs 
membres  des  revenus  annuels. 

Ce  statu  quo  administratif  des  communes  nous  fait  discerner, 
une  fois  de  plus,  le  levain  d'ambition  qui  donne  naissance  au 
petit  politicien  local.  Comme  tout  paysan  ose  plutôt  aspirer 
aux  charges  communales  qu'aux  situations  supérieures,  il  se 
gardera  de  blâmer,  avec  autant  de  violence  que  les  autres, 
celle  des  administrations  dont,  un  jour  ou  l'autre,  il  pourrait 
lui  arriver  de  devenir  membre  ;   en  tout  cas  il  mettra  plus  de 

(1)  Sans  nourriture,  bien  entendu. 


:200  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

mesure  à  critiquer  la  gestion  communale  que  celle  de  l'État.  Car 
c'est  dans  la  commune  c]ue  le  paysan  se  sent  à  l'aise  ;  c'est  là 
qu'il  se  plait  le  plus  à  briller,  tant  il  se  rend  compto  qu'on  y 
éprouve  moins  de  peine  à  se  produire.  Là.  il  n'a  pas  à  renoncer  au 
dialecte  rustique.  Il  peut  semer  autour  de  lui  ces  savoureux  apo- 
phtegmes du  cru  qui.  jetés  en  bon  patois  avec  une  certaine 
vivacité  et  bien  à  propos,  confondraient  publiquement  la  plus 
savante  thèse  d'ineénieur. 

Souvent,  et  alors  surtout  que  la  commune  se  compose  de  deux 
agglomérations  principales  ou  de  plusieurs  groupes  distincts,  des 
rivalités  jalouses  éclatent  entre  les  deux  plus  importantes.  Et. 
naturellement,  ces  sortes  d'antagonismes  se  parent  volontiers 
d'une  couleur  politique.  Les  programmes  électoraux  procèdent 
des  compétitions  entre  familles.  Et  lorscpie  l'une  ou  l'autre  se 
sent  pour  longtemps  vaincue,  elle  se  pénètre  de  cette  idée  qu'en 
scindant  la  commune  on  doublerait  le  nombre  des  dirigeants. 
Telle  est,  par  exemple,  l'explication  du  libéralisme  que  professent 
les  habitants  de  Vétroz,  commune  détachée  en  1861  du  noyau 
plus  conservateur  de  celle  de  Conthey;  de  là  le  libéralisme  éga- 
lement affiché  parle  village  de  Champéry,  détaché  de  Val-d'Illiez, 
son  ancien  chef-lieu.  L'ancienne  commune  seigneuriale  de  Marti- 
gny  s'est  répartie  naguère  en  cinq  fractions.  De  nos  joui^s,  l'une 
de  ces  fractions,  Martigny-Combe,  se  tronçonne  à  son  tour  sous 
l'action  d'un  groupe  politique  qui,  la  trouvant  immergée  dans 
l'élément  adverse,  vient  de  s'ingénier  à  l'amputer  du  morceau 
dont  il  peut  le  mieux  faire  son  profit.  Sous  les  phrases  pom- 
peuses, s'affirme  surtout  le  désir  qu'ont  les  meneurs  de  découper 
le  territoire  des  communes,  pour  augmenter  d'autant  leui'S  chan- 
ces de  les  administrer,  et  d'extraire,  d'une  pâte  électorale  trop 
difficile  à  manier  dans  son  ensemble, un  levain  de  minorité  sépa- 
ratiste qu'ils  iront  pétrir  à  l'aise  dans  leur  coin  préféré. 

Les  chefs  locaux  du  Valais  ont  du  reste  sous  les  yeux  de  trop 
brillants  exemples  pour  ne  pas  s'octroyer  de  telles  fantaisies.  Ce 
que  les  hommes  influents  de  la  capitale  ont  fait  du  district  d'Hé- 
rens  en  1839  nous  le  montre  bien.  D'après  la  constitution  de  1815. 
la   répuldique  du  Valais  se  divisait  çn  dixains  presque  autono- 


LE    VALAISA.N    ET    SON    RÔLE    SOCIAL.  ^201 

mes,  représentés  cliacun  à  l'assemblée  législative  par  quatre 
députés,  quelle  que  fût  rimportance  de  sa  population  respective. 
En  1839,  cet  état  de  choses  fut  bouleversé,  et  la  représentation 
proportionnée  au  chiffre  de  la  population  de  ces  circonscriptions 
indépendantes.  Or,  le  dixain  de  Sion  étant  fort  petit  eu  égard  au 
nombre  d'hommes  éclairés  qu'il  possédait,  ceux-ci  s'ingénièrent 
à  détacher  du  dixain  voisin  d'Hérens  les  deux  communes  de 
Savièzeet  de  Grimisuat.  Grâce  à  ce  subterfuge,  le  cercle  électoral 
de  Sion,  sensiblement  arrondi,  mettait  plusieurs  sièges  de  plus 
à  la  disposition  de  ces  politiciens  de  la  capitale.  Sans  doute  le 
peuple  fut  consulté,  mais  ce  peuple  de  vignerons  a  ses  mœurs 
spéciales  et  ses  chefs,  qui  le  connaissaient,  ne  l'avaient  pas  ou- 
blié. Afin  d'entraîner  toute  1'  «  opinion  »,  les  femmes  comprises, 
l'on  fît  descendre  du  sommet  des  pâturages  alpestres  de  larges 
chaudières  à  fromage  où  l'on  fit  bouillir  en  plein  air  le  vin 
cannelle  destiné  à  assurer  cette  victoire  «  populaire  »  du  patri- 
ciat  sédunois. 

Il  y  eut  alors,  comme  on  le  peut  présumer,  une  minorité  indi- 
gnée ;  la  population  du  val  d'Hérens  s'exclama  violemment  contre 
ce  démembrement  de  son  dixain.  C'est  alors  qu'afîn  d'apaiser 
les  protestataires,  le  gouvernement  fit  décréter  la  construction 
d'une  route  carrossable  menant  dans  le  val  d'Hérens.  Citons  un 
nouveau  trait  de  cet  état  d'esprit  de  la  race.  Lorsqu'en  1788, 
s'opéra  l'absorption  de  l'ancienne  commune  d'Outre- Vièze  dans 
la  «  noble  bourgeoisie  de  Monthey  »  des  protestations  déclama- 
toires étaient  poussées  par  les  autorités  d'Outre-Vièze.  Désirant 
garder  leurs  positions,  elles  s'écriaient,  faisant  allusion  à  leurs 
co-bourgeois  fusionnistes  :  «  Une  bande  de  communiers  d'Outre- 
«  Vièze,  qui  ne  se  sont  jamais  réunis  sous  la  présidence  d'un  juge 
{(  et  qui  n'ont  jamais  paru  à  une  assemblée  régulièrement  convo- 
{(  quée  par  Vautorité,  une  pareille  bande  se  permet  de  conclure 
«  de  son  chef  un  traité  avec  ceux  de  Monthey  !  » 

C'était  donc  V autorité ,  c'est-à-dire  la  minorité,  qui  s'opposait 
à  une  fusion  dont  l'effet  premier  serait  de  supprimer  les  charges 
publiques  qu'elle  détenait. 

Par  cette  étude  nous  croyons  avoir  démontré  d'une  manière 

T.    XXIIII.  19 


:202  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

évidente  que  c'est  du  Claii  local  que  sont  sorties  ces  petites  dé- 
mocraties fédératives  si  harmonieusement  adaptées  à  la  struc- 
ture orographique  du  noyau  central  des  Grandes  Alpes. 

La  Commune^  qui  est  ainsi  le  premier  engrenage  politique,  n'a 
par  conséquent  d'autre  force  que  celle  que  le  pivot  du  clan  lui 
communique,  et  Ton  comprend  sans  eflbrt  que,  jalouse  de  sa  rai- 
son d'être,  elle  se  réserve  la  première  part  dans  la  répartition 
du  mouvement  général,  se  bornant  à  transférer  au  rouage  trop 
éloigné  de  l'État  le  surplus  de  son  énergie. 

Nous  en  avons  eu  la  plus  concluante  des  preuves  quand  nous 
avons  vu  des  communes  isolées  ou  groupées  s'imposer  Kbre- 
ment  des  sacrifices  prodigieux  plutôt  que  d'aller  frapper  à  la 
porte  de  l'État  pour  solliciter  une  aide  qui  ne  leur  aurait  peut- 
être  pas  été  refusée. 

Il  convient  de  retenir  ces  constatations,  car  notre  prochaiu  ar- 
ticle en  amènera  renchainement  logique  et  naturel.  Nous  y  ver- 
rons :  1°  quel  rôle  la  petite  capitale  valaisanne,  unique  Cité  de 
tradition  aristocratique,  a  §u  s'adjuger  vis-à-vis  de  l'État,  grâce 
à  cet  éloignement  systématique  de  la  Commune  ;  2°  quelle  est 
la  part  de  direction  que  cet  État  cantonal,  toujours  plus  comprimé 
entre  la  commune  immuable  et  le  pouvoir  grandissant  de  la  Con- 
fédération ,  parvient  encore  à  se  conserver  et  par  quels  moyens 
il  y  prétend  réussir  ;  3^  quelle  sera  l'opposition  directe  de  ces 
divers  pouvoirs  séculaires  coalisés  contre  l'intervention  redouta- 
blement  envahissante  d'un  pouvoir  nouveau  qui,  en  les  domi- 
nant, en  les  forçant  de  se  pénétrer  entre  eux  et  de  se  fondre  avec 
d'autres,  menace  de  tout  simplifier,  de  tout  niveler  et,  par  ce  fait, 
de  saper  leur  puissance. 

L.  COIRTHIOX. 


LE  MOUVEMENT  SOCIAL 


I.  -  L'OR  DANS  L'HISTOIRE 

M  Henri  Mazel,  qui  n'est  pas  un  inconnu  pour  nos  lecteurs  et  dont 
les  Idées  originales  se  ressentent  parfois  de  l'influence  qu'a  exercée 
sur  lu,  la  Science  sociale,  veut  bien  nous  communiquer  les  épreuves 
d  un  chapitre  détaché  d'un  livre  quil  va  publier  chez  Perrin  .Quand 
les  peuples  se  relèvent.  Ce  chapitre  est  intitulé  :  L'o,  dans  l'histoire 
Cela  est  écrit  sous  forme  de  dialogue.  En  voici  deux  fragments  gui 
nous  paraissent  curieux  :  &         =  ^ui 

Le  président  -  Pour  importantes  quelles  soient  (les  causes  de  la 
décadence  de  1  Italie  après  la  Renaissance,,  que  sont  ces  causes  auprès 
du  bouleversement  inouï  qui  résulta  pour  le  monde  entier  de  la  dé- 
couverte de  l'Amérique?  La  voilà,  la  vraie  raison  de  la  décadence 
malienne  I  Jusque-là  l'Italie  était  le  centre  de  la  Méditerranée,  et  a 
Méditerranée  le  centre  du  monde;  la  grande  voie  commerciale  allait 
de  Venise  au  Caire;  le  marché  financier  de  l'univers  éUiit  à  Bologne 
ment    r'r.-i  ""■''  ''  '°^''«''  **'  Christophe  Colomb,  quel  change- 

W  ntôt  de!'  ;f '''"'P'"''"  ^'  '^"'^  l'immensité  atlantique, 
bientôt  de  toute  1  immensité  pacifique  et  australe.  L'axe  du  monde  se 
déplace;  aux  grands  ports  italiens  vont  succéder  des  ports  flamands 
portugais  ou  anglais.  Les  centres  financiers  d'Europe  seront  à  .;"«  -' 
bourg  et  a  Nuremberg,  en  attendant  d'être  àAnvers  et  à  Londres.  Et, 
du  coup,  voyez  la  décadence  précipitée,  irrémédiable,  de  ces  vieilles 
glorieuses  cités  italiennes!  Elles  se  seraient  relevées  de  dix  Agnadels 

de  P,"f       r ""'  '""  "'  '"  ''''''"'  P-  ^-  --'--  de'cort 
et  de  Pizarre,  des  voyages  d'Albuquerque  et  de  Magellan 

e.eLZ'^Z"''   ~  ■'™"''  •^"'  """'  '"''''■  ^'^°'^'  habilement  votre 
exemple.  On  n  a  pas  souvent  découvert  d'Amérique 

Le  président.  -  Mais  quand  on  en  a  découvert  une.  c'est  pour  long- 
de  ifpn  f''"'"^'T'-  '^""'"'"*  """'"'  «M^liquez-vous  la  décadence 

iSfiaue  \T  1^    '  '•'^'^°"'«f'>''^  ^I""«"  '«"PS  de  Soliman  le 

Magnifique.  Et  ce  n  est  pas  non  plus,  mon  cher  sénateur,  par  l'alléra- 


264  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tion  de  leurs  principes  constitutionnels.  Jamais  la  machine  turque  na 
été  mieux  montée.  Malgré  tout,  les  Ottomans  n'ont  pas  tardé  à  su- 
bir le  sort  des  Vénitiens  et  des  Florentins.  Pourquoi?  Toujours  parce 
que  le  commerce  du  monde  avait  été  bouleversé,  que  les  produits  d'Ex- 
trême-Orient, au  lieu  d'aboutir  à  Scutari,  à  Alep,  au  Caire,  allaient 
par  mer  à  Lisbonne  ou  à  Rotterdam,  et  que  tous  les  royaumes  des 
sultans  et  des  émirs  intermédiaires  s'appauvrissaient  fatalement. 

Plus  loin,  le  même  personnage  explique,  d'une  façon  que  n'avait 
point  prévue  Montesquieu,  la  grandeur  et  la  décadence  de  Rome.  Nous 
reprenons  la  citation  : 

Lej)résidenl,  —  Qu'elle  soit  sacrée  ou  non,  Yauri  famés  existe,  pre- 
mier point,  et,  second  point,  la  supériorité  des  peuples  a  toujours 
été  liée  à  la  possession  de  la  plus  grande  richesse  beaucoup  plus 
qu'à  l'érection  des  plus  hauts  trophées  ou  à  la  meilleure  rédaction 
des  édits  royaux.  A  l'origine  de  chaque  grand  peuple,  il  y  a  conquête 
de  quelque  toison  d'or.  Et  cela  est  vrai  non  seulement  de  la  Grèce, 
dont  toute  l'expansion  ne  fut  déterminée  que  par  la  poursuite  de  la 
richesse,  non  seulement  de  tout  l'Orient,  où  lapuissance  des  despotes 
s'est  toujours  mesurée  à  la  grosseur  du  tas  d'or  qu'ils  augmentaient 
à  chaque  expédition  heureuse,  mais  même  de  Rome,  et  de  la  Rome 
primitive.  Toute  son  histoire  s'explique  bien  mieux  par  la  soif  de  For 
que  par  le  culte  des  ancêtres,  n'en  déplaise  à  Fustel  de  Coulanges. 
Que  sont  les  Romains  des  premiers  siècles?  Des  paysans  rapaces  et 
retors,  besogneux  et  usuriers;  la  lutte  des  patriciens  et  des  plébéiens 
fut  tout  simplement  un  duel  de  prêteurs  cupides  et  d'emprunteurs 
récalcitrants  ;  de  là  le  nexum,  la  mancipatio,  tout  le  droit  quiritaire  ;  de 
là  aussi  les  révolutions,  les  sécessions,  les  réconciliations  et  toute 
l'histoire  romaine.  Un  jour  vint  où  les  uns  et  les  autres  s'aperçurent 
qu'au  heu  de  se  disputer  rageusement  le  peu  de  métal  jaune  ou  blanc 
qu'ils  avaient,  il  leur  serait  beaucoup  plus  avantageux  d'aller  voler 
celui  que  les  autres  avaient  en  plus  gros  sacs  :  de  là  la  conquête  du 
monde.  Les  ruraux  du  Latium,  la  gorge  hors  des  griffes  des  usuriers, 
purent  respirer  et  en  profitèrent  pour  pulluler;  et  le  Sénat  en  profita 
à  son  tour  pour  submerger  tout  l'orbe  sous  ses  légionnaires.  Pendant 
plus  d'un  siècle,  l'or  du  monde  pompé  par  tous  les  Pompées  (quel 
nom  prédestiné!)  vint  s'entasser  à  Rome.  J'ai  dit  comment  il  reflua 
vers  l'Orient,  et  comment  l'Orient  alors  domina  l'univers.  Hégémonie 
et  ploutocratie  ont  toujours  été  ensemble,  chez  les  rois  de  Perse 
comme  chez  les  khalifes,  chez  les  Espagnols  d'autrefois  comme  chez 
les  Anglais  d'aujourd'hui. 

Il  nous  est  impossible  de  savoir,  avant  d'avoir  vu  l'ouvrage  entier 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  265 

de  M.  Henri  Mazel,  dans  quelle  mesure  son  «  président  »  exprime 
sa  propre  pensée.  L'auteur,  si  nous  devinons  bien,  fait  soutenir  dans 
chaque  chapitre,  à  ses  différents  interlocuteurs,  des  thèses  contradic- 
toires. Est-ce  doute?  est-ce  scrupule?  est-ce  virtuosité?  Nous  le  sau- 
rons bientôt  sans  doute.  Mais  comme  les  ouvrages  de  M.  Henri  Mazel 
sont  de  ceux  qui  font  penser,  même  lorsqu'on  n'en  adopte  pas  en- 
tièrement les  conclusions,  nous  avons  cru  bien  faire  en  mettant  les 
passages  cités  plus  haut  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs. 


II.  —  LES  FRAIS  DE  JUSTICE 

Une  pauvre  femme  devait  59  francs.  Elle  ne  put  pas  payer.  Les 
huissiers  entrèrent  en  campagne;  l'avoué  rédigea  son  mémoire,  le 
tribunal  jugea.  Total  à  payer  :  778  francs.  La  pauvre  femme  alla  trou- 
ver son  député,  lui  conta  son  affaire  et  le  supplia  d'intervenir  en  sa 
faveur. 

La  chose  se  passait  il  y  a  douze  ans  déjà,  en  1890. 

Le  député  rédigea  une  proposition  de  loi  pour  mettre  un  terme  à 
de  tels  abus,  la  déposa  sur  le  bureau  de  la  Chambre,  demanda  et 
obtint  l'urgence.  Oui,  l'urgence  I 

Mais  il  va,  paraît-il,  des  ipvoipositions  tir  g  en  tes  qui  ne  pressent  pas. 
Le  10  février  dernier,  M.  Allemane  racontait  à  la  tribune  qu'un  pauvre 
ouvrier  avait  dû  payer,  pour  un  principal  de  150  francs,  1  .000  francs 
d'accessoires.  Cette  fois,  aucun  député  n'a  déposé  aucune  proposition, 
mais  le  ministre  de  la  justice  a  juré  ses  grands  dieux  d'opposer  une 
digue  au  flot  toujours  montant  des  frais  de  justice. 

Un  journaliste  pourtant  très  modéré  a  cru  devoir,  en  enregistrant 
cette  solennelle  promesse,  faire  allusion  au  fameux  billet  que  pos- 
sédait La  Châtre.  En  effet,  l'abus  que  Ton  signale  est  bien  vieux. 
Molière  dans  les  Fourberies  de  Scapin,  Boileau  dans  son  Lutrin  et  ail- 
leurs, Racine  dans  ses  Plaideurs^  nous  donnent  une  idée  de  ce  qu'é- 
taient de  leur  temps  les  frais  de  justice.  Et  c'étaient  trois  poètes  bien 
«  gouvernementaux  »,  bien  «  conservateurs  ».  La  chose  n'a  pas  changé 
et  l'exploitation,  soit  des  plaideurs,  soit  des  malheureux  qui  ont  à  se 
servir,  pour  une  raison  quelconque,  du  ministère  de  la  justice,  con- 
tinue à  être  aussi  florissante  que  par  le  passé. 

Voilà  un  des  cas  où  l'on  peut  dire  carrément  que  l'État  manque  à 
son  devoir.  Mieux  vaudrait  certes  ne  pas  répandre  tant  de  subven- 
tions inutiles  et  rendre  v ra imr n t  '^rviiu'ûo  l'administration  delà  justice, 
qui  est  la  première  fonction  du  gouvernement.  Mais  trop  d'intérêts 


266  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

particuliers  et  de  routines  consacrées  par  le  temps  sont  prêts  à  se 
liguer  contre  toute  tentative  de  réforme  sérieuse.  Et  d'ailleurs,  ne 
faut-il  pas  que  les  réformes  d'ostentation  passent  d'abord? 


m.  —  LE  POINT  FAIBLE  DU  COMMERCE  FRANÇAIS 

Un  de  nos  amis,  établi  au  Chili,  nous  communique  les  deux  articles  suivants, 
publiés  parle  journal  la  Colonie  Française,  de  Santiago,  aux  dates  du  20  août 
et  du  'Z  novembre  1901.  Nous  croyons  intéressant  de  les  reproduire,  car  ce  qui 
est  vrai  pour  le  Chili  est  vrai,  malheureusement,  pour  bien  d'autres  endroits. 

La  routine  et  la  peur  des  risques. 

Parmi  les  causes,  d'ailleurs  fort  nombreuses,  comme  on  sait,  aux- 
quelles il  faut  attribuer  la  décadence  de  nos  affaires  et  la  perte  de 
notre  prépondérance  commerciale  sur  nos  anciens  marchés  dans  tous 
les  pays  d'outre-mer  et  notamment  en  Amérique,  il  en  est  une  sur 
laquelle  il  nous  faut  aujourd'hui  revenir. 

Il  nous  paraît  d'autant  plus  nécessaire  d'en  reparler,  que  d'elle 
dérivent  toutes  les  autres  et  qu'il  nous  est  donné  chaque  jour  d'en 
constater  ici  même  les  très  fâcheux  effets. 

Nous  nous  référons  à  l'esprit  d'incorrigible  et  fatale  routine  qui, 
par  malheur,  après  trente  ans  de  douloureuse  expérience,  domine 
encore  en  France  chez  la  plupart  de  nos  industriels  et  de  nos  fabri- 
cants, en  ce  qui  concerne  Fécoulement  de  leurs  produits  à  l'étranger, 
la  manière  de  comprendre  les  affaires,  et  surtout  le  mode  de  procé- 
der avec  leurs  représentants  et  les  clients  qui  y  résident. 

Certes,  il  y  a  des  exceptions  à  faire;  mais  elles  sont  rares,  si  rares 
qu'il  serait  facile  de  les  compter. 

Sortir  des  vieilles  habitudes  traditionnelles  et  du  cercle  étroit  des 
idées  acquises  en  matière  de  transactions  commerciales,  surtout  avec 
les  pays  lointains,  semble  exiger  en  France  des  efforts  surhumains. 

De  là,  tout  le  terrain  perdu  par  nous  à  l'étranger  depuis  1870, 
par  l'envahissement  de  tous  les  marchés  par  les  produits  de  nos 
rivaux. 

Or,  cet  envahissement  et  l'acceptation  de  ces  produits  n'ont  pu 
s'effectuer  que  grâce  à  une  transformation  complète  dans  la  manière 
d'opérer,  et  qui  consiste,  pour  les  Allemands  qui  en  ont  été  les  inno- 
vateurs, en  outre  des  bas  prix  des  articles  offerts  à  la  consommation, 
dans  des  facilités  de  toute  sorte  données  aux  acheteurs,  et  dont  la 
principale  est  d'accorder  des  délais  de  payement,  largement  calcu- 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  267 

lés  avec  la  longueur  des  distances  et  des  transports  maritimes,  et 
portés  même,  nous  Tavons  vu  souvent,  jusqu'à  des  limites  qu'on 
peut  taxer  d'exagérées,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  des  faits  réels 
auxquels  en  France  on  se  refuse  à  croire. 

Et  c'est  bien,  en  effet,  parce  qu'ils  se  sont  toujours  refusés  à 
croire  à  ces  changements  apportés  dans  les  usages,  à  ces  innova- 
tions introduites  par  le  commerce  allemand  dans  ses  transactions 
avec  ces  pays  lointains,  que  nos  fabricants  et  nos  industriels  de 
France  ont  perdu  peu  à  peu  la  situation  qu'ils  y  occupaient  autrefois 
et  qu'ils  cherchent  depuis  longtemps,  mais  tardivement  et  vainement, 
à  reconquérir;  et  nous  disons  vainement ,  parce  qu'ils  s'entêtent  à 
persister  dans  leur  vieille  routine,  à  procéder  comme  par  le  passé, 
sans  vouloir  rien  changer  à  leurs  habitudes. 

Cela  provient  des  fausses  idées,  qui  dominent  encore  en  France, 
en  ce  qui  concerne  tous  ces  pays  de  l'Amérique,  et  de  l'ignorance 
dans  laquelle  on  se  complaît  à  y  vivre  de  l'état  de  choses  réel  qui  y 
règne,  tout  cela  engendrant  l'horreur  des  risques  à  courir  et  la  crainte 
de  non-paiements. 

Aussi,  comme  conséquence,  voit-on  se  produire  très  fréquemment 
ce  fait  qu'une  traite  est  présentée  à  l'acceptation,  à  un.  client,  avant 
même  qu'il  ait  reçu  sa  facture  et  ses  connaissements.  S'il  se  refuse  à 
l'accepter,  il  est  menacé  d'un  protêt,  la  Banque  chargée  de  présenter 
la  traite  déclarant  agir  en  vertus  d'instructions  précises.  Et  souvent, 
ce  n'est  point  aux  termes  d'usage  de  90,  de  00  ou  même  de  30  jours 
que  la  traite  a  été  tirée;  c'est  à  quelques  jours  de  vue,  parfois  même 
à  vue,  au  change  de  vue. 

Cela,  bien  entendu,  contrairement  aux  conditions  stipulée^  à  la 
remise  de  l'ordre. 

De  là,  des  laissés  pour  compte,  des  litiges  fréquents  que  les  agents 
ici  s'efforcent  d'arranger  du  mieux  qu'ils  peuvent,  quand  ils  y  arri- 
vent, et,  en  tout  cas,  s'ils  ont  eu  du  mal  à  ouvrir  une  porte,  cette 
porte  leur  sera  désormais  fermée. 

On  comprend  que,  la  marchandise  voyageant  aux  risques  et  pour 
compte  du  client,  les  débours  faits  en  France  soient  l'objet  d'une 
facture  à  part,  et  que  pour  couvrir  son  montant,  une  traite  à  part,  à 
quelques  jours  de  vue,  ou  même  à  la  v'v^mqmv  àprcsentalionj  soit  tirée. 

Mais  la  marchandise!... 

N'est-il  pas  absurde,  en  vérité,  de  prétendre  que  l'acheteur  en  paie 
ou  en  accepte  (ce  qui  est  tout  commei  la  valeur,  avant  d'avoir  pu  se 
rendre  compte  de  ce  que  peut  être  cette  marchandise  qui  lui  arrive, 
surtout  quand  cet  acheteur  est  un  nouveau  client  recommandé  et 
reconnu  bon,  et  qu'il  s'agit  d'une  première  affaire? 


268  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

A  plus  forte  raison,  cette  prétention  est-elle  inadmissible,  quand 
la  traite  est  présentée  (comme  nous  avons  été  témoins  du  cas  à  deux 
reprises,  il  n\  a  pas  longtemps)  sans  aucun  document  à  l'appui,  et 
offert  en  échange. 

On  peut  fort  bien  admettre  que  la  distance  oblige  à  une  certaine 
prudence;  mais  le  procédé  que  nous  signalons  a  vraiment  un  carac- 
tère de  brutalité  qui  choque.  Il  en  résulte  que  si,  par  hasard,  l'ache- 
teur est  doué  d'humeur  bénévole,  il  pourra  se  décider  à  s'y  con- 
former afin  de  s'affranchir  de  tout  ennui,  mais  on  peut  être  à  peu 
près  certain  qu'il  se  refusera  ensuite  à  faire  une  autre  commande, 
préférant  s'adresser  ailleurs,  et  sachant  que  d'autres  le  traiteront 
mieux.  Et  s'il  ne  s'y  conforme  pas,  alors  c'est  toute  une  histoire. 
Yeut-on  un  exemple  récent? 

Un  ami,  représentant  à  Santiago  de  diverses  maisons  importantes, 
nous  racontait  ces  jours  derniers  qu'il  avait  accepté  de  faire  con- 
naître au  Chili  les  produits  d'une  maison  de  France. 

La  maison  lui  adresse  un  lot  de  marchandises  et...  tire  sur  lui  a 
VUE,  pour  se  couvrir  du  montant  de  la  facture!  !!... 
Cela  peut  paraître  incroyable,  mais  c'est  ainsi. 
Résultat  :  Notre  ami  a  payé  la  traite,  désireux  de  ne  pas  provoquer 

de  difficultés;  mais c'est  fini.  On  ne  l'y  reprendra  plus. 

Et  combien  d'autres  cas  pourrions-nous  citer  encore,  démontrant 
combien  en  France  on  est  loin  des  procédés  si  larges  de  nos  rivaux. 
Eh  bien  !  tant  que  nos  fabricants  et  nos  industriels  s'obstineront 
dans  leurs  idées,  dans  leur  vieille  routine  invétérée:  tant  qu'ils  ne 
chercheront  pas  à  emboîter  le  pas  à  ceux  qui  les  ont  si  considéra- 
blement devancés  à  l'étranger,  et  à  se  pher  aux  exigences  d'une 
situation  nouvelle  et  de  procédés  d'opération  nouveaux,  la  lutte  leur 
sera  non  seulement  difficile,  mais  impossible. 

Il  suffit  de  sortir  de  France  et  de  voyager  quelque  peu  dans  ces 
pays  d'Amérique,  travaillés,  exploités  par  nos  actifs  et  intelligents 
concurrents,  pour  s'en  convaincre. 

Or,  si  nous  savons  fort  bien  que  beaucoup  d'esprits  éclairés,  com- 
prenant cela,  consacrent  tous  leurs  efforts  depuis  longtemps  à  pro- 
voquer une  réaction  énergique,  il  serait  à  souhaiter  que  leur  action 
pût  s'appuyer  sur  une  instruction  et  une  éducation  complètes,  sé- 
rieuses et  surtout  pratiques,  susceptibles  de  modifier  le  fond  tradi- 
tionnel de  certaines  idées,  de  certains  préjugés,  de  certains  usages, 
et  de  mettre  les  Français  de  France  en  état  de  seconder  efficacement 
les  efforts  de  leurs  nationaux  consacrés  aux  affaires,  et  luttant  pé- 
niblement à  l'étranger  contre  une  concurrence  chaque  jour  plus 
redoutable. 


LE  MOUVEMENT   SOCIAL.  209 

Voici  maintenant  le  second  article,  qui  esquisse  un  point  de  vue  différent  : 

Est-ce   routine? 

Un  vieux  proverbe,  bien  français,  dit  que  la  critique  est  facile,  et 
je  crois  qu'on  ne  peut  mieux  rappeler  cet  adage  qu'à  ceux  qui,  sans 
en  avoir  fait  un  examen  raisonné  et  réfléchi,  jettent  la  pierre  aux  né- 
gociants français  et  qualifient  de  routine  leur  modus  operandi  en  ce 
qui  a  trait  aux  ventes  réalisées  à  l'étranger. 

Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  constater  des  effets  ou  conséquences 
bien  regrettables,  sans  nul  doute,  pour  le  placement  des  produits 
français,  dans  ce  qu'a  de  défectueux  la  condition  uniforme  de  la 
vente  qui  est,  comme  on  le  sait,  le  paiement  ou  V acceptation  du  mon- 
tant de  la  facture,  souvent  même  avant  la  livraison  de  celle-ci;  et  il 
est  bon  de  rechercher  les  causes  de  cette  attitude  obligée  des  ven- 
deurs. 

On  cite,  comme  exemples,  nos  concurrents  du  lendemain  de  1870, 
les  Allemands,  qui,  presque  toujours,  consentent  aux  acheteurs  un 
crédit  d'une  année  entière,  mais  on  ne  dit  pas  que  FÉtat  allemand, 
protecteur  à  outrance  du  commerce  d'exportation,  force  la  ma^in  à  ses 
comptoirs  de  crédit  nationaux  pour  que  l'effet  à  rece\oir  qu'émet 
chaque  maison  de  commerce,  dès  la  réalisation  d'une  opération  de 
vente,  soit  immédiatement  endossé  et  sa  valeur  couverte  par  l'insti- 
tution financière. 

Ce  fut  là  Tun  des  traits  de  profond  économiste  national  que  fut 
Bismarck  qui,  de  cette  manière  très  ingénieuse,  ajouta  une  clause  au 
traité  de  Francfort. 

On  ne  dit  pas  non  plus  que  le  corps  consulaire  de  nos  voisins  de 
l'Est  devint,  entre  les  mains  du  chancelier  de  fer,  et  par  sa  toute- 
puissante  initiative  d'alors,  une  véritable  machine  commerciale  et 
que,  consuls  généraux,  consuls  et  simples  agents  consulaires,  re- 
rurent  de  Berlin  l'invariable  et  inviolable  mot  d'ordre  de  se  consti- 
tuer en  agents  de  renseignements  commerciaux. 

C'était  là  la  garantie  que  l'Etat  allemand  offrait  aux  Banques  qu'il 
obligeait,  dune  part  à  couvrir  les  opérations  commerciales  des  mai- 
sons industrielleset  qu'il  renseignait,  d'autre  part,  extra-officiellement 
par  l'intermédiaire  du  service  consulaire. 

On  se  garde  de  dire  également  que  l'Allemagne,  ainsi  que  l'Angle- 
terre, a  ses  ports  et  ses  docks  francs,  où  la  manipulation  et  le  réembal- 
lage est  absolument  libre,  tandis  que  nos  ports  et  nos  docks  en  France 
sont  encore  soumis  à  toute  la  raideur  et  à  toutes  les  exigences  admi- 
nistratives d'antan. 


270  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

La  routine  ne  vient  donc  pas  de  nos  compatriotes  industriels  ou 
négociants  exportateurs.  Elle  vient  directement  de  TEtat  qui  n'a  pas 
encore  aiguillé  l'effort  de  la  machine  administrative  dans  la  voie  dés 
réformes  que  l'attitude  de  nos  voisins  suggérait  et  où  réside  le  salut 
pour  l'industrie  et  le  commerce  français  à  l'étranger. 

Nos  règlements  administratifs,  comme  on  le  voit,  sont  en  désac- 
cord avec  les  nécessités  de  l'époque  actuelle,  où  la  concurrence  n'est 
plus  une  question  secondaire,  puisqu'elle  entraîne  presque  la  supré- 
matie en  faveur  de  la  nation  victorieuse.  Non  seulement  au  point 
de  vue  administratif,  mais  encore  au  point  de  vue  judiciaire,  il  y  a 
matière  à  réformer  et  à  réformer  profondément. 

Que  dire  de  nos  chambres  de  commerce  qui  s'opposent  tenace- 
ment  à  ces  réformes  radicales  sous  le  fallacieux  prétexte  de  la  tra- 
dition? 

Que  dire  aussi  de  notre  Code  Commercial  au  point  de  vue  crimi- 
nel, qui  abîme  défmitivement  le  commerçant  failli  et  qui,  dès  lors, 
est  incapable  d'aucun  effort  futur,  même  dans  7ws  colonies. 

Les  Anglais,  gens  pratiques  comme  on  sait,  possèdent  une  juris- 
prudence très  logique,  ainsi  qu'on  va  le  voir. 

Un  négociant  failli  en  Angleterre,  part  pour  l'Australie  ou  les  Indes 
et  recommence  une  vie  et  rétablit  une  situation  sans  qu'il  ne  soit 
plus  question  de  son  passé. 

Et  je  sais  un  cas  bien  typique  à  ce  propos. 

Un  commerçant  fit  faillite,  à  Londres,  je  crois,  et  resta  —  après 
une  liquidation  plus  ou  moins  habile  —  possesseur  de  10  ou 
15.000  livres  sterling. 

•  Il  s'en  fut  naturellement  s'établir  à  Sydney  ou  Melbourne,  peu 
importe,  où,  quelques  mois  plus  tard,  il  recevait  une  longue  lettre 
de  la  principale  maison  à  laquelle  il  avait  causé  le  plus  de  perte  qui, 
«  en  raison  de  la  situation  aisée  qu'on  lui  savait,  lui  offrait  l'ouver- 
H  ture  d'un  nouveau  crédit  !  » 

Après  cela,  que  dire  de  nos  compatriotes? 

Peut-on,  en  toute  justice,  leur  reprocher  une  routine  qu'ils  n'ont 
pas,  si  on  met  leurs  moyens  d'action  en  parallèle  avec  ceux  de  leurs 
concurrents? 

Non,  certainement  non,  je  trouve  au  contraire,  qu'à  ceuxd'entre  eux 
qui,  sans  renseignements  semi-officiels  commerciaux,  sans  appui  de 
la  part  de  l'Etat  ni  des  Banques  et  sans  lois  qui  les  soutiennent,  se 
risquent  dans  les  échanges  et  les  transactions  d'outre-mer,  on  doit 
décerner  un  certificat  moral  d'audace  au  lieu  de  leur  offrir  ce  qu'ici 
on  appelle  FI  pago  de  Chilc,  et  qui  avait  aussi  un  nom  à  Carthage. 

Fernaxd  p. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  271 

.       '  IV.  —  COUP  D'ŒIL  SUR  LES  REVUES 

L'enseignement  moderne. 

M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  dans  VÉconomhte  F^rançainj  étudie  les  réformes  pro- 
posées pour  l'enseignement  secondaire,  et  n'en  espère  aucune  amélioration  : 

L'enseignement  dit  moderne  ne  sera  plus  un  enseignement  rapide 
et  pratique,  lançant  le  jeune  homme  soit  dans  la  vie  active,  soit  dans 
les  écoles  professionnelles  à  quinze  ou  seize  ans,  ce  qui  serait  dési- 
rable. On  languira  sur  les  bancs  de  l'enseignement  moderne  jusqu'à 
dix-huit  ou  dix-neuf  ans,  comme  sur  ceux  de  l'enseignement  classi- 
que. On  y  formera  des  légions  de  futurs  avocats  et  médecins,  pro- 
fessions déjà  terriblement  encombrées. 

Les  carrières  directement  productives,  à  savoir  celles  de  l'indus- 
trie, du  négoce  et  de  l'agriculture,  n'auront  nullement  à  se  louer  de 
cette  transformation.  Ceux  des  jeunes  gens  qui,  au  sortir  de  ce  long 
enseignement  moderne,  se  dirigeront  vers  elles  seront,  en  général, 
ceux  qui  n'auront  pu  se  faire  recevoir  avocats  ou  médecins  ;  en  tout 
cas,  ils  seront  gâtés  par  l'enseignement  prétentieux  et  prolongé 
qu'ils  auront  reçu;  ils  voudront  des  situations  de  début  et  un  genre 
d'occupations  que  ne  comportent  pas,  dans  leurs  cadres  inférieurs, 
les  professions  industrielles  et  agricoles.  Ils  seront  le  plus  souvent 
des  propres  à  rien. 

Nous  avons  souvent  dit  que,  dans  nos  sociétés  modernes  euro- 
péennes, car  il  n'en  est  nullement  ainsi  aux  États-Unis,  l'apprentissage 
de  la  vie  prend  une  beaucoup  trop  grande  part  de  la  vie.  Dans  la 
plupart  des  carrières  libérales,  un  jeune  Français  n'est  pas  apte  à 
gagner  quoi  que  ce  soit  avant  vingt-sept  ou  vingt-huit  ans;  il  subit 
parfois  des  examens  jusqu'à  trente-cinq  ou  trente-six  ans  et  souvent, 
même  laborieux  et  appliqué,  il  ne  gagne  un  peu  sa  vie  qu'à  partir  de 
ces  âges. 

C'est  là  un  très  grand  vice;  si  l'on  ne  peut  faire  autrement  pour 
certaines  carrières,  on  ne  doit  pas  généraliser  cette  prolongation 
indéfinie  des  études;  l'individu  y  perd  la  plus  grande  partie  de  son 
énergie  et  de  sa  spontanéité.  C'est  à  quinze  ou  seize  ans,  au  plus, 
que,  dans  la  grande  généralité  des  cas,  l'adolescent  doit  être  mis  en 
contact  avec  la  vie  pratique  et  commencer  à  se  tirer  d'affaire.  Ainsi 
font  la  plupart  des  Américains;  ainsi  faisaient  autrefois,  en  tout 
pays,  la  généralité  des  jeunes  Israélites,  qui  réussissaient  si  bien 
dans  les  diverses  professions  commerciales... 


272  LA    SCIENCE    SOCULE. 

Nous  n'avons  non  plus  aucune  confiance  dans  Tefticacité  deTexten- 
sion  que  l'on  donne  à  renseignement  des  langues  vivantes.  Quand 
tous  les  enfants  de  France  auront  étudié  sept  ou  huit  ans  les  langues 
vivantes,  qu'en  feront-ils?  Et  quelle  est  la  méthode  de  les  enseigner? 
On  sait  qu'une  langue  peut  être  considérée  et  étudiée  à  deux  points 
de  vue  :  d'une  part,  comme  un  simple  instrument  de  communication 
entre  les  hommes;  d'autre  part,  comme  un  objet  d'art.  L'utilité  pra- 
tique des  langues  vivantes  au  point  de  vue  commercial  consiste  dans 
leur  possession  comme  instrument  de  communication.  Mais  on  con- 
sidère et  l'on  étudie  toujours  les  langues  vivantes  dans  les  lycées  et 
collèges  comme  un  objet  d'art;  on  s'arrête  aux  beautés  esthétiques 
de  la  littérature  et  aux  finesses  de  la  langue.  Or,  pratiquement,  cela 
est  de  très  peu  d'usage.  Ce  qu'il  faudrait,  sauf  pour  les  jeunes  gens 
en  nombre  restreint  qui  ont  le  loisir  de  se  donner  une  instruction 
littéraire  ou  scientifique  développée,  ce  serait  d'enseigner  les  lan- 
gues vivantes  comme  instrument  de  communication;  il  y  a  des  mé- 
thodes pratiques  pour  les  apprendre  avec  rapidité,  pour  en  faire  un 
objet  d'usage  et  non  de  parure,  d'utilité  et  non  de  goût.  Nous  ne 
croyons  nullement  que  ce  but  soit  atteint  par  la  section  des  langues 
vivantes  que  l'on  crée. 

En  définitive,  nous  voudrions  que  l'on  transformât  tout  cet  ensei- 
gnement dit  moderne,  en  le  séparant  très  nettement  de  l'enseigne- 
ment classique  et  en  renonçant  à  tout  parallélisme  et  toute  rivalité 
avec  lui;  qu'on  le  concentrât,  qu'on  le  rendît  plus  rapide,  plus  po- 
sitif, qu'il  comportât  moins  d'années  de  classes,  de  manière  que  les 
adolescents  en  sortissent  à  quinze  ou  seize  ans  au  plus. 

Cet  enseignement  préparerait  les  cadres  de  l'armée  industrielle  ; 
il  formerait,  en  quelque  sorte,  des  sous-officiers  qui,  munis  d'une 
bonne  préparation  générale  positive,  entreraient  tut  dans  la  vie  pra- 
tique, qui  pourraient  tout  aussi  bien  devenir,  quelques-uns  natu- 
rellement, des  maréchaux  de  l'industrie,  comme  disent  les  Améri- 
cains, mais  qui,  en  tout  cas,  n'auraient  aucune  propension  à  se  faire 
médecins  ou  avocats,  deux  carrières  qui  ne  soufiriront  jamais  en 
France  du  manque  de  sujets. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  27.'i 


V.  —  A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 

En  France.  —  Le  vœu  en  faveur  du  service  de  deux  ans.  —  Les  retraites  ouvrières  par 
les  mutualités.  —  Le  faible  rapi)ort  du  monopole  des  allumettes.  —  Le  banquet  de  la 
Bourse  du  travail  indépendante.  —Les  grèves  en  1!>01. 

Dans  les  colonies.  —  Le  projet  d'organisation  d'une  colonie  saharienne. 

A  l'étranger.  —  Les  troubles  de  Barcelone.  —  Le  mouvement  de  la  population  en  Bel- 
gique. 

En  France. 

Voilà  bien  longtemps  qu'on  soupire  après  la  réduction  du  service 
militaire.  Bien  des  œuvres  d'initiative  privée  se  ressentiraient  de 
cette  réforme,  une  de  celles  que  les  législateurs,  alors  qu'ils  ne  sont 
que  candidats,  promettent  de  nous  donner.  Malheureusement,  lors- 
que le  candidat  est  devenu  député,  la  chose  devient  à  ses  yeux 
moins  urgente.  N'a-t-il  pas,  personnellement,  tous  les  moyens  qu'il 
faut  pour  faire  exempter  ses  fils?  Que  lui  importent  donc  les  en- 
fants des  autres? 

Nous  avons  donc  vu,  après  une  législature  de  quatre  ans  tout 
encombrée  de  débats  stériles,  la  Chambre  se  séparer  sans  donner  sa- 
tisfaction aux  familles  où  le  service  de  trois  ans  paralyse  l'esprit  d'en- 
treprise et  fausse  même  radicalement  l'éducation.  Pourtant,  s'il  dé- 
pend de  quelqu'un  de  faire  des  lois,  c'est  bien  des  législateurs.  Ceux- 
ci,  pour  déguiser  leur  indifférence  et  leur  paresse,  se  sont  contentés 
d'un  vœu.  La  nation  réclamait  un  acte;  ils  lui  ont  donné  un  souhait. 
Comme  un  conseil  général  quelconque,  la  Chambre  des  députés  a 
adopté,  dans  les  derniers  jours  de  février,  une  motion  dans  laquelle 
elle  déclare  «  adhérer  au  principe  »  du  service  de  deux  ans.  Voilà 
qui  fera  grandement  plaisir  aux  jeunes  gens  qui  commencent  en  ce 
moment  leur  troisième  année  de  caserne. 

Nos  lecteurs  se  rappellent  comment  la  question  a  été  traitée,  avec 
une  souveraine  compétence,  dans  cette  revue.  Ce  n'est  même  pas  le 
service  de  deux  ans  qu'il  faudrait  à  notre  jeunesse  française.  C'est 
le  service  d'un  an,  combiné  avec  l'organisation  d'une  petite  armée 
de  métier,  recrutée  par  des  engagements  et  des  rengagements 
volontaires,  grâce  à  l'attrait  d'une  solde  raisonnable  et  à  la  perspec- 
tive de  fonctions  publiques  réservées  aux  anciens  soldats. 

C'est  la  seule  solution  qui  satisfasse  à  la  fois  les  nécessités  de  la 
défense  nationale  et  la  libre  expansion  des  activités  agricoles,  in- 
dustrielles, commerciales.  Tôt  ou  tard  il  faudra  y  venir;  et  il  importe 
que  l'opinion  publique  exerce,  en  cette  matière,  une  pression  éner- 
gique sur  la  mauvaise  volonté  des  politiciens. 


ÛIA  LA    SCIENCE   SOCIALE. 


Une  autre  réforme  qui  reste  «  au  croc  »,  c'est  TorgaDisation  des 
retraites  ouvrières,  dont  nous  avons  parlé  précédemment  et  qui,  l'on 
s'en  souvient,  a  rencontré  une  vive  opposition,  soit  du  côté  des  pa- 
trons, soit  du  côté  des  ouvriers  eux-mêmes.  11  est  à  croire  que  le 
gouvernement  lui-même  ne  tient  pas  énormément  à  voir  se  réaliser 
ce  projet  qu'il  avait  lancé,  ou  plutôt  qu'il  avait  fait  miroiter  comme 
un  appât  brillant  au  moment  où  cela  lui  était  profitable.  C'est  lim- 
pression  qui  résulte  du  discours  prononcé  par  M.  "NValdeck-Rousseau, 
le  2()  février,  au  banquet  annuel  de  la  Ligue  nationale  de  la  pré- 
voyance et  de  la  mutualité.  Dans  ce  discours,  le  président  du  con- 
seil a  vivement  engagé  les  sociétés  de  secours  mutuels  — c'est-à-dire, 
en  définitive,  l'initiative  privée  —  à  se  préoccuper  des  retraites. 
u  J'ai  la  conviction,  a-t-il  dit,  que  les  Sociétés  de  secours  mutuels 
deviendront  l'instrument  préféré  —  parce  qu'elles  sont  l'instrument 
préférable  —  de  la  constitution  des  retraites  ouvrières.  »  Cette  dé- 
claration représente  un  notable  recul.  Elle  semble  indiquer  que  le 
gouvernement  renonce  à  mettre  l'organisation  des  retraites  ouvrières 
entre  les  mains  de  l'État. 

Les  socialistes,  à  notre  connaissance,  n'ont  pas  commenté  cette 
évolution  des  intentions  gouvernementales.  En  fait,  leur  cas  est  dif- 
ficile; car,  s'il  y  a,  dans  le  projet  d'assurance  obligatoire  par  voie 
de  prélèvement  officiel,  quelque  chose  qui  les  séduit  et  cadre  fort 
bien  avec  leurs  idées  sur  le  rôle  de  l'État,  ils  ne  peuvent  faire  abs- 
traction des  vives  répugnances  que  le  plan  en  question  a  rencontrées 
dans  les  masses  ouvrières. 

L'exemple  de  telle  compagnie  d'assurances  «  bourgeoise  »,  fondée 
sur  le  principe  de  la  mutualité,  semble  montrer  que  l'avenir  appar- 
tient en  effet,  en  ces  matières,  à  des  «  mutualités  »  servant  des 
pensions  de  retraite  à  leurs  membres.  Seulement,  il  y  faut  le  concours 
de  la  prévoyance  individuelle  et  de  l'effort  individuel. 


Puisque  nous  voici  sur  le  terrain  des  déclarations  ministérielles, 
mentionnons  celle  que  M.  Caillaux,  ministre  des  finances,  a  cru 
devoir  faire  à  la  Chambre,  à  propos  du  monopole  des  allumettes. 

Ce  monopole,  de  l'aveu  même  du  ministre,  ne  rapporte  que  vingt- 
cinq  millions  de  bénéfices  à  l'État,  ce  qui  est  insignifiant,  si  l'on 
songe  que  les  allumettes  sont  vendues  au  public  dix  fois  leur  valeur. 

Des  calculs  ont  permis  d'établir,  à  cette  occasion,  que,  si  la  fabri- 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  275 

cation  des  allumettes  était  libre,  TÉtat,  au  moyen  de  taxes  raison- 
nables établies  sur  les  produits  de  cette  industrie  et  des  patentes  ré- 
gulières imposées  aux  fabricants,  retirerait  de  cette  fabrication  un 
profit  beaucoup  plus  considérable. 

Il  est  certain  que,  pour  la  qualité  des  allumettes,  l'État  français  a, 
depuis  quelque  temps,  réalisé  un  progrès,  d'où  il  résulte  que  les 
plaisanteries  traditionnelles  sur  la  régie  commencent  un  peu  à  vieillir. 

Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'État,  en  se  faisant  fabricant 
d'allumettes,  se  condamne  lui-même  à  gagner  moins  sur  cette  mar- 
chandise que  s'il  la  laissait  fabriquer  aux  autres,  et  cela,  tout  en  la 
vendant  plus  cher.  Pourquoi?  Parce  que  les  rouages  administratifs 
ne  valent  jamais,  pour  la  direction  d'une  affaire  industrielle,  l'action 
d"un  patron  personnellement  intéressé  à  son  succès. 


C'est  à  un  monopole  que  prétendait  l'ancienne  Bourse  du  Travail, 
établie  depuis  longtemps  à  Paris,  et  dominée  dès  l'origine  par  une 
coalition  de  clans  socialistes.  Sous  l'influence  de  ceux-ci,  l'institution 
avait  été  détournée  de  son  but  et  ne  servait  plus  que  de  citadelle  aux 
organisateurs  de  la  «guerre  des  classes  ». 

Nous  avons  signalé  la  fondation  récente  d'une  nouvelle  Bourse  du 
Travail,  située  rue  des  Vertus,  et  autour  de  laquelle  se  sont  groupés 
environ  250  syndicats  indépendants,  peu  soucieux  de  se  mettre 
sous  la  coupe  des  politiciens.  Ces  syndicats,  d'après  V Union  ouvrière, 
représentent  un  ensemble  de  150.000  ouvriers  adhérents.  On  a 
même  donné  le  chiffre  de  200.000. 

Un  banquet  de  deux  mille  ouvriers  a  réuni  au  Salon  des  Familles, 
vers  le  milieu  de  février,  les  principaux  représentants  de  ces  syn- 
dicats. 

Fidèles  à  leur  programme,  les  «  Jaunes  »  n'avaient  invité  aucun 
homme  politique;  mais,  en  revanche,  une  centaine  d'industriels,  re- 
présentant autant  d'organisations  ou  de  syndicats  patronaux,  ont 
pris  place  au  milieu  des  ouvriers,  qui  leur  ont  fait  le  meilleur 
accueil. 

Les  convives,  la  boutonnière  fleurie  d'une  églantine  jaune,  ont 
entonné  le  Nouveau  chant  des  travailleurs  qu'ils  opposent  à  Vlnter- 
nationale. 

M.  Paul  Lanoir  présidait,  entouré  de  ses  collaborateurs  ordinaires. 

Au  dessert,  il  a  prononcé  le  discours-programme  de  la  Bourse  in- 
dépendante, et  fait  notamment  la  déclaration  suivante  : 

«  A  la  formule  :  «  Syndiquez-vous  contre  vos  patrons  avec  le  monde 


276  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  la  politique  »,  qui  nous  était  imposée,  nous  avons  substitué 
celle-ci  :  «  Nous  voulons  nous  syndiquer  avec  nos  patrons,  en  dehors 
et  à  distance  égale  de  tous  les  partis  politiques  et  de  toutes  les  con- 
ceptions religieuses,  pour  l'étude  en  commun  de  nos  conditions  de 
travail  et  la  solution  pacifique,  rationnelle  et  continue  de  toutes  les 
questions  relatives  à  Tutilisation  de  nos  forces  humaines  ! 

u  Le  collectivisme,  c'est  la  nation  embrigadée,  militarisée  par  les 
meneurs  combattant  Tarmée  comme  attentoire  à  la  liberté  des  ci- 
toyens, alors  que  l'application  de  leurs  théories  ferait  de  ce  pays  un 
vaste  bagne  dont  ils  seraient  les  gardes-chiourme  et  où  tout  Français 
entrerait  le  jour  de  sa  naissance  pour  n'en  sortir  que  les  pieds 
devant. 

«  Le  collectivisme?  c'est  l'abandon  de  nos  libertés,  acquises  par 
des  siècles  de  lutte  dans  la  peine  et  dans  le  sang,  entre  les  mains 
du  faiseur  de  la  révolution  par  la  grève.  » 

L'orateur  a  également  parlé  contre  l'internationalisme  et  protesté 
contre  la  limitation  légale  de  la  journée  de  travail.  Il  a  conclu  en  ces 
termes  : 

u  Nous  ne  sommes  ni  des  rêveurs,  ni  des  envieux  :  nous  sommes 
des  citoyens  à  Tesprit  droit  et  pratique,  refusant  le  paradis  collecti- 
viste annoncé  toujours  pour  demain,  mais  demandant  des  réformes 
immédiates  améliorant  notre  sort  et  amenant  la  paix  et  Funion. 

«  Nous  voulons  élever  les  humbles  et  faire  du  citoyen  français 
quelqu'un  et  non  un  numéro  sans  valeur,  rêve  des  collectivistes.  » 

Il  sera  intéressant  de  voir  si  ce  mouvement  se  propage  dans  le 
monde  ouvrier  ;  mais,  d'ores  et  déjà,  il  représente  une  fraction  im- 
portante de  ce  qu'on  appelle  l'armée  du  travail.  Ce  groupe  pourra 
se  recruter  par  l'accession  des  ouvriers  d'élite  qui  aiment  mieux 
s'élever  eux-mêmes,  défendre  leurs  intérêts  eux-mêmes,  et  prendre 
soin  de  leur  avenir  eux-mêmes  que  de  se  faire  élever,  défendre  et 
retraiter  par  la  machine  légale ,  dont  les  mécaniciens  vendent  tou- 
jours trop  cher  leurs  faveurs. 

Voici,  à  propos  du  mouvement  ouvrier,  la  statistique  des  grèves 
survenues  en  1901,  d'après  l'Office  du  Travail  : 

Il  y  a  eu  dans  l'année  523  grèves,  auxquelles  ont  pris  part  111.200 
grévistes  et  qui  ont  entraîné  1.804.000  journées  de  chômage. 

En  1900,  il  y  avait  eu  902  grèves,  222.714  grévistes  et  3.760.577 
journées  de  chômage. 

On  enregistre  donc  une  diminution  de  la  moitié.  Il  est  vrai  que 
l'année  1900  avait  été,  sous  le  rapport  des  grèves,  exceptionnel- 
lement féconde. 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  977 

Dans  les   colonies. 

A  la  suite  de  l'expédition  qui  a  amené  l'occupation  des  oasis  du 
Sud-Algerien    un  projet  a  été  élaboré,  dans  les  sphères  coloniales 

riirrpeÏa?'"^  '""^^'^  ""^  '''''  ""  ^^"'^  ^  P^^'  -"-'«  ^  "" 
Ce  projet  substitue  au  principe  de  l'unité  administrative  appliqué 
jusqu  à  ce  jour  à  tout  le  territoire  algérien  une  division  fondée  sur  la 
geograph.e  elle-même.  L'Algérie  comporte  un  versant  méditerranéen 
et  un  versant  saharien  très  différents  l'un  de  l'autre.  Le  premier  est 
nTr  r  ""^.''^"'•^  ""°™'«  "-^  dépassant  guère  200  kilomètres  de 
ITZT'  ,^''  "■°"''  rassemblée  toute  la  population  européenne, 
s  Lnd  Î  '  T''/'  '''"'■^'  '^''"'^  "P"'  1^  dépression  des  cholts, 
ah  obi?  r*'°?  '^'''"'  "^^^^  ''^  "^'"^  «'  '•'^  P^duits  tranchenl 
Zr  'T,  '°"'  septentrionale,  et  où  errent  en  grande  quan- 
tité des  populations  nomades,  encore  imparfaitement  saisies  par 
notre  mécanisme  administratif. 
«  Faire  gérer  par  l'administralion  algérienne  les  intérêts  de  ces  ré- 

Mo°nT'M  r  ^  '"  P'T'  '"^  ^"'"^«'"«  Coloniale,  y  multiplier  les  fonc- 
tions et  le  personnel  administratif,  ne  serait  pas  seulement  inutile 
mais  encore  dangereux.  "■unie, 

«Dangereux  pour  le  personnel  européen  ,  mal  adapté  à  la  rigueur 
du  chmat  et  dont  il  convient  de  limiter  à  la  plus  stricte  mesufe  les 
souffrances  et  les  pertes. 

«  Dangereux  pour  les  populations  de  ces  territoires,  qu'elle  expo- 
serait avoir  les  impôts  prélevés  sur  elles  épuisés  sans  profit  par  la 
multiplicité  des  emplois  ou  absorbés  dans  le  budget  général  de  ivvigé- 
rie  et  appliqués  ailleurs  à  des  dépenses  dont  les  indigènes  ne  prolifé- 
raient en  rien.  »  o  p  " 

Le  gouvernement,  d'accord  avec  la  commission  du  budget,  parait 
donc  disposé  à  ériger  la  région  du  désert  en  unité  administrative 
englobant  les  nouvelles  oasis  que  nous  venons  do  conquérir  Cette 
colonie  posséderaitun  budget  spécial  chargé  de  subvenir  à  toutes  les 
dépenses  locales.  La  métropole  y  ajouterait  des  subventions  et  assu- 
merait particulièrement  les  dépenses  militaires. 

Pour  l'administration  des  indigènes,  on  propose  de  l'exercer  par 
1  intermédiaire  de  leurs  chefs  ou  assemblées  locales,  sous  le  contrôle 
d  un  petit  nombre  de  résidents.  La  police  serait  assurée  par  la  créa- 
ion  de  milices  indigènes,  dont  la  constitution  permettrait  de  réduire 
les  garnisons  du  Sud-Algérien. 

Comme  on  le  voit,  toutes  ces  réformes  se  passeraient  dans  les 

T.   XXXIII. 

20 


^78  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

sphères  administratives.  Reste  à  savoirs!  la  colonisation  saura  pro- 
fiter de  la  sécurité  plus  grande  établie  dans  cette  région  parle  succès 
de  nos  armes,  et  exploiter  en  particulier  ces  oasis  qui,  mises  en  cul- 
ture par  des  moyens  perfectionnés,  deviendraient  probablement  plus 
productives  encore  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui. 


A  rétranger. 

De  violentes  grèves  ont  eu  lieu  à  l'étranger  dans  ces  derniers 
temps.  La  plus  terrible  a  été  celle  de  Barcelone,  qui  n'apasétéà  pro- 
prement parler  une  grève,  mais  un  essai  de  révolution.  Cette  ville, 
Tasile  classique  des  anarchistes,  et  l'un  des  points  du  globe  où 
ceux-ci  trouvent  à  organiser  le  plus  commodément  leurs  complots,  a 
servi  de  théâtre  à  une  expérience  de  u  grève  générale  »  plus  com- 
plète que  tout  ce  qui  avait  été  précédemment  tenté  dans  ce  genre;  et 
l'expérience  a  montré  que  la  grève  générale  ne  va  pas  sans  batailles 
dans  les  rues,  ce  dont  on  se  doutait  un  peu,  puisque  la  généra- 
lisation systématique  du  chômage  ne  peut  se  rattacher  exclusive- 
ment à  des  causes  économiques  et  suppose  l'action  centrale  dor- 
ganismes  purement  révolutionnaires. 

Les  origines  de  l'agitation  paraissent  avoir  été  le  malaise  et  le 
mécontentement  des  classes  ouvrières,  par  suite  du  renchérissement 
progressif,  depuis  une  annép.,  des  denrées  et  objets  de  première 
nécessité. 

Les  patrons  eux-mêmes  sont  fort  embarrassés  par  la  surproduc- 
tion dans  beaucoup  d'industries  et  la  perte  des  marchés  coloniaux, 
conséquence  de  la  guerre  avec  les  États-Unis.  Si  les  ouvriers  étaient 
portés  à  demander  beaucoup,  les  employeurs  n'étaient  donc  pas  en 
mesure  d'accorder  grand'chose,  et,  d'ailleurs,  le  principe  de  la  grève 
générale  est  que  Ton  déserte  les  ateliers  sans  rien  demander,  uni- 
quement pour  «  faire  la  guerre  ». 

Cette  «  guerre  »,  comme  on  le  sait,  a  donné  lieu  à  des  collisions 
sanglantes.  Le  gouvernement  espagnol  a  dû  mobiliser  de  l'artillerie. 
La  population  a  été  menacée  de  la  famine.  Les  familles  aisées  se 
réfugiaient  en  France.  Perpignan  était  plein  d'u  émigrés  ».  Comme 
il  arrive  en  pareil  cas,  la  note  anticléricale  a  été  donnée,  et  les  ma- 
nifestations habituelles,  mêlées  de  violences,  ont  été  dirigées  contre 
les  couvents. 

Il  est  du  reste  curieux  de  reproduire,  d'après  les  journaux,  le  ré- 
sumé de  la  proclamation  adressée  aux  ou^riers  par  les  organisa- 
teurs de  l'insurrection  : 

tt  La  carnaval  est  passé.  Pendant  que  les  bourgeois  dépensaient 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  279 

leur  argent  en  confetti  et  en  costumes,  dans  les  bals  et  les  restau- 
rants, des  milliers  de  travailleurs  manquaient  de  pain. 

«  Maintenant,  le  carême  commence  pour  tous.  Nous  ne  pouvons 
pas  acheter  de  dispenses.  Notre  patience  a  fui.  Il  faut  prendre  une 
attitude  décidée  en  face  de  la  cruelle  bourgeoisie. 

«  En  avant,  camarades!  Cessons  tout  travail.  Que  tout  le  monde 
chôme!  Faisons  le  vide  autour  des  vampires  capitalistes.  Faisons  la 
famine  forcée,  que  tout  le  monde  soit  sans  nourriture,  sans  bois- 
son, sans  lumière.  Nos  ennemis  capituleront. 

«  Il  faut  montrer  aux  classes  capitalistes  que  sans  l'ouvrier  la  vie 
sociale  n'est  pas  possible.  » 

La  dernière  réflexion  est  juste;  mais  il  n'est  pas  moins  exact  de 
faire  observer  que,  sans  le  capital  et  les  capitalistes,  les  ouvriers 
ne  peuvent  rien  non  plus,  de  sorte  que  le  problème  consiste  à 
faire  accorder  les  deux  classes  qui  produisent,  au  lieu  de  déchaîner 
entre  elles  des  guerres  qui,  en  définitive,  font  mourir  plus  de  pau- 
vres gens  que  de  patrons. 


Nos  voisins  du  Nord  sont  plus  prospères  que  nos  voisins  du 
Midi.  L'Office  du  recensement  général  belge  vient  précisément  de 
publier  les  premiers  résultats  de  ses  opérations  en  1900,  et  l'on 
peut  en  extraire  quelques  données  intéressantes. 

A  l'heure  actuelle,  la  Belgique  compte  6.693.810  habitants.  Cela 
représente,  depuis  le  recensement  de  1890,  une  augmentation  de 
624.489  personnes,  soit  10,28  0/0  en  dix  ans.  Depuis  1846,  c'est- 
à-dire  depuis  un  demi-siècle,  la  population  belge  s'est  accrue  de 
2.356.614  habitants,  soit  une  augmentation  de  54,33  0/0. 

Ce  développement  n'est  pas  le  même  sur  tous  les  points  du  ter- 
ritoire. De  1890  à  1900,  deux  provinces  seulement  ont  une  augmen- 
tation supérieure  à  la  moyenne  générale.  Ce  sont  les  provinces  d'An- 
vers avec  17,03  0/0  et  le  Brabant  avec  14,25  0/0.  Il  faut  noter, 
comme  un  fait  digne  d'attention,  que  ces  provinces  ne  sont  pas  les 
provinces  industrielles  du  pays.  Le  taux  d'augmentation  est  station- 
naire,  ou  à  peu  près,  dans  les  districts  industriels  du  Hainaut  et  de 
Liège.  Il  est  en  recul  dans  les  provinces  de  Luxembourg  et  de 
Namur.  La  population  de  ces  quatre  provinces  est  wallonne.  Les 
Flamands  se  multiplient  donc  plus  rapidement  que  les  Wallons. 

En  ce  qui  concerne  spécialement  les  régions  agricoles,  on  constate 
que  les  campagnes  se  dépeuplent  dans  la  Belgique  wallonne,  mais 
qu'elles  voient  au  contraire  leur  population  augmenter  dans  la  Bel- 
gique flamande. 


280  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Dans  tous  les  arrondissements  administratifs,  le  chiffre  des 
naissances  a  dépassé  celui  des  décès. 

Il  faut  ajouter  que  la  Belgique  tire  de  ses  propres  forces  Taugmen- 
tation  de  sa  population  :  loin  d'avoir  besoin  d'une  immigration,  elle 
fournit  aux  autres  pays  une  émigration  qui  lui  prend  les  trois  mil- 
lièmes de  ses  nationaux. 

Dans  9  arrondissements  sur  42,  les  immigrations  dépassent  les 
émigrations.  Ce  sont  des  arrondissements  urbains  ou  industriels  : 
tous  les  autres  perdent  une  partie  de  leur  population  par  le  fait  de 
l'émigration.  Heureusement,  dans  ces  régions,  l'excédent  des  nais- 
sances sur  les  décès  parvient  à  compenser  la  diminution  qui  résulte 
des  déplacements  de  la  population  et  de  sa  concentration  dans  les 
agglomérations  urbaines  et  industrielles.  Il  faut  en  excepter  les 
A  arrondissements  —  limitrophes  ou  très  voisins  de  la  France  — 
de  Philippe  ville,  Virton,  Ath  et  Marche. 

Ce  bilan  est  très  satisfaisant  pour  la  Belgique,  un  des  pays  dii 
globe  qui  nourrissent  le  plus  d'habitants  au  kilomètre  carré.  A  ce 
point  de  vue,  la  Belgique  se  place  à  côté  de  l'Angleterre,  à  laquelle 
elle  ressemble  de  plus  en  plus  par  le  développement  de  l'indus- 
trie, de  la  vie  urbaine,  et  aussi  par  le  perfectionnement  des  procédés 
agricoles  dans  les  endroits  du  pays  où  se  maintient  la  culture.  Parmi 
les  causes  qui  contribuent  à  l'accroissement  de  la  population,  il  faut 
mettre  au  premier  rang  certaines  qualités  morales  et  la  bonne  qua- 
lité de  l'éducation.  Ce  sont  elles  qui,  par  leur  action  lente  et  suivie, 
travaillent  à  affirmer  de  plus  en  plus  la  supériorité  de  ce  petit 
peuple,  dont  l'exemple  mérite  d'être  proposé,  avec  celui  de  l'Angle- 
terre, aux  méditations  des  Français. 

G.  d'Azambuja. 


VI.  —  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 


A  la  recherche  de  l'Éducation  correctionnelle  à  tra- 
vers l'Europe,  par  Henri  Joly.  Nouvelle  édition.  Un  vol.  in-12, 
Lecoffre,  Paris. 

Ce  livre  est  le  produit  de  nombreuses  observations  faites  en  di- 
vers pays.  Ce  sont  les  «  impressions  de  voyage  »  d'un  criminaliste. 
En  les  réunissant,  l'auteur  a  voulu  rendre  service  à  deux  catégories 


LE   MOUVEMENT   SOCIAL.  281 

de  lecteurs  :  ceux  qui  aiment  les  enquêtes  sincères,  les  documents 
précis  sur  ces  questions  sociales  qui  préoccupent  tant  les  esprits 
à  Fheure  actuelle,  et  ceux  qui,  à  travers  un  groupe  quelconque 
d'institutions  étudiées  de  près,  aiment  à  retrouver  les  traditions,  les 
habitudes,  les  grandeurs  et  les  faiblesses  des  nations  et  des  races. 
On  jugera  de  lintérét  du  livre  par  le  titre  des  chapitres  :  En  Fin- 
lande. —  A  la  recherche  de  V È ducaiion  correctionnelle.  —  Une  mis- 
sion à  Londres.   —   Le   tour  de  VAutnche.  —  Au  delà  des  Pyrétiées. 

La  genèse  de  Napoléon.  Sa  formation  intellectuelle  est  mo- 
rale jusqu'au  siège  de  Toulon,  par  J.-B.  Marcaggi,  conservateur  de 
la  bibliothèque  dAjaccio.  —  Perrin  et  C'%  Paris. 

Ce  livre  se  rattache  au  a  cycle  »  napoléonien,  si  prospère  depuis 
quelques  années  ;  mais,  comme  le  titre  permet  d'en  juger,  l'ouvrage 
a  ceci  de  particulier  qu'il  entreprend  d'étudier  l'Aigle  dans  son 
œuf  et  dans  son  aire.  C'est  une  recommandation  pour  ceux  qui 
aiment  à  rechercher  les  causes^  sinon  de  la  fortune  extraordinaire  de 
Napoléon,  du  moins  de  la  façon  toute  spéciale  dont  il  a  su  en  user. 

Le  mécanisme  de  la  vie  moderme,  par  le  vicomte  d'Avenel. 
3  volumes.  Armand  CoUin,  Paris. 

Les  ouvrages  de  M.  le  vicomte  d'Avenel  ont  tout  l'attrait  d'un  ro- 
man. Ils  sont  pourtant  bourrés  de  faits,  et,  comme  tels,  se  recom- 
mandent à  tous  ceux  qui  sont  en  quête  de  «  matières  premières  » 
pour  leurs  observations  sociales. 

Voici  le  sommaire  des  trois  volumes   que  nous  venons  de  lire  : 

1**  Magasins  de  nouveautés.  Fer.  Alimentation.  Crédit.  Vins.  — 
2°  Papier.  Éclairage.  Navigation.  Soie.  Assurances  sur  la  vie.  — 
3"  Maison  parisienne.  Alcool  et  liqueurs.  Chauffage.  Courses. 

La  série  se  poursuit,  et  M.  d'Avenel,  toujours  avec  la  même  u  do- 
cumentation »  et  la  même  clarté  de  style,  continue  à  nous  préparer 
des  révélations  d'autant  plus  piquantes  qu'elles  portent  sur  ce  qui 
se  passe  autour  de  nous,  près  de  nous,  sans  que  souvent  nous 
nous  en  doutions. 

Le  Compagnonnage,  son  IJistoir<\  ses  Coutumrs,  ses  Règlements 
et  ses  Rites,  par  Et.  Martin  Saint-Léon.  Armand  Colin,  Paris. 

Cet  ouvrage  est  une  étude  approfondie  sur  le  compagnonnage, 
dont  le  rôle  social  a  été  si  important  avant  l'apparition  des  syndicats. 

Après  avoir  rappelé  les  mystiques  légendes  de  Salomon,  de  Maître 
Jacques  et  de  Soubise,  considérés  jadis  comme  les  trois  fondateurs 
du  compagnonnage,  l'auteur  retrace  Thistorique  de  ce  mode  d'asso- 


282  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

cialion.  Il  nous  montre  cet  organisme,  sous  l'ancien  régime,  fomen- 
tant des  grèves  en  dépit  d'innombrables  édits  royaux,  redouté  des 
maîtres,  aveuglément  obéi  des  artisans;  en  vain  interdit  et  persécuté 
sous  la  Révolution  et  l'Empire;  parvenu  enfin  sous  la  Restauration  à 
l'apogée  de  sa  puissance  occulte.  Il  analyse  ensuite  les  causes  de  sa 
décadence  indivisions  intérieures,  évolution  industrielle,  etc.).  La 
dernière  partie  du  livre  est  consacrée  à  une  revue  des  sociétés  de 
compagnons  encore  existantes  et  à  une  étude  sur  les  diverses  asso- 
ciations ouvrières  qui  ont  recueilli  son  héritage  social  ^syndicats, 
coopératives,  sociétés  de  secours  mutuels,  etc.). 

La  lecture  de  ce  livre  est  non  seulement  instructive,  mais  atta- 
chante. Le  compagnonnage,  avec  ses  rites  mystérieux,  qui  rappellent 
ceux  de  la  franc-maçonnerie,  avec  son  tour  de  France  et  les  coutumes 
qui  s'y  rattachent  (conduite  de  Grenoble,  hurlements,  tapages,  chan- 
sons de  compagnons,  etc.),  est  une  institution  originale  et  pittores- 
que, et  c'est  bien  le  moment  d'en  fixer  les  traits,  puisqu'elle  s'en  va. 

Traité  de  la  Législation  ouvrière.  —  Contrats  de  travail.  — 
Bureaux  de  placement.  —  Contestations  et  conflits  entre  patrons 
et  ouvriers.  —  Coalitions.  —  Grèves.  —  Conciliation  et  arbitrage. 
—  Travail  dans  l'industrie.  —  Accidents  du  travail.  —  Conseils  des 
prud'hommes  et  du  travail.  —  Associations  ouvrières  profession- 
nelles, coopératives.  —  Sociétés  de  secours  mutuels.  —  Récom- 
penses, etc.  —  Retraites  ouvrières,  etc.,  par  Louis  Courcelle  , 
avocat,  collaborateur  de  la  Grande  Encyclopédie.  —  Un  fort  volume 
in-8°.  V.  Giard  et  E.  Brière.  Paris. 

L'introduction  du  machinisme  dans  l'industrie  et  ses  conséquences 
ont,  dans  ces  cinquante  dernières  années,  complètement  transformé 
les  conditions  de  la  production  et  modifié  les  rapports  du  capital  et 
du  travail. 

Aussi  ce  demi-siècle  a-t-il  vu  élaborer  une  législation  spéciale  au 
monde  ouvrier,  législation  aujourd'hui  si  considérable  qu'un  député 
a  récemment  proposé  de  la  réunir  en  corps  sous  le  nom  de  Code  du 
travail. 

Étudier  ces  textes,  en  indiquer  l'esprit  et  la  portée,  faire  connaître 
les  critiques  dont  ils  ont  été  l'objet,  exposer  les  rectifications  qu'il  y 
aurait  lieu  d'y  apporter,  tel  a  été  le  but  de  M.  Louis  Courcelle. 

Ce  livre,  précédé  d'une  préface  de  M.  Paul  Beauregard,  député, 
professeur  d'économie  politique  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris,  est 
une  mine  de  documents  où  fouilleront  ceux  qu'intéressent  les  pro- 
blèmes soulevés  par  l'intervention  croissante  de  l'État  dans  les  phé- 
nomènes du  travail. 


LE   MOUVEMENT  SOCIAL. 


28;i 


Nous  apprenons  avec  un  vif  regret  la  mort  de  M.  Adrien  de 
Tourville,  frère  de  M.  Henri  de  Tourville,  le  savant  et  dévoué  inspi- 
rateur de  cette  revue.  M.  Adrien  de  Tourville,  ancien  préfet,  dirigeait 
un  domaine  agricole  cité  comme  modèle  dans  toute  la  Normandie. 
Nous  prions  la  famille  de  Tourville,  si  profondément  affligée, 
d'agréer  nos  plus  sincères  condoléances. 


Le  Directeur  Gérant  :  Edmond  Demolins. 


CHEMIN   DE   FER  DU  NORD 

^/\/V/\A> 


Les  services  les  plus  rapides  entre  Pai\is.  Cologne,  Coblence, 
Francfort-sur-Mein,  en  l""*^  et  2"^  classes,  sont  as&urés  comme 
suit  : 


ALLER 


RETOUR 


Paris-Nord.  dép. 
Cologne.  .  .  arr. 
Coblence  .  .  arr. 
Francforl-s.-Mein.  arr. 


1  50  s. 

9  25  s. 

11  20  s. 

7  58  m. 

2  52  m. 

10  12  m. 

6  32  m. 

midi  17 

Francfort-. s-Mein.  dép. 
Coblence .  .  dép. 
Cologne.  .  .  dép. 
Paris-Xord.  arr. 


8  25  m. 

11  19  m. 

1  45  s. 

11  »  s. 

5  48  s. 

8  39  s. 

11  19  s. 

8  20  m 


En  utilisant  le  Nord-Express  l""^  et  2'  classes  entre  Pa- 
ris et  Liège  et  le  train  de  luxe  Ostende-Vienne  entre  Liè:ge 
et  Francfort-sur-Mein,  le  trajet  de  Paris-NoRD  à  Coblence 
s'effectue  en  10  heures  et  celui  de  Paris-Nord  à  Francfort- 
sur-Mein  en  12  heures  par  les  itinéraires  indiqués  ci-dessous  : 


ALLER 

Paris-Nord.  dép. 
arr. 


Liège.  ,  . 

\  dép. 
Cologne.  .  .  arr. 
Coblence  .  .  arr. 
Francforl-s.-Mein.  arr. 


Nord-Express 

l"  et  2-  cl. 

I  50  soir 
7  06  — 

OSTENDE-VIENNE 
Train  de  luxe 

8  08  soir 

II  51  — 

1  22  matin 
3  33     — 


RETOUR 

Franefort-s.-Mein.  déj). 
Coblence.  .  dép. 
Cologne.  .  .  dép. 

I.IÈGE   .    .    .   < 


dép. 
Paris-Nord.    arr. 


VIENNE-OSTEXDE 

Train  de  luxe 

minuit   36 

2  49  malin 

4  16    — 

6     -.   — 

!••  et  r  cl. 

6  30  matin 
midi  50 


CHEMINS  DE  FER  DE  PARIS  A  LYON  ET  A  LA 
MÉDITERRANÉE 

La  Compagnie  P.-L.-M.  organise,  avec  le  concours  de  l'Agence  des  Voyages  Modernes, 
diverses  excursions  : 
SICILE.  Départ  de  Paris  le  i>0  mars  iîK)2. 

Prix  (tous  Irais  compris)  :  l"^"  cl.  1.140  Ir.  ;  —2*'  cl.  990  fr. 

ITALIE.  —  Semaine  Sainte  à  Rome.  —  Départ  de  Paris  le  24  mars  1902. 

Prix  (tous  frais  compris)  suivant  l'itinéraire  : 

i*"^  Itinéraire  :  l'<'cl.  920  fr.  ;  —  2"^  cl.  830  fr. 

2'^  —  —  —  2«  cl.  540  fr. 

CORSE  (Vacances  de  Pâques).  —  Départ  de  Paris  le  24  mars  11)02. 

Prix  (tous  frais  compris)  :  1'«  ci.  610  fr.  :  —  2«  cl.  560  fr. 

ALGÉRIE-TUNISIE  (Vacances  de  Pâques).—  Départ  de  Paris  le  25  mars  1902. 

Prix  (tous  frais  compris)  :  l-^'"  cl.  920  fr.  ;  —  2«'  cl.  840  fr. 

(2e  classe  en  chemin  de  fer,  T'^  cl.  en  bateau  :  870  fr.) 

avec  Excursion  facultative  Sousse,  Kairouan,  Bizerte 

Supplément  de  prix  :  l"^*"  cl.  140  fr.  ;  —  2«  cl.  130  fr. 

S'adresser    pour    renseignements    et   billets,    aux    bureaux   de    l'Agence  des 
«  Voyages  Modernes  »,  1,  rue  de  l'Éclielle,  à  Paris. 


CHEMIN  DE  FER  D'ORLEANS 

Publications  éditées  par  les  soins  de  la  Compagnie  d'Orléans  et  mises  en 

vente  dans  ses  gares. 

Le  Livret-Guide   illustré  de  la  Compagnie  d'Orléans  (Notices,  Vues,  Tarifs,  Horaires), 
est  mis  en  vente,  au  prix  de  30  centimes: 

1"  A  Paris  :   dans  les  bureaux  de  quartier  et  dans  les  gares  du  Quai  d'Orsay,  du  Pont 
Saint-Michel,  d'Austerlitz,  Luxembourg,  Port-Royal  et  Denfert; 

2"  En  Province  :  dans  les  gares  et  principales  stations. 

Les  publications  ci-après,  éditées   par  les  soins  de  la  Compagnie  d'Orléans,  sont  mises 
en  vente  dans  toutes  les  bibliothèques  des  gares  de  son  réseau  au  prix  de  :  25  centimes. 

Le  Cantal. 

Le  Berry  (au  pays  de  George  Sand). 

Bretagne. 

De  la  Loire  aux  Pyrénées. 

La  Touraine. 

Les  Gorges  du  Tarn. 

La  France  en  chemin  de  fer  (Itinéraires  géographiques)  : 

1"  De  Paris  à  Tours.  \ 

2"  De  Tours  à  Nantes.  j 

3"  De  Nantes  à  Landerneau,  et  embranchements.  [  Premières   livraisons 

4"  D'Orléans  à  Limoges.  /      d'une  collection 

5"  De  Limoges  à  Glermont-Ferrand,  avec  embranchement  de  (   qui  sera  continuée. 
Laqueuille  à  La  Bourboule  et  au  Mont-Dore. 
6"  De  Saint-Denis-près-Martel  à  Arvant,  ligne  du  Cantal. 


CHEMINS  DE  FER  DE  L'OUEST 

Abonnements  sur  tout  le  réseau. 

La  Compagnie  des  Chemins  de  Fer  de  l'Ouest  fait  délivrer,  sur  tout  son  réseau,  des  cartes 
d'abonnement  nominatives  et  personnelles  en  1'",  â''  et  3*  classes,  et  valables  pendant 
1  mois,  3  mois,  6  mois,  9  mois  et  un  an. 

Ces  cartes  donnent  le  droit  à  l'abonné  de  s'arrêter  à  toutes  les  stations  comprises  dans 
le  parcours  indiqué  sur  sa  carte  et  de  prendre  tous  les  trains  comi)ortant  des  voitures  de 
la  classe  pour  laquelle  lahonnement  a  été  souscrit. 

Les  prix  sont  calculés  d'après  la  distance  kilométrique  jiarcourue. 

Il  est  facultatif  de  régler  le  prix  de  l'abonnement  de  6  mois,  de  î)  mois  ou  d'un  an.  soit 
immédiatement,  soit  par  paiements  échelonnés. 

Les  abonnements  d'un  mois  sont  délivrés  à  une  date  quelconque;  ceux  de  3  mois, 
fi  mois,  }>  mois  et  un  an  partent  du  l'"^  et  du  15  de  chaque  mois. 


TYPOGR.VPUIE  FIRMIN-DIDOT   ET  c'*.   —   PARIS. 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LE  PROBLÈME 

DE  LA  DÉTERMINATION  DU  SALAIRE 
ET  LA  SOLUTION  COLLECTIVISTE 


Après  avoir  fait,  sur  les  conditions  nouvelles  de  la  détermina- 
tion du  salaire,  un  travail  d'observation  directe  et  métho- 
dique (1)  dont  une  partie  a  paru  ici  même  (2),  il  m'a  semblé 
qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt  et  sans  un  certain  surcroît  de 
lumière  d'y  ajouter  une  contre-épreuve,  enrajipelant,  pour  les 
mettre  en  présence  du  jugement  décisif  des  faits,  quelques- 
unes  des  solutions  les  plus  en  vue  qui  ont  été  élaborées  sur  ce 
sujet  à  partir  de  thèses  doctrinales  ou  d'un  aperçu  trop  som- 
maire des  choses. 

Dans  un  précédent  article,  j'ai  examiné  la  solution  des  Démo- 
crates chrétiens  et  celle  de  la  Corporation  (3). 

Je  me  propose,  cette  fois,  d'examiner  la  solution  des  Collecti- 
vistes ou  Socialistes,  beaucoup  plus  retentissante,  beaucoup  plus 
entourée  d'adeptes,  et  plus  à  l'ordre  du  jour. 

(1)  Le  Contrat  de  Travail  :  le  rôle  des  syndicats  pj-ofessionnels,  chez  Alcan, 
108,  boulevard  Saint-Germain. 

(2)  V.  La  Science  sociale,  livraisons  de  février,  avril,  juin,  août  1901  et  janvier 
1902,  t.  XXXI,  p.  105,  293,  511  ;  t.  XXXII,  p.  120,  et  t.  XXXIIF,  p.  5  etGG. 

(3)  V.  Lm  Science  sociale,  les  solutions  théoriques  de  la  question  du  salaire,  dé- 
cembre 1901,  t.  XXXII,  p.  548. 

T.    XXIIII.  21 


286  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Le  régime  capitaliste,  disent  les  collectivistes,  engendre  néces- 
sairement deux  fléaux  opposés  :  d'une  part,  il  permet  au  profit 
de  quelques-uns  une  accumulation  de  richesse  scandaleuse  qui 
doit  nécessairement  corrompre  ses  détenteurs  ;  d'autre  part,  à 
raison  de  la  concurrence  et  de  la  loi  des  salaires,  il  réduit  fatale- 
ment à  la  plus  noire  misère  les  ouvriers  même  les  plus  honnêtes 
et  les  plus  laborieux.  Évidemment  un  régime  qui  engendre  de 
tels  maux  est  radicalement  pourri  et  il  faut  le  détruire  en  lui 
substituant  un  régime  d'équitable  répartition  des  richesses  entre 
tous,  suivant  les  capacités  et  les  besoins. 

Lisez  au  surplus  cette  description  où  la  plume  prestigieuse 
d'un  grand  romancier  a  ramassé  en  quelques  lignes  les  traits  les 
plus  saisissants  de  ce  double  méfait  :  «  C'était,  à  la  Guerdache, 
l'insolence  du  luxe  possesseur,  la  jouissance  empoisonneuse 
qui  achevait  de  détruire  la  classe  des  privilégiés,  cette  poignée 
de  bourgeois  repus  de  paresse,  gorgés  jusqu'à  rétouffement  des 
richesses  iniques  qu'ils  volaient  aux  labeurs  et  aux  larmes  de 
l'immense  majorité  des  travailleurs.  C'était,  même  à  la  Créche- 
rie,  à  ce  haut  fourneau  d'une  noblesse  sauvage,  où  pas  un  ouvrier 
ne  se  plaignait,  le  long  effort  humain  comme  frappé  d'anathème, 
immobilisé  en  son  éternelle  douleur,  sans  Tespoir  de  l'affran- 
chissement total  de  la  race,  délivrée  enfin  de  l'esclavage,  entrée 
toute  dans  la  Cité  de  justice  et  de  paix...  On  mentait,  on  volait, 
on  tuait.  Au  bout  de  la  misère  et  de  la  faim,  il  y  avait  forcément 
le  crime,  la  femme  qui  se  vendait,  l'homme  qui  tombait  à  l'al- 
cool, la  bête  exaspérée  qui  se  ruait  pour  satisfaire  son  vice.  Et 
trop  de  signes  effroyables  annonçaient  Tinévitable  catastrophe 
prochaine;  la  vieille  charpente  allait  s'écrouler  dans  la  boue 
et  dans  le  sang  (1).  » 

(1)  Travail,  par  Emile  Zola,  p.  108,  et  encore,  p.  70  :  «  Est-ce  que  le  salariat 
n'avait  pas  tout  corrompu,  tout  empoisonné?  C'était  lui  qui  soufllait  la  colère  et  la 
haine,  en  déchaînant  la  lutte  des  classes,  la  longue  guerre  d'extermination  que  se 
livraient  le  capital  et  le  travail.  C'était  par  lui  que  l'homme  était  devenu  un  loup 
pour  l'homme,  dans  ce  conflit  des  égoïsmes,  dans  cette  monstrueuse  tyrannie  d'un 
état  social  basé  sur  l'iniquité.  La  misère  n'avait  pas  d'autres  causes,  le  salariat  était 
le  ferment  mauvais  qui  engendrait  la  faim,  avec  toutes  ses  conséquences  désastreuses, 
le  vol,  le  meurtre,  etc..  Et  il  n'y  avait  qu'une  guérison  possible,  l'abolition  du  sala- 
riat. » 


LE  PROBLÈME  DE  LA  DÉTERMINATION  DU  SALAIRE.        287 

,  «  Quoi  qu'on  fasse,  dit  de  son  côté  M.  Jaurès,  entre  les  salariés 
et  les  capitalistes,  il  y  aune  lutte  essentielle,  permanente.  Les 
salariés  ont  intérêt  à  réduire  au  profit  du  salaire  la  part  du  divi- 
dende et  les  capitalistes  à  réduire  au  profit  du  dividende  la  part 
du  salaire.  C'est  un  combat  permanent  et  universel  qui  est 
engagé...  Mais  demandons  à  tous  ceux  en  qui  la  force  de  Tégoïsme 
ou  la.puissance  stupéfiante  de  l'habitude  n'a  pas  éteint  la  faculté 
de  penser,  comment  jugent-ils  une  société  qui  aboutit  clironi- 
quement,  normalement  à  ces  conflits  perpétuels,  à  cette  guerre 
incessante?  Comment  jugent-ils  une  société  qui  porte  en  son 
sein  deux  classes  opposées  qui  se  déchirent  et  la  déchirent?  Et 
peuvent-ils  vraiment  souhaiter  qu'elle  soit  éternelle  (1)?  » 

Et  ailleurs  :  «  Comme  le  disait  Marx,  dans  son  manifeste  de 
18i7,  la  société  produit  avant  tout  ses  propres  fossoyeurs;  et  les 
tisserands  tissent  avant  toute  autre  étofîé  le  linceul  des  bourgeois 
rapaces.  La  nature,  toujours  en  travail  d'enfantement,  produit 
sans  cesse  de  nouvelles  formes  sociales,  indéfiniment  progres- 
sives. Les  grandes  lois  de  l'évolution  humaine  nous  montrent  le 
monde  de  l'esclavage  disparaissant  avec  le  servage  et  le  monde 
du  servage  emporté  à  son  tour  par  le  salariat.  Le  salariat  n'est 
pas  plus  immua])le  que  le  servage  et  l'esclavage  (2).  » 

Et  ainsi  de  tous  côtés,  avec  une  verve  inépuisable  et  une 
richesse  inouïe  de  documentation,  s'instruit  le  procès  de  la  société 
capitaliste,  du  «  système  de  brigandage  économique  connu  sous 
le  nom  de  système  du  salariat  ». 

Au  surplus,  dit-on,  on  aperçoit  déjà  les  prodromes  du  régime 


(1)  Article  de  La  Petite  République.  24  janvier  1901. 

(2)  Discours  à  la  Chambre  des  députés,  séance  du  iO  novembre  1894. 

Ouvriers,  paysans,  nous  sommes 

Le  grand  parti  des  travailleurs. 

La  terre  n'appartient  quaux  hommes. 

L'oisif  ira  loger  ailleurs. 

Combien,  de  nos  chairs,  se  repaissent! 

Mais,  si  les  corbeaux,  les  vautours, 

Un  de  ces  matins,  disparaissent, 

Le  soleil  brillera  toujours! 

(Couplet  de  V Internationale.) 


288  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

à  venir  :  dune  part,  no  voit-on  pas  dans  tous  les  États  les  fonc- 
tionnaires se  multiplier  et  les  lois  réglementer  de  plus  en  plus 
la  vie  privée?  D'autre  part,  ne  constate-t-on  pas  la  concentration 
des  industries  et  du  commerce  en  un  très  petit  nombre  de  vastes 
établissements  qui  s'associent  à  leur  tour  en  des  trusts  gigan- 
tesques? Ainsi,  le  socialisme  est  le  point  de  rencontre  de  ces 
deux  mouvements  conver^^ents.  En  attendant  ce  ioveux  rendez- 
vous,  multiplions  les  lois  d'organisation  sociale  et  habituons 
l'individu  à  se  reposer  sur  l'État;  puis,  un  jour,  on  proclamera 
le  droit  de  la  collectivité  sur  les  mines,  les  chemins  de  fer  et 
les  industries  déjà  monopolisées  au  profit  de  quelques  for- 
bans de  haut  vol  (raffinerie  du  sucre,  du  pétrole,  métallurgie)  ; 
un  peu  plus  tard,  on  confisquera  toutes  les  autres  industries, 
lorsque  la  concentation  en  sera  si  avancée  que  la  substitution 
de  fonctionnaires  aux  quelques  satrapes  qui  les  dirigeront  pas- 
sera presque  inaperçue.  Quand  on  aura  ainsi  proclamé  la 
sociaUsation  intégrale  de  tous  les  moyens  de  production  et 
d'échange,  l'égalité  régnera  véritablement  entre  les  hommes. 

Voilà  la  thèse  et  le  programme  :  on  sait  comment  on  s'efforce 
de  justifier  l'un  et  de  réaliser  l'autre.  Les  socialistes  pressent 
le  Parlement  de  voter  des  u  lois  sociales  »,  et  le  parti  ouvrier  fran- 
çais réclame  «  un  minimum  légal  de  salaires,  déterminé  chaque 
année  d'après  le  prix  des  dem^ées  par  une  commission  de  sta- 
tistiques ouvrières  »  (1). 

Avant  de  soumettre  la  doctrine  collectiviste  à  la  critique  de 
la  méthode  d'observation,  il  importe  de  commencer  par  recon- 
naître que  la  campagne  socialiste  prise  dans  son  ensemble  n'a 
pas  été  sans  exercer  une  influence  partiellement  heureuse  sur 
la  condition  des  ouvriers.  La  propagande  a  été  trop  souvent 
violente  et  même  dangereusement  agressive  :  parfois  aussi,  c'é- 
tait l'envie,  phitôt  que  l'amour  de  l'équité,  qui  tourmentait  cer- 
tains esprits.  Mais  qui  donc  peut  nier  de  bonne  foi  que  les  socia- 
listes n'aient  concouru  à  ouvrir  les  yeux  des  hommes  sur  les 

(1)  Le  Programme  du  parti  ouvrier,  par  Jules  Guesde  et  Paul  Lafargue,  p.  87. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  DÉTERMINATION  DU  SALAIRE.        289 

misères  insoupçonnées  de  la  classe  ouvrière  et  à  obtenir  sou- 
vent une  hausse  de  salaires  indispensable?  Ils  ont  aussi  con- 
tribué à  grouper  les  ouvriers  en  vue  du  marché  collectif  de 
travail  et  cette  contribution  mérite  d'être  appréciée.  Trop  sou- 
vent on  se  plait  à  représenter  les  socialistes  comme  des  hom- 
mes a\ddes  surtout  de  jouissance  :  ce  jugement,  dont  Tinjus- 
tice  est  déjà  démontrée  par  la  vigoureuse  campagne  que  les 
collectivistes  ont  ouverte  contre  l'alcoolisme,  ne  peut  être  légi- 
time qu'à  l'égard  de  certains  politiciens,  vulgaires  «  fêtards  » 
ou  ambitieux,  qui  ne  sont  en  réalité  ni  socialistes  ni  antisocia- 
listes; mais,  derrière  eux,  que  d'ouvriers  sobres  et  laborieux, 
que  d'honnêtes  pères  de  famille!  Il  faut  donc  n'admettre  que 
sous  bénéfice  d'inventaire  la  réputation  que  font  souvent  à  leurs 
adversaires  collectivistes  des  bourgeois  fortunés,  à  qui  leur 
propre  vie  de  fonctionnaires  et  de  détenteurs  de  valeurs  mobi- 
lières garanties  par  l'État  devrait  inspirer  plus  de  réserves 
dans   la   question  présente. 

Ces  réserves  dûment  exposées  en  ce  qui  concerne  les  hommes 
et  leur  action  générale  sur  l'opinion  publique  et  la  condition  des 
ouvriers,  je  dois  avouer  sans  détour  que  la  doctrine  collecti- 
viste me  parait  une  monstruosité  intellectuelle  dans  un  siècle 
qui,  comme  le  xix%  fut  justement  fier  des  usages  merveilleux 
qu'il  sut  faire  de  la  méthode  d'observation  et  de  Texpérimen- 
tation.  On  semble  croire  que  l'humanité  est  une  pâte  molle  et 
amorphe  que  l'on  peut  pétrir  à  sa  guise  et  mouler  en  des  for- 
mes sociales  les  plus  diverses,  au  gré  des  idéologues  les  plus 
échevelés.  Que  penserait-on  d'un  physicien  qui,  ayant  constaté 
que  l'air  chaud  s'élève  au-dessus  de  l'air  froid,  entreprendrait 
de  construire  une  machine  dans  laquelle  il  prétendrait  ne  pas 
tenir  compte  de  cette  disposition  rebelle?  Que  penserait-on  en- 
core d'un  médecin  qui,  ayant  constaté  que  les  microbes  se  dé- 
veloppent dans  une  plaie  exposée  au  contact  de  l'air,  entre- 
prendrait de  soigner  un  malade  en  refusant  de  tenir  compte  de 
ce  fait  essentiel?  De  quel  droit  méconnait-on,  dans  l'étude  des 
faits  sociaux,  des  règles  de  méthode  dont  l'oubli  ne  serait  to- 
léré dans  aucune   autre  science?  On  dit  :   La  concurrence  ap- 


iOO  •  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pliquéo  aux  salaires,  comme  à  Fachat  des  matières  premières, 
réduit  le  salarié  à  une  condition  épouvantable.  C'est  exact.  Mais 
pourquoi  la  méthode  d'observation,  qui  a  été  bonne  pour  dis- 
cerner le  mal,  est-elle  sans  valeur  dès  qu'il  s'agit  de  décider  du 
remède? 

Or,  si  l'on  met  en  face  du  remède  collectiviste  les  faits  cons- 
tatés et  certains,  les  objections  se  pressent  en  foule  et  elles  pa- 
raissent péremptoires.  En  voici  quelques-unes  à  ajouter  à  celles 
qui  ont  été  déjà  formulées  à  propos  du  premier  moyen  préco- 
nisé par  les  Démocrates  chrétiens. 

V  Lorsqu'on  interroge  l'histoire,  on  constate  que  riiumanité 
a  toujours  évolué  vers  Findividualisme  et  que  son  effort  le  plus 
constant  et  le  plus  opiniâtre  a  toujours  tendu  à  dégager  l'indi- 
vidu des  entraves  que  la  vie  collective  apportait  au  développe- 
ment de  sa  capacité.  Que  l'on  suive  l'humanité  dans  sa  marche 
à  travers  le  temps  ou  à  travers  l'espace,  la  même  conclusion  se 
dégage  toujours  aussi  nette  :  les  antiques  sociétés  de  l'Orient 
appartenaient  au  régime  communautaire;  et,  aujourd'hui,  si 
Ton  part  de  l'Inde  et  que,  se  dirigeant  vers  le  Nord-Ouest,  on 
suive  les  étapes  historiques  jusqu'à  San-Francisco,  on  trouvera 
sur  sa  route  des  types  sociaux  progressivement  détachés  de  la 
vie  communautaire  jusqu'au  plein  épanouissement  du  particu- 
larisme. On  Fa  dit  depuis  longtemps  :  l'humanité  ne  va  pas  vers 
le  collectivisme,  elle  en  vient. 

2^  A  chaque  époque,  la  primauté  a  appartenu  à  la  société 
qui  avait  réussi  le  mieux  à  se  dégager  du  type  communautaire 
et  présentait,  pour  le  moment,  le  plus  grand  développement 
de  la  vie  individuaUste.  Les  Romains,  que  l'on  a  appelés  les 
Anglo-Saxons  de  Fère  païenne,  étaient  moins  communau- 
taires que  les  peuples  qu'ils  ont  soumis;  et,  à  notre  époque, 
les  Anglais  et  les  Américains  du  Nord  sont  les  deux  peuples 
qui  ont  poussé  le  plus  loin  le  développement  du  particula- 
risme. 

3^  Cette  évolution  est  à  ce  point  consolidée  et  les  sentiments 
individualistes  se  sont  si  bien  fixés  dans  la  race,  que  toutes  les 
fois  que  des  hommes  choisis  et  de  bonne  volonté  ont  entrepris 


LE    PROBLÈME   DE   LA    DÉTERMINATION    DU   SALAIRE.  291 

de  restaurer  le  collectivisme  entre  eux,  ils  ont  toujours  échoué  (1). 
On  connaît  les  instructifs  échecs  essuyés  par  plusieurs  disciples 
de  Saint-Simon  et  de  Fourier  qui  tentèrent  de  mettre  en  prati- 
que renseignement  de  leurs  maîtres,  et,  plus  loin,  j'aurai  l'oc- 
casion de  signaler  les  insuccès  des  coopératives  de  production  : 
je  me  borne  ici  à  relater  un  exemple  qui  m'a  toujours  paru 
mériter  spécialement  l'attention  de  ceux  qui  désirent  rester 
fidèles  à  la  méthode  d'observation.  Il  est  fourni  par  les  premiers 
habitants  de  la  Nouvelle-Angleterre.  On  sait  quels  étaient  les 
sentiments  de  ces  «  Pères  pèlerins  »  (Pilgrims  Fathers  qui, 
fuyant  la  persécution  religieuse  de  ceux  qui  avaient  prétendu 
un  moment  représenter  seuls  la  liberté  de  conscience,  allèrent 
de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  chercher  le  droit  de  prier  Dieu 
selon  leur  foi.  «  Ils  étaient  imbus  de  l'idée  qu'il  n'y  avait  pres- 
que aucune  situation  —  sociale,  industrielle  ou  politicpie  — 
qui  ne  pût  êti'e  déterminée  par  une  loi  et  que  toutes  les  affaires 
de  la  collectivité  devaient  être  minutieusement  réglementées. 
En  toutes  choses,  ils  étaient  partisans  de  l'exclusivisme.  Us  ne 
se  souciaient  pas  de  laisser  venir  au  milieu  d'eux  des  indi^'i- 
dus  qu'ils  ne  considéraient  pas  comme  des  citoyens  vrais,  et  les 
archives  des  colonies  nous  montrent  sans  cesse  les  assemblées 
du  canton  itoicnship)  ou  de  la  colonie  excluant  du  bénéfice  de 
la  qualité  de  citoyen  certaines  personnes  dont  la  présence  n'é- 
tait pas  désirée.  lisse  proposaient  d'organiser  un  État  dans  lequel 
la  nature  humaine  serait  pliée  à  l'obéissance  aux  règlements 
conformes  à  l'opinion  et  aux  désirs  de  la  majorité  (2).  »  Natu- 

(1)  Que  serait-ce.  lorsqu'on  essaierait  d'imposer  à  tous,  même  aux  récalcitrants,  le 
régime  collectiviste! 

(2)  The  industrial  évolution  of  the  United  StateSj  by  CarroK  D.  "Wright.  New- 
York.  1897,  Flood  et  Vincent,  p.  105.  Cet  ouvrage  vient  d'être  traduit  par  notre  sa- 
vant collègue.  M.  Lepelletier,  Paris.  Larose.  1901. 

Il  n'y  a  pas,  semble-t-il,  d'exemple  plus  saisissant  de  la  puissance  des  forces  so- 
ciales que  celui-là.  Ces  Pères  pèlerins  étaient  imbus  des  idées  communistes,  ils  vou- 
laient soumellre  tous  les  actes  de  la  vie  civile  à  la  direction  du  pouvoir  religieux;  ils 
détestaient  l'industrie  et  les  usines  et  en  toutes  choses  ils  étaient  autoritaires  et  exclu- 
sifs :  et  voilà  que  leur  patrie  nouvelle  devait  inaugurer  dans  le  monde  le  régime  de 
la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'État  et  frayer  la  voie  de  la  liberté  poussée  à  ses  der- 
nières limites  et  du  particularisme  le  plus  intensif;  depuis  deux  ans,  l'extraction  de  la 
houille  dépasse  aux  États-Unis  celle  de  l'Angleterre  même,  et  l'année  1901  a  vu  éclore 


292  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rellement  ces  hommes  entreprirent  de  réglementer  le  travail  et, 
pour  éviter  quelques-unes  des  difiîcultés  éprouvées  dans  leur 
vie  passée,  ils  imaginèrent  d'organiser  le  travail  sur  la  base 
communautaire.  Chaque  colon  devait  accomplir  sa  tâche  en  vue 
de  concourir  à  Tentretien  de  la  masse,  et  le  résultat  de  l'efibrt 
combiné  de  chacun  devait  bénéficier  à  tous.  En  ce  qui  concerne 
le  travail  et  la  production,  le  communisme  pur  et  simple  était  le 
but;  mais  le  capitaine  John  Smith,  en  Virginie,  après  une  très 
courte  expérience,  trouva  que  ce  système  ne  réussirait  pas,  et, 
non  sans  avoir  fait  entendre  quelcjues  plaintes  amères,  il  dé- 
clara que  «  celui  qui  ne  veut  pas  travailler,  ne  doit  pas  manger  ». 
A  la  même  époque,  la  colonie  de  Plymouth,  après  avoir  essayé 
pendant  près  de  trois  années  le  système  communautaire,  arriva 
à  la  même  conclusion,  car  elle  avait  découvert  que  «  les  frelons 
percevaient  les  mêmes  avantages  que  les  colons  laborieux  ». 
Ainsi  le  travail  retourna  à  son  ancienne  organisation  et  des 
salaires  furent  payés  en  échange  des  services  rendus. 

On  le  voit,  l'expérience  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  et 
pourtant  quelles  n'étaient  pas  la  générosité  de  cœur,  l'honnê- 
teté vraie,  la  droiture  de  ces  premiers  colons!  Ils  constituaient 
un  groupe  d'élite  et  leur  installation  en  pays  inhabité  leur  per- 
mettait de  s'établir  à  leur  guise  :  ils  ne  furent  victmies  d'aucun 
de  ces  éléments  perturbateurs  si  souvent  mis  à  contribution  par 
les  écrivains  collectivistes  pour  expliquer  les  échecs  des  Saint- 
Simoniens  et  des  coopératives  de  production.  Malgré  tout,  ils 
échouèrent,  comme  les  Jésuites  devaient  plus  tard  échouer  au 
Paraguay,  parce  qu'aucune  puissance  ne  peut  s'insurger  contre 
la  loi  des  forces  créées.  Puisse  seulement  leur  exemple  profiter 
aux  théoriciens  du  xx^  siècle,  si  jamais  ils  songeaient  à  risquer 
semblable  partie  avec  beaucoup  moins  d'atouts  dans  leur  jeu. 
Au  surplus,  les  colons  de  la  Nouvelle-Angleterre  essayèrent  de 
«  se  rattraper  »  en  fixant  du  moins  le  taux  des  salaires  par  une 
loi  ;    mais  les  forces  sociales  sont  sans  pitié  :  ces  braves  citoyens 

le  Trust  de  la  métallurgie  au  capiLal  de  cinq  milliards  et  demi.  Illustres  Pères  pèlerins, 
vous  TOUS  agitiez  et  Dieu  vous  menait,  voulant  instruire  par  vous Ihumanité  entière, 
si  elle  consent  à  profiter  des  leçons  de  rexpérience! 


LE    PROBLÈME    DE   LA    DKTERMINATION    DU    SALAIRE.  293 

furent  bientôt  obligés  crabandonner  cette  position  comme  ils 
avaient  abandonné  l'autre,  et  le  régime  du  salariat  s'installa 
librement  au  milieu  de  ceâ  bommes  qui  l'avaient  eu  d'abord  en 
borreur. 

4''  Tout  le  mouvement  des  sociétés  modernes  tend  vers  l'éman- 
cipation et  l'affranchissement  de  l'individu.  Le  développement 
des  transports  l'affranchit  de  la  servitude  du  lieu,  pendant  que 
le  développement  de  la  vie  urbaine,  le  soustrait  à  la  sujétion  du 
voisinage  ;  la  diffusion  de  l'instruction  fait  échapper  son  esprit 
à  la  domination  de  l'ignorance,  pendant  que  les  progrès  de  la 
science  médicale  diminuent  l'empire  de  la  maladie  et  retardent 
la  mort  même;  enfin  le  machinisme  libère  l'homme  du  travail 
matériel  écrasant  et  dans  un  avenir  prochain  lui  assurera  des 
loisirs.  Croit-on  que  ce  merveilleux  concert  de  forces  les  plus 
diverses  providentiellement  dirigées  vers  le  même  but,  l'affran- 
chissement de  l'homme,  se  puisse  concilier  avec  un  régime  po- 
litique aux  règlements  innombrables,  minutieux  et  vexatoires? 
Il  faut  peu  de  temps  pour  décréter  la  socialisation  des  moyens 
de  production  et  d'échange,  mais  a-t-on  bien  réfléchi  aux  di- 
mensions des  problèmes  embusqués  derrière  ces  modestes  expres- 
sions? On  dit  que  la  législation  sociale  s'amplifie  et  que  les  ser- 
vices publics  de\dennent  chaque  jour  plus  nombreux  :  c'estexact, 
et  il  est  puéril,  en  effet,  sous  prétexte  d'individualisme,  de 
s'effrayer  de  toutes  les  extensions  des  services  publics  :  à  mesure 
que  les  sociétés  progressent,  les  exigences  de  l'ordre  public  ma- 
tériel et  social  deviennent  plus  nombreuses,  et  il  n'y  aurait  rien 
de  trop  extraordinaire  à  ce  que,  dans  un  avenir  qui  n'est  peut-être 
pas  très  lointain,  on  considère  que  chaque  logement  doit  être 
muni  d'un  bain-douche  ou  de  l'éclairage  électrique,  comme  on 
a  considéré,  il  y  a  quelques  années,  que  chaque  maison  de  Paris 
devait  avoir  sa  boite  Poubelle,  et  comme  on  vient  de  considérer 
que  le  «  tout  à  l'égout  »  devait  être  installé  dans  toutes  (1).  Mais 

(1)  Au  congrès  des  habitations  à  bon  marché,  tenu  à  Paris  en  juin  1900.  des  délé- 
gués belges  exposèrent  que  leur  société  installait  dans  chacune  de  ses  maisons  ou- 
vrières un  bain-douche,  dont  les  frais  d'établissement  étaient  minimes  en  comparaison 
des  avantages  hygiéniques  et  moraux  obtenus.    L'alimentation  des  grandes  villes  en 


294  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

CCS  mesures-là  ne  gênent  la  liberté  que  pour  en  assurer  le  meil- 
leur usage,  comme  le  tremplin  n'arrête  le  coureur  que  pour  lui 
permettre  de  se  mieux  élancer.  On  peut  répéter  pour  la  lil^erté 
Tadmirable  comparaison  appliquée  à  la  science  :  un  flambeau  est 
placé  au  centre  d'une  immense  sphère  ténébreuse;  à  mesure 
que  la  puissance  du  foyer  lumineux  s'accroît,  elle  ne  fait  que 
signaler  à  l'attention  une  sphère  plus  vaste  de  points  obscurs. 
Ainsi  en  est-il  en  matière  sociale  :  à  mesure  que  certains  besoins 
généraux  sont  considérés  comme  objet  des  services  publics,  l'in- 
dividu déchargé  du  souci  d'y  aviser  et  d'y  pourvoir  donne  à  son 
énergie  d'autres  emplois,  et  il  se  trouve  que,  par  l'effet  de  la 
civilisation  progressive  et  des  inventions,  le  champ  ouvert  à  son 
activité  s'étend  toujours,  loin  de  se  rétrécir.  Croit-on  que  le  sau- 
vage de  l'Afrique  centrale  est  plus  libre  que  le  Français,  parce 
qu'aucun  règlement  ne  lui  prescrit  de  déclarer  les  maladies  con- 
tagieuses de  ses  enfants,  ou  qu'aucun  magistrat  n'assure  le  res- 
pect et  la  justice  entre  les  membres  delà  collectivité?  Qu'on  ne 
s'y  méprenne  pas  :  oui,  les  sociétés  modernes  tendent  à  régle- 
menter de  plus  en  plus  l'alignement  des  maisons,  l'évacuation 
des  eaux  vannes  et  l'aération  des  ateliers,  mais  chaque  jour  aussi 
l'homme  se  lance  plus  libre  et  plus  indépendant  dans  le  genre 
de  vie  qu'il  choisit  à  sa  guise.  Loin  de  nous  la  pensée  de  soutenir 
que  cette  liberté  toujours  plus  large  soit  sans  péril  :  tout  au  con- 
traire, elle  exige  une  éducation  nouvelle,  dont  il  n'est  pas  aisé 
de  trouver  la  formule  :  en  ce  moment,  nous  voulons  seulement 

eau  potable,  le  nettoiement  des  rues  sont  des  matières  à  propos  desquelles  il  est  facile 
de  suivre  l'évolution.  Au  début,  il  n  y  a  aucun  service  d'adduction  d'eau  ;  à  une  se- 
conde période,  la  municipalité  installe  quelques  bornes  fontaines  :  c'est  le  beau  moment 
des  porteurs  d'eau;  puis  une  étape  nouvelle  est  franchie  et  l'eau  est  vendue  aux  par- 
ticuliers qui  souscrivent  des  «  abonnements  »;  enfin  personne  ne  veut  plus  se  passer 
d'eau  potable  et.  lorsque  les  sources  sont  abondantes,  l'eau  est  fournie  gratuitement 
(en  apparence)  et  la  municipalité  s'indemnise  des  frais  au  moyen  des  impots  ordinaires  sur 
la  propriété  foncière.  On  connaît  les  expériences  anglaises  et  ce  qu'on  a  appelé  très  im- 
proprement le  socialisme  municipal.  A  Birmingham,  on  examine  très  sérieusement 
un  projet  de  transports  publics  gratuits.  —  En  face  de  cette  extension  du  pouvoir 
gouvernemental  pour  tout  ce  qui  concerne  la  sécurité  et  l'hygiène  matérielles,  il  faut 
placer  tous  les  reculs  de  cette  action  dans  le  domaine  moral  :  l'exercice  de  la  puis- 
sance paternelle,  le  respect  de  la  lidélité  conjugale  et  des  bonne«i  mœurs,  l'exact  paie- 
ment des  dettes,  etc.,  sont  beaucoup  moins  sauvegardés  aujourd'hui  par  la  loi  qu'ils 
ne  l'étaient  autrefois. 


LE    PROBLÈME   DE   LA    DÉTERMINATION    DU    SALAIRE.  21)5 

constater  un  fait  indéniable  et  indiquer  que  rhomme  affranchi 
brisera  comme  un  fétu  de  paille  les  règlements  obstructifs,  atro- 
phiants et  stérilisants,  que  les  fonctionnaires  de  TÉtat  socialiste 
auront  vainement  médités. 

Sans  doute,  plusieurs  sociaKstes,  qui  ont  discerné  la  valeur 
de  l'objection,  ont  entrepris  de  démontrer  que  le  socialisme  était 
parfaitement  conciliable  avec  l'individualisme,  et  ils  ont  affirmé 
que  le  collectivisme  assurerait  mieux  le  respect  des  (h^oits  de 
l'individu,  qui  sont  au  contraire  violés  dans  la  société  capita- 
liste, où,  d'une  part,  la  loi  des  salaires  opprime  les  ouvriers  et, 
d'autre  part,  la  concurrence  entre  producteurs  aboutit  au  mono- 
pole. 

La  répartie  est  habile.  Il  est  exact  que,  dans  un  grand 
nombre  d'hypothèses,  le  contrat  du  travail  n'est  pas  libre  de  la 
part  de  l'ouvrier.  Obligé  de  vendre  son  travail  pour  satisfaire  à 
des  besoins  d'une  extrême  urgence,  l'employé  accepte  un  prix 
qu'il  n'est  pas  libre  de  discuter  ou  de  refuser,  et  un  économiste 
américain,  Francis  Walker,  remarque  avec  perspicacité  que 
('  le  travail  vraiment  libre  est  celui  qui  est  accompli  à  la  suite 
d'un  choix.  Tant  que  la  faim  brutale  pousse  un  homme  à  tra- 
vailler, celui-ci  ne  diffère  pas  beaucoup  d'un  esclave.  Lorsqu'il 
travaille,  parce  qu'il  opte  pour  l'effort  plutôt  que  pour  la  priva- 
tion de  choses  agréables  ou  honorables,  son  travail  est  celui 
d'un  homme  libre  »  (1).  De  cette  liberté-là,  il  est  exact  de  dire 
que  la  grande  majorité  des  ouvriers  français,  brimés  sous  le 
régime  du  marché  individuel  de  travail  par  la  loi  des  salaires, 
ne  jouissent  pas,  mais  l'objection  suppose  toujours  que  la  loi 
des  salaires  est  le  fléau  nécessaire  et  inévital)le  du  régime  capi- 
taliste de  la  grande  industrie  :  si  ce  postulat  est  démontré  faux, 
l'objection  s'effondre  :  or,  j'ai  démontré  que  la  loi  des  salaires 
peut  et  doit  être  «  écartée  »,  sans  abolir  le  régime  capitaliste. 
Et,  en  toute  hypothèse,  le  moyen  que  proposent  les  socialistes 
serait  mille  fois  plus  oppressif  que  le  mal  dont  on  se  plaint. 
Jamais  l'humanité,  même  en  son  berceau  de  l'Orient,  n'aurait 

(1)  Francis  Walker,  The   Wagea  question,  New-York,   Henry  Holt  et  C'J,  1891, 
p.  127. 


296  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

connu  un  régime  aussi  tracassier,  aussi  minutieusement  domi- 
nateur des  moindres  actes  de  la  vie  privée  que  le  collecti- 
visme ;  et  c'est  en  un  temps  d'affranchissement  universel  que  Ton 
met  en  avant  un  pareil  système  (1)  !  ' 

5°  Le  régime  collectiviste  aurait  certainement  pour  résultat  de 
multiplier  par  un  coefficient  presque  égal  à  Tinfîni  un  mal  dûment 
constaté  chez  tous  les  politiciens  et  dont  les  démocraties,  à  en  juger 
par  les  États-Unis  et  la  France,  ne  semblent  pas  plus  exemptes  que 
les  monarchies  aristocratiques  :  le  favoritisme  et  le  népotisme.  On 
connaît  les  Lobby ists  de  Washington,  le  Tammany-Hall  de  New- 
York,  qui  a  tenu  à  montrer  récemment,  par  les  scandales  de 
police  delà  Cité  Empire,  que  les  générations  actuelles  connais- 
saient et  maintenaient  les  traditions  du  trop  célèbre  Club.  De 
ce  côté  de  l'Atlantique,  on  respecte  mieux  les  exigences  de  la 
décence  extérieure,  mais  il  est  permis  à  un  sincère  ami  des  ins- 
titutions républicaines  de  rappeler  que  trop  souvent  aujour- 
d'hui les  agents  électoraux  et  les  gros  électeurs  jouissent  d'une 
immunité  fâcheuse  pour  la  justice  et  pour  le  Trésor.  Les  pour- 
suites pour  contraventions  en  matière  de  contributions  indi- 
rectes ou  pour  d'autres  délits  sont  parfois  détournées  avec  une 
déplorable  facilité.  Le  cas  de  ce  député  qui,  maire  d'une  petite 
ville  où  il  exploitait  une  importante  épicerie,  devint  soudaine- 
ment partisan  de  la  suppression  des  octrois  le  jour  où  il  cessa 
d'être  maire,  parce  qu'auparavant  ses  marchandises  ne  payaient 
jamais  les  taxes  d'octroi,  est  loin  d'être  exceptionnel.  Qui  donc 
oserait  affirmer  que  les  fonctions  publiques,  surtout  dans  lés 
postes  élevés,  sont  toujours  décernées  aux  plus  capables  et  aux 


(1  )  Et  qu'on  ne  se  flatte  pas  que  le  domaine  de  la  pensée  resterait  du  moins  libre  !  La 
liaison  qui  unit  les  pensées  et  les  idées  aux  faits  économiques  et  sociaux  est  trop 
étroite  pour  qu'on  puisse  admettre  une  aussi  irréelle  distinction.  Le  cas  de  M.  Jaurès 
exclu  au  mois  de  juillet  dernier  de  divers  groupes  socialistes  parce  que  sa  fille  aurait 
reçu  une  instruction  religieuse  et  aurait  fait  sa  première  communion,  est  édifiant  à 
ce  sujet.  La  vérité  est  que  les  socialistes  n'apprécient  guère  la  liberté,  n "en  voulant 
voir  que  les  inconvénients.  Dans  un  article  relatif  aux  Universités  populaires,  M.  La- 
gardelle  rapporte  ce  propos  de  M.  Guesde  :  «  Le  prolétariat  doit  avoir  des  œillères  : 
instruire  les  ouvriers,  c'est  en  faire  des  raisonneurs,  c'est  les  amuser,  c'est  les  détour- 
ner de  leur  route.  »  Mouvement  socialiste^  T'  septembre  1900,  p.  307,  cité  par  M.  G. 
Sorel,  Science  sociale,  année  1900,  t.  XXX,  p.  27. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  DÉTERMINATION  DU  SALAIRE.         297 

plus  honorables?  Or,  à  quel  spectacle  n'assisterait-on  pas,  le  jour 
où  messieurs  les  politiciens  repartiraient  les  tâches  et  distribue- 
raient les  marchandises!  N'insistons  pas,  ce  serait  cruel I 

6^^  Sous  le  régime  de  la  concurrence,  la  société  bénéficie  de 
deux  avantages  d'une  valeur  inestimable  :  chaque  individu  est 
poussé  à  restreindre  ses  besoins  dans  des  limites  raisonnables 
et  à  rendre  son  travail  plus  intensif,  plus  intelligent  et  plus 
productif  :  limitation  de  la  consommation,  extension  de  la  pro- 
duction, voilà  bien  deux  effets  propres  au  régime  actuel.  Sans 
doute,  aux  deux  extrémités,  il  y  a  des  abus  en  sens  inverse  : 
quelques-uns  consomment  sans  produire  et  d'autres,  en  beaucoup 
plus  grand  nombre,  produisent  et  ne  reçoivent  pas  une  rémuné- 
ration suffisante  de  leur  labeur;  mais,  au  demeurant,  même  avec 
ces  abus  qui  ne  sont  pas  de  l'essence  du  régime  capitaliste  et  qu'on 
peut  arriver  à  restreindre  de  plus  en  plus  —  ainsi  que  nous  l'a- 
vons constaté  en  étudiant  les  syndicats  (1)  —  la  concurrence  pro- 
duit sur  la  grande  majorité  des  individus  les  deux  effets  salutaires 
que  je  viens  de  dire.  Dans  le  grand  atelier  moderne,  la  con- 
currence exerce  cette  double  action  avec  une  inlassable  et 
minutieuse  persévérance  :  quelle  n'y  est  pas  l'activité  des  ou- 
vriers rémunérés  à  la  tâche,  la  perfection  de  l'outillage,  et  l'é- 
conomie des  matières  premières,  et  l'habileté  à  utiliser  les 
moindres  déchets!  Que  de  finesse  dans  les  achats  des  matières 
et  la  découverte  des  nouveaux  débouchés,  que  de  perspicacité  à 
deviner  les  goûts  de  la  clientèle,  les  mouvements  de  la  mode, 
les  moyens  plus  économiques  ou  plus  agréables  de  répondre 
aux  besoins  de  tous!  Et  en  même  temps,  combien  la  rémuné- 
ration de  chaque  producteur  est  calculée  de  près  !  Tout  au  con- 
traire le  fonctionnarisme,  que  le  collectivisme  emploierait  à 
toutes  choses,  développe  naturellement  chez  l'homme,  même  le 
meilleur,  la  négligence,  la  routine  et  l'apathie,  et  d'autre  part 
il  intensifie  ses  besoins  et  le  pousse  à  la  consommation,  voire 
au  gaspillage.  Il  est  superflu  d'insister  sur  ce  double  effet,  fata- 
lement engendré  par  Tégoïsme  humain  et  par  la  loi  de  solida- 

(1)  Voir  Jai  Science  sociale,  l'organisation  syndicale  ouvrière,  dans  la  livraison 
de  janvier  1902,  t.  XXXIII,  p.  5. 


:^98  LA   SCIENCE  SOCIALE. 

rite  (1).  On  comiait  la  phrase  classique  :  «  Ne  te  gêne  pas,  c'est 
la  princesse  qui  paie.  ^)  Il  faudrait  des  volumes  pour  relater  les 
exemples  que  F  expérience  quotidienne  de  la  vie  met  sous  les 
yeux  de  tous  :  à  Paris,  on  remarque  que  les  théâtres  nationaux 
hrûlent  plus  souvent  que  les  autres  et  ne  sont  assurés  que  pour 
une  portion  minime  de  leur  valeur;  en  mer,  on  constate  que 
les  accidents  sont  plus  nombreux  à  bord  des  navires  de  TÉtat 
qu'à  bord  des  navires  marchands,  et  que  notamment  les  vais- 
seaux de  guerre  ont  une  déplorable  tendance  à  visiter  les  hauts 
fonds  de  sable  ou  de  rochers.  Ici,  ce  sont  des  soldats  qui  gâ- 
chent une  grande  partie  des  pommes  de  terre,  de  la  viande  et 
du  pain  qu'on  leur  distribue;  là,  ce  sont  des  officiers,  auxquels 
des  frais  de  campagne  sont  alloués  en  manœuvres,  qui  se  don- 
nent une  nourriture  succulente  et  luxueuse,  qu'aucun  d'eux  ne 
songerait  à  avoir  s'il  était  à  son  foyer.  Il  y  a  quelques  mois,  un 
facteur  rural  me  racontait  qu'il  avait  toujours  le  droit  de  de- 
mander une  revision  de  sa  tournée  lorsqu'elle  devenait  trop 
longue;  mais,  bien  entendu,  quand  l'inspecteur  chargé  de  cette 
revision  venait  y  procéder,  il  se  gardait  bien  de  lui  indiquer 
les  sentiers  et  les  «  raccourcis  »  qui  abrégeaient  de  plus  d'un 
tiers  le  chemin  des  grandes  routes.  Voici  une  autre  anecdote 
authentique  :  un  officier  de  marine,  commandant  un  vaisseau 
de  guerre,  désirait  passer  à  terre  la  saison  hivernale.  Il  adressa 
au  ministère  de  la  marine  un  rapport  concluant  à  la  revision 
complète  de  la  tuyauterie,  qui  était  en  excellent  état.  Sa  re- 
quête fut  admise;  seulement,  pour  une  fois,  le  joueur  fut  pris 

(1)  On  sait  que.  depuis  quatre  ou  cinq  ans.  les  politiciens  parlent  beaucoup  de  la 
solidarité  —  dans  nombre  de  discours  politiques,  on  rencontre  le  mot  une  vingtaine 
de  fois  —  c'est  la  mode,  et  il  parait  que  ce  principe  est  une  base  suffisante  pour  la 
morale  intégrale.  En  attendant  que  cette  billevesée  soit  mise  au  rancart,  on  ferait 
bien  d'insister  aussi  sur  l'action,  démoralisatrice  de  la  solidarité,  qui  peut  être  envisa- 
gée de  deux  manières  très  différentes.  On  peut  se  dire  :  «  Je  ne  ferai  pas  telle  mau- 
vaise action,  parce  qu'elle  rétlécliirait  pernicieusement  sur  mon  prochain  »  ;  mais  on 
peut  se  dire  aussi  :  «  A  quoi  bon  me  priver  de  celle  jouissance,  ou  miinposer  cet  effort, 
est-ce  que  je  ne  sais  pas  quil  y  a  un  grand  nombre  de  «  fricoteurs  »  qui  seront 
moins  vertueux  que  moi.^  Puisque  le  résultat  final  sera  le  même  pour  la  société,  au- 
tant vaut  que  le  bénéfice  soit  à  moi  qu'à  un  autre!  »  Les  applications  de  ce  raisonne- 
ment sont  innombrables.  Partout  et  toujours  la  même  loi  opère  :  l'irresponsabilité 
personnelle  développe  à  la  fois  et  le  gâchis  et  la  paresse. 


LE  PROBLÈME  DE  LA  DÉTERMINATION  DU  SALAIRE."        29Î) 

an  jeu.  On  fît  des  réparations  plus  complètes  encore  quïl  ne 
les  avait  demandées,  si  bien  que  le  navire  fut  désarmé  pendant 
plusieurs  mois,  et  les  frais  de  table  du'  commandant  furent 
supprimés.  Les  différents  services  puljlics  rivalisent  entre  eux 
de  cette  manière,  et  autrefois  les  abus  de  la  franchise  postale 
commis  par  un  certain  «  gendre  «  firent  quelque  bruit  en  France. 
Terminons  par  cet  idyllique  récit  emprunté  au  mieux  informé 
des  journaux  parisiens  :  «  Au  sanatorium  d'Angicourt,  tel  ma- 
jestueux corps  de  logis  à  sept  fenêtres  de  façade  ne  loge  que... 
Tadministration;  tel  élégant  pavillon  est  le  domaine...  du 
médecin  principal.  Et  tout  cela  est  d'une  architecture  parfaite, 
d'un  confort  bien  moderne.  L'Assistance  publique  entretient  à 
Angicourt  cinquante  employés  et  soixante  tuberculeux.  Le  lit 
revient  à  7.i51  francs,  terrain,  mobiher  et  entretien  non  com- 
pris. Or  ce  terrain,  ce  mobilier  et  cet  entretien  doivent  être 
horriblement  chers.  Le  terrain  occupe  une  surface  de  336. i33 
mètres.  Le  mobilier  vient  de  chez  nos  meilleurs  tapissiers  et, 
pour  l'entretien,  qu'on  en  juge  par  ce  simple  détail  :  on  brûle 
à  Angicourt  4.000  kil.  de  charbon  par  jour  :  ce  qui  fait  un 
peu  plus  de  66  kil.   par  tuberculeux  hospitalisé  »   (1). 

Voilà  les  faits  et,  qu'on  y  prenne  garde,  ils  ne  sont  tels  que 
parce  qu'une  loi  essentielle  de  la  nature  humaine  le  veut  ainsi  : 
et  cette  loi  du  moindre  travail  et  de  la  plus  grande  jouissance 
sous  le  régime  collectiviste  fait  pendant  à  la  loi  du  moindre 
salaire  sous  le  régime  de  la  concurrence,  avec  cette  différence 
essentielle  pourtant  que  la  loi  du  salaire  peut  être  distendue, 
tout  en  conservant  le  régime  qui  l'engendre,  tandis  que  la  loi 
du  moindre  travail  et  de  la  plus  grande  jouissance  ne  peut 
que  se  renforcer  à  moins  d'abolir  le  régime  communiste  (2). 


(1)  Le  Temps,  IG  mars  1901. 

(2)  Et  c'est  précisément  pour  cette  raison  que  l'humanité  a  toujours  évolué  vers 
l'individualisme,  que  tous  les  essais  contemporains  de  communisme  ont  échoué,  que 
les  pionniers  de  la  Nouvelle-Angleterre  ont  renoncé  à  leur  plan  communautaire  et 
qu'à  notre  époque  les  peuples  communautaires  évoluent  vers  le  particularisme.  La 
méthode  du  moindre  travail  et  de  la  plus  grande  jouissance  est  fort  appréciée  des 
inertes  et  des  jouisseurs;  mais  les  capables  et  les  laborieux  demandent  vite  la  liqui- 
dation et  laissent  leurs  camarades  se  débattre  dans  le  dénùment. 


300  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Soutenir  que  le  meilleur  moyen  pour  une  société  de  diminuer 
le  travail  de  ses  mem}3res  et  d'accroitre  la  masse  des  richesses 
consiste  à  supprimer  le  grand  moteur  de  l'activité  et  à  dévelop- 
per les  consommations  jusqu'au  gaspillage,  est  une  prétention 
c[ui  rappelle  le  fameux  système  des  commerçants  qui  perdent 
sur  chaque  vente  et  se  rattrapent  sur  le  grand  nombre.  On  dit 
que  la  déperdition  de  forces  qui  résulte  de  l'oisiveté  et  du  luxe 
dévorant  des  «  jouisseurs  repus  »  ne  se  produira  plus;  admet- 
tons-le, mais  si  l'on  recherche  avec  sang-froid  quel  est  le  nom- 
bre de  ces  improductifs,  on  reconnaîtra  que  le  gain  sera  minime, 
comparativement  à  la  masse  :  une  goutte  d'eau  ne  suffirait  pas 
à  faire  équilibre  aux  chutes  du  Niagara  (1). 

7""  Sous  le  régime  collectiviste,  la  monnaie  sera  supprimée.  Il 
serait  impossible  en  effet  de  tolérer  l'usage  d  un  moyen  d'é- 
change qui  n'aurait  plus  d'objet  et  qui  ne  pourrait  servir  qu'à 
jeter  le  trouble  dans  l'équitable  répartition  des  richesses  sui- 
vant le  travail  accompli  ou  les  besoins.  Chacun  recevra  un 
«  bon  de  travail  »,  qui  pourra  être  échangé  contre  des  c[uan- 
tités  déterminées  de  marchandises. 

((  Avec  ce  bon,  dit  Kropotkine,  chaque  travailleur  peut  se  pro- 
curer dans  les  magasins  de  l'État  ou  de  diverses  corporations 
toute  sorte  de  marchandises.  Le  bon  est  divisible,  en  sorte  que 
l'on  peut  acheter  pour  une  heure  de  travail  de  viande,  pour  dix 
minutes  d'allumettes  ou  bien  pour  une  demi-heure  de  tabac. 
Au  lieu  de  dire  quatre  sous  de  savon ,  on  dira,  après  la  révolu- 
tion collectiviste,  pour  cinq  minutes  de  savon.  » 

La  plupart  des  collectivistes  distingueraient  entre  le  travail 
cjualifié  et  le  travail  simple  ;  d'autres  admettraient  l'égalité 
des  salaires;  d'autres  donneraient  une  prime  au  travail  désa- 
gréable ou  malsain  ;  quelques-uns  même  admettraient  la  rétri- 
bution en  bloc,  par  atelier  ou  corporation. 

Quel  que  soit  le  système,  continue  Kropotkine,  «  vous  comp- 

(1)  Un  jeune  fêtard  très  riche  scandalise  par  son  luxe  beaucoup  d'honnêtes  ou- 
vriers attelés  à  leur  travail;  mais  si  on  le  met  à  un  métier  de  filature  ou  à  déchar- 
ger une  voilure  de  briques,  cela  ne  fait  qu'un  ouvrier  de  plus!  Il  ne  diminue  guère 
pour  les  autres  la  mesure  du  travail  nécessaire  à  la  collectivité. 


LE    PROBLÈME    DE    LA   DÉTERMINATION   DU   SALAIRE.  301 

terez  vos  minutes  de  travail  et  vous  serez  sur  le  guet  pour 
qu'une  minute  de  travail  de  votre  voisin  ne  puisse  acheter  plus 
de  produits  que  la  vôtre.  Puisque  l'heure  ne  mesure  rien,  puis- 
que dans  telle  manufacture  un  travailleur  peut  surveiller  qua- 
tre métiers  à  la  fois,  tandis  que  dans  telle  autre  usine,  il  n'en 
surveille  que  deux,  vous  devrez  peser  la  force  musculaire, 
l'énergie  cérébrale  et  l'énergie  nerveuse  dépensées.  Vous  cal- 
culerez minutieusement  les  années  d'apprentissage...  »  (1).  L'é- 
crivain anarchiste  signale  ici  malicieusement  une  des  difficultés 
que  rencontrerait  le  régime  collectiviste  :  dans  ce  même  ordre 
d'idées,  ce  n'est  ni  la  seule  ni  la  plus  grande.  A-t-on  bien  ré- 
fléchi aux  merveilleux  services  que  rendent  la  monnaie  elles 
prix?  Non  seulement  ces  deux  instruments  procèdent  mécani- 
quement et  simplement  à  ces  évaluations  comparatives,  qui 
seraient  le  casse-tête  chinois  de  la  société  nouvelle,  mais  encore 
ils  réglementent  avec  une  rigoureuse  précision  la  production  et 
la  distribution  des  richesses. 

Qu'on  me  permette  de  prendre  un  exemple  vulgaire.  Chaque 
année,  dans  la  seconde  moitié  du  mois  de  mai,  les  premières 
cerises  arrivent  à  Paris  :  on  les  vend  très  cher,  soigneusement 
alignées  sur  de  petits  bâtons  :  chaque  jour,  les  précieux  bâtons 
diminuent  de  prix,  puis  disparaissent  pour  faire  place  à  la 
cerise  vendue  au  poids  ;  le  demi-kilogramme  atteint  encore  un 
haut  prix;  puis  il  baisse  insensiblement,  suivant  centime  à  cen- 
time toute  la  filière  des  prix,  jusqu'au  plein  de  la  saison  :  nous 
sommes  alors  au  bas  de  la  courbe,  au  prix  minimum,  en  un 
point  qui  change  chaque  année  suivant  Tabondance  ou  la  rareté. 
On  reste  peu  de  temps  à  ce  degré  inférieur  du  marché  ;  bientôt 
on  remonte  la  courbe,  les  prix  s'élèvent  progressivement  jusqu'à 
ce  que  la  saison  des  cerises  ait  fait  ses  adieux  aux  Parisiens. 
Que  s'est-il  passé?  Une  chose  merveilleuse,  tout  simplement, 
et  qui  montre  combien  est  admirable  le  mécanisme  des  sociétés 
modernes.  Pendant  six  semaines,  des  quantités  sans  cesse  chan- 
geantes de  cerises  ont  été  expédiées  sur  Paris  et  dans  des  con- 


(1)  Pierre  Kiopotkine,  le  Salariat,  broch.  1880,  au  bureau  de  la  Révolte. 
T.  xxxm.  22 


30:2  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

ditions  telles  que,  chaque  jour,  à  peine  quelques  kilogrammes 
étaient  perdus,  et  cette  distribution  entre  trois  millions  de 
bouches  sans  compter  les  centres  c[ui  s'approvisionnent  à  Paris 
s'eli'ectuait  sans  soulever  la  moindre  plainte.  Au  moment  précis, 
le  prix,  régulateur  infaillible,  refrénait  les  désirs  ou  les 
éveillait,  et  cela  dans  la  mesure  exacte  où  il  était  bon  que  ces 
désirs  fussent  refrénés  ou  éveillés.  Et  pendant  que  le  prix  réa- 
lisait ces  merveilles  dans  la  distribution,  il  se  montrait  régula- 
teur non  moins  précis  de  la  production.  Dans  les  plus  petites 
])ourgades  de  France,  chacun  pouvait  savoir  s'il  devait  expé- 
dier des  cerises,  quelle  variété  il  devait  s'appliquer  à  cultiver 
de  préférence  en  vue  de  telle  ou  telle  période  de  la  consom- 
mation; etc. 

Cet  exemple  ne  vise  qu'une  denrée  non  susceptible  d'être 
conservée  et  transportée  à  travers  le  inonde.  Combien  plus 
frappante  encore  apparaîtrait  l'objection  contre  la  suppression 
de  la  monnaie,  si  l'on  prenait  l'exemple  de  ces  marchandises 
dont  la  production  est  concentrée  en  quelques  points  du  globe 
pour  être  ensuite  Tobjet  d'une  répartition  mondiale,  comme  le 
café,  le  thé,  le  pétrole,  la  laine,  le  coton! 

Voilà  quelques-unes  des  objections  que  suggère  contre  le 
sociahsme  et  le  collectivisme  le  témoignage  des  faits  (1).  Elles 


(1)  Il  est  à  peine  besoin  de  signaler  en  outre  les  objections  que  ne  manquerait  pas 
de  soulever  toute  fixation  légale  d'un  minimum  de  salaires.  Aussi  bien,  ce  procédé  qui 
fait  partie  du  programme  socialiste,  ne  serait-il  que  provisoire  et  n'est-il,  dans  la  pen- 
sée des  collectivistes,  qu'un  palliatif  en  attendant  la  grande  révolution  économique. 
Il  est  manifeste  que  cette  fixation  légale  aurait  le  même  sort  que  tous  les  édils  ou 
décrets  qui,  dans  le  passé,  en  France  et  en  Angleterre,  ont  déterminé  le  taux  (maxi- 
mum ou  minimum)  des  salaires.  L'exemple  de  l'Australie  n'a  rien  d'encourageant, 
et,  en  toute  hypothèse,  il  ne  pourrait  être  cçncluant.  En  1898,  cinq  des  conseils  spé- 
ciaux chargés  de  fixer,  dans  la  colonie  de  Victoria,  le  minimum  des  salaires  àpayer  dans 
certaines  industries  ont  établi  des  tarifs.  A  plusieurs  reprises,  linspecteur  principal  des 
fabriques  pour  la  colonie,  dans  son  rapport  de  1898  (rapport  où  d'ailleurs  il  se  dé- 
clare satisfait  delà  loi)  constate  que  les  ouvriers  âgés  ou  moins  actifs  ont  eu  à  souffrir, 
et  le  Gouvernement  a  di^  plus  d'une  fois  les  autoriser  à  travailler  à  un  prix  inférieur 
au  minimum  fixé.  De  plus,  les  ouvriers  en  chaussures  acceptent  moins  que  le  mini- 
mum, tout  en  déclarant  l'avoir  reçu  :  des  poursuites  ont  élé  intentées  avec  succès 
contre  les  défmquants,  mais  il  est  très  difficile  de  faire  la  preuve  en  pareille  matière. 
La  décision  des  divers  conseils  n'affectent  d'ailleurs  que  10.135  ouvriers  sur  45.844 
inscrits  en  1898. 


LE    FROMLÈME    DE    LA   DÉTERMINATION    DU    SALAIRE.  303 

font  apparaître  nettement  ces  doctrines  comme  les  produits 
derniers  de  Tidéologie  Imaginative,  qui  autrefois  régnait  en 
maîtresse  dans  toutes  les  branches  de  la  science.  On  connaît  les 
exploits  des  alchimistes  et  des  astrologues;  il  était  inévitable 
que  la  méthode  d'observation  rigoureuse  fût  d'abord  appréciée 
par  ceux  qui  se  consacraient  à  l'étude  des  objets  matériels,  et 
l'illusion  créée  par  une  fausse  notion  de  la  liberté  devait  re^ 
tarder  l'application  de  cette  même  méthode  à  l'étude  des  sociétés 
humaines.  Mais  on  peut  se  demander  s'il  n'est  pas  temps  enfin 
de  soumettre  à  son  tour  la  sociologie  à  des  méthodes  de 
travail  qui  ont  donné  de  si  merveilleux  résultats  dans  les  autres 
branches  du  savoir  humain. 

Le  succès  actuel  des  doctrines  socialistes  ne  doit  pas  faire  illu- 
sion :  l'homme  s'accroche  désespérément  aux  formes  sociales 
en  vue  desquelles  une  longue  accoutumance  l'a  façonné.  Qu'on 
y  songe,  il  y  a  cent  vingt-cinq  ans,  les  corporations  existaient 
encore  et,  dans  toute  la  société,  chaque  individu  dûment  placé 
à  un  poste  hiérarchique  ne  redoutait  guère  la  compétition.  Que 
de  changements  survenus  depuis  ce  temps  !  Et  comme  on  com- 
prend bien  que  les  hommes  violemment  projetés  en  pleine  con- 
currence au  milieu  d'un  état  social  qui  ne  reconnaissait  plus 
les  classes  ni  la  hiérarchie  aient  cru  ne  trouver  le  salut  que 
dans  le  retour  à  des  institutions  d'assurance  collective  et  mu- 
tuelle contre  les  risques  de  la  vie.  Mais  l'avenir  n'est  pas  de  ce 
côté,  et  le  mouvement  concerté  de  toutes  les  forces  et  de  toutes 
les  institutions  nous  éloigne  du  collectivisme,  loin  de  nous 
diriger  vers  ses  rivages. 

Seulement,  qu'on  y  prenne  garde,  cette  vérité  ne  peut  être 
admise  par  les  prolétaires  dans  un  pays,  qu'autant  que  les 
hommes  qui  y  jouissent  de  l'aisance  ou,  à  plus  forte  raison,  de 
la  fortune,  donnent  eux-mêmes  l'exemple  de  la  ^^irilité,  de  l'é- 
nergie, de  l'aptitude  à  «  reposer  sur  ses  propres  avirons  ». 
Lorsque,  dans  une  bourgeoisie,  les  familles,  trop  souvent  adon- 
nées au  malthusianisme,  ne  désirent  pour  leur  fils  qu'un  riche 
mariage  et  une  fonction  administrative,  afin  que  la  vie,  exempte 
de  tout  risque  et  de  toute  responsabilité,  s'écoule  sans  autre 


304  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

changement  que  ravancement  prévu  et  décerné  au  bénéfice  de 
l'âge,  il  est  fatal  que  les  doctrines  collectivistes  séduisent  l'es- 
prit populaire.  Cette  séduction  n'est,  on  le  sait,  que  trop  réelle 
et  chaque  jour  on  constate  un  désir  plus  vif  chez  les  ouvriers 
français  d'utiliser  à  leur  profit  les  rouages  de  la  machine  gou- 
vernementale ,  si  avantageusement  exploitée  jusqu'ici  par  la 
bourgeoisie  (1).  A  cette  constatation,  on  s'inquiète  et  on  se 
trouble.  Cette  inquiétude  et  ce  trouble  sont  vains  :  une  seule 
chose  importe  :  modifier  F  éducation  des  générations  nouvelles 
et  convaincre  ses  fils  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  déserter  dans  la 
vie,  et  que  celui-là  déserte  qui  n'a  d'autre  idéal  que  de  s'ap- 
puyer sur  la  fortune  de  son  père  ou  de  sa  femme  et  sur  le 
maigre  traitement  de  l'État.  Tant  que  cette  réforme  n'aura  pas 
été  admise,  les  socialistes  peuvent  être  assurés  de  remporter  de 
belles  victoires  électorales  ou  parlementaires. 

Paul  Bureau. 

(1)  La  discussion,  à  la  Chambre  des  députés,  du  projet  de  loi  sur  les  retraites  ou- 
vrières est  instructive  sur  ce  point.  Le  grand  argument  que  l'on  a  sans  cesse  opposé 
aux  adversaires  du  projet  était  celui-ci  :  Nous  demandons  pour  les  ouvriers  ce  que 
l'État  donne  à  tous  ses  fonctionnaires,  et  vous  savez  bien  que  vous  ne  rêvez  qu'une 
chose  pour  vos  fils,  une  bonne  fonction  publique. 


HISTOIRE 

DE  LA  FORMATION  PAKTICILARISTE 


XX 

LA  CHEVALERIE  OU  LE  MILITARISME  FÉODAL  (1). 

Nous  avons  bien  constaté  par  quelles  causes  naturelles  et  à 
l'aide  de  quelle  forme  connue  d'association  les  Communes  s'é- 
taient constituées.  iMais  nous  ne  nous  sommes  pas  précisément 
expliqué  comment  Fautorité  seigneuriale,  qui  s'exerçait  d'une 
manière  si  souveraine  sur  les  villes  féodales,  s'était  bientôt  si 
généralement  retirée  devant  leurs  revendications. 

Qu'était-ce,  après  tout,  qu'une  Conmiune?  une  conjuration 
d'artisans,  qui  se  rendaient  maîtres  de  leur  bourg  par  sur- 
prise et,  les  portes  closes,  se  tenaient  abrités  derrière  une  en- 
ceinte de  murailles.  Tous  les  bourgs  dépendants  d'une  même 
seigneurie  ne  se  soulevaient  pas  ensemble  ;  le  seigneur  n'avait 
guère  affaire  qu'à  un  seul,  chaque  fois  :  la  conspiration  com- 
munale se  limitait,  nous  l'avons  vu,  aux  habitants  d'une  même 
ville.  Qu'était  donc,  pour  se  trouver  compromise  dans  ces  cir- 
constances, la  condition  réelle  du  seigneur  à  la  fin  du  xi°  siècle 
et  au  commencement  du  xii*'?  C'est  la  question  que  nous  avons 
maintenant  à  éclaircir  pour  nous  rendre  compte  des  événements 
qui  emportaient  alors  le  régime  féodal,  comme  nous  nous 
sommes  rendu  compte  de  ceux  qui  l'avaient  amené. 

(1)  Voir  l'article  précédent,  mars  1902.  Science  sociale,  t.  XXXIII,  p.  211. 


306  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Le  plus  souvent,  on  fait  naître  le  régime  féodal  de  la  disso- 
lution de  l'empire  carlovingien  au  ix®  siècle,  et  on  imagine 
qu'il  a  été  se  fortilîant  et  resserrant  ses  liens  jusqu'au  XII^  Ce 
serait  alors  que,  dans  la  plénitude  de  sa  vigueur,  il  aurait  ren- 
contré les  petites  Communes  et  la  petite  royauté  capétienne, 
et  se  serait  replié  devant  elles.  C'eût  été  bien  de  la  bonté  de  sa 
part  et  l'on  ne  saurait  être  plus  complaisant.  Mais  les  choses 
ne  se  sont  pas  passées  et  ne  pouvaient  pas  se  passer  de  la  sorte. 

Le  régime  féodal  n'est  pas  né  au  ix^  siècle  :  il  a  commencé  à 
se  former  parle  moyen  des  «  immunités  »,  en  opposition  à  la 
domination  mérovingienne  dès  qu'elle  se  fut  sérieusement  établie 
en  Gaule,  c'est-à-dire  tout  au  moins  au  vii^  siècle.  (Voir  Science 
sociale^  mai  1901,  t.  XXXII,  p.  iSO  :  Le  Franc.)  Au  ix%  il  avait 
atteint  sa  plus  grande  force  de  cohésion  :  les  domaines,  pour 
assurer  par  de  plus  puissantes  protections  leur  inviolabilité 
contre  l'ingérence  des  fonctionnaires  royaux,  furent  un  moment 
groupés  sous  une  trentaine  de  grandes  suzerainetés  seulement. 

Mais,  quand  la  royauté  eût  été  complètement  affaiblie  sous  les 
derniers  Carlo vingiens,  la  féodalité  victorieuse  n'eut  plus  Jjesoin 
d'une  union  aussi  étroite  et  aussi  compacte,  et  elle  relâcha  ses 
liens  :  l'émancipation  des  vassaux  et  l'affranchissement  des  serfs 
remplirent  les  x®  et  xi"  siècles;  de  sorte  que,  à  la  fiïi  du  xi*^, 
lorsque  se  produisit  le  soulèvement  des  Communes,  la  puis- 
sance seigneuriale  s'était  déjà  amoindrie  au  cours  de  deux  siè- 
cles par  les  progrès  de  la  liberté. 

La  féodalité  s'est  ainsi  partagée  en  deux  grandes  périodes  : 
l'une  de  concentration,  l'autre  de  déconcentration.  Quand  la 
puissance  seigneuriale  en  vint  à  lentement  se  dissoudre  dans  la 
seconde  période,  ce  ne  fut  l'effet  d'aucune  réaction  contre  la 
formation  particulariste  d'où  elle  était  née,  mais  elle  suivit 
simplement  sa  loi  :  elle  ne  s'était  organisée  c|ue  contre  le  pou- 
voir royal;  une  fois  ce  pouvoir  abattu,  le  mouvement  d'indé-* 
pendance  qui  avait  poussé  les  propriétaires  à  liguer  leurs  do- 
maines, devait  les  pousser  à  rompre  cette  ligue;  les  inféodés 
de  tous  degrés  devaient,  à  qui  mieux  mieux,  s'efforcer  de  se 
soustraire  à  leur  suzerain.   C'était  un  mouvement  analogue  à 


niSTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  .*i07 

celui  qui  tout  d'abord  avait  porté  les  Francs  à  se  dégager  de 
la  Truste  mérovingienne,  dès  le  moment  où,  le  nord  de  la 
Gaule  conquis,  le  J)ut  pour  lequel  ils  s'étaient  joints  à  elle  se 
trouvait  atteint. 

Mais,  tandis  que  la  puissance  seigneuriale  déclinait  ainsi, 
tout  ce  qu'elle  avait  libéré  avec  elle  du  régime  administratif 
romano-barl)are  continuait  à  monter  derrière  elle;  et  c'est 
pourquoi  cette  période  de  déconcentration  de  la  féodalité  a 
été  vraiment  celle  de  son  apogée,  marqué  par  Taccessioii 
croissante  de  la  population  à  l'indépendance  et  à  la  propriété 
et  signalé  dans  diverses  l)ranches  de  l'activité  humaine  par 
des  résultats  pleins  d'originalité  et  de  grandeur,  où  éclate 
dans  toute  sa  force  l'esprit  particulariste.  (Voir  Science  sociale^ 
août  1901,  t.  XXXll,  p.  10*2  :  V Apogée  de  la  Féodalité;  — 
mars  1902,  t.  XXXIII,  p.  211  :  Le  Mouvement  communal.) 

Il  n'y  a  donc  pas  de  mystère  au  très  considérable  affaiblis- 
sement qu'avait  subi  la  puissance  seigneuriale  quand  apparu- 
rent les  Communes.  Et  c'est  bien  grâce  à  cet  affaiblissement 
que,  malgré  quelques  rudes  débuts,  les  Communes  s'établirent 
si  aisément.  Elles  se  trouvaient  entrer  les  dernières  dans  la 
voie  d'émancipation  ouverte  et  frayée  par  les  vassaux  et  par 
les  serfs  '  à  ceux  qui  viennent  les  derniers  à  l'œuvre,  la  tâche 
est  plus  facile. 

Les  vassaux,  depuis  que  les  grands  feudataires  des  premiers 
carlovingiens  avaient  liquidé  l'Empire,  ne  s  étaient  pas  dis- 
traits, nous  le  savons,  du  soin  de  restreindre  de  toute  manière, 
quant  à  la  durée  du  service,  quant  à  la  distance  des  chevau- 
chées, quant  à  la  nature  des  cas  de  guerre,  leurs  obligations 
militaires.  Ne  raconte-t-on  pas  dans  toutes  les  histoires  <(  le 
désordre  »  de  ce  x®  siècle,  qui,  la  royauté  à  peu  près  disparue, 
vit  de  tous  côtés  les  seigneurs  inférieurs  commencer,  sous  la 
protection  de  leurs  châteaux,  à  se  rendre  indépendants  de  leurs 
suzerains  autant  qu'ils  le  pouvaient?  Cette  première  disloca- 
tion de  la  puissance  seigneuriale  datait  donc  de  loin  et  avait 
eu  du  temps  pour  s'accroître  quand  surgirent  les  Comnumes. 
Les  serfs,  eux  aussi,  tenus  au  service  non  pas  militaire  mais 


308  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

agricole,  s'étaient  évertués,  les  uns  après  les  autres,  à  se  sous- 
traire aux  corvées  dues  sur  le  domaine  réservé,  dont  le  sei- 
gneur dirigeait  l'exploitation  comme  nous  avons  vu  Charle- 
magne  lui-même  le  faire.  Ils  se  rachetaient  de  ces  corvées, 
avec  le  consentement  ou  par  une  disposition  spontanée  du 
maître,  au  moyen  de  redevances  en  nature  ou  en  argent.  Y  a-t-il 
histoire  si  banale  qui  ne  se  soit  plu  à  dire,  par  exemple,  la 
quantité  de  chartes  d'affranchissement  qu'on  rencontre  aux 
environs  de  l'an  mille?  Il  y  avait  donc  longtemps  cjue  cette 
seconde  élimination  de  la  puissance  seigneuriale  se  poursuivait, 
et  ajoutons  qu'elle  était  à  peu  près  achevée,  quand  se  soule- 
vèrent les  Communes. 

Je  n'ai  évoqué  ici  dans  le  souvenir  du  lecteur,  pour  le  mettre 
plus  facilement  sous  l'impression  de  l'histoire,  c[ue  quelques 
grands  traits  connus  de  tout  le  monde;  mais  les  témoignages 
de  cette  double  émancipation  progressive  des  vassaux  et  des 
serfs  depuis  la  fin  du  ix^  siècle  surabondent  de  toutes  parts, 
et  je  les  ai  indiqués  ailleurs.  (Voir  Science  sociale,  août  1901  : 
t.  XXXIl,  p.  102  :  l'Apogée  de  la  Féodalité.) 

Les  résultats  auxquels  était  arrivée,  à  la  fin  du  xi^  siècle,  cette 
transformation  sociale,  déterminent  nettement  la  situation  du 
seigneur  à  l'avènement  des  Communes. 

Au  point  de  vue  de  la  force  militaire,  par  l'effet  du  mouve- 
ment de  retraite  des  vassaux,  le  seigneur  était,  les  trois  quarts 
de  Tannée,  officier  sans  troupes  et,  le  dernier  quart  de  l'année, 
officier  à  la  tête  d'une  troupe  très  réduite  et  peu  disposée  à  le 
suivre.  C'était  par  unités  et  non  à  la  dizaine  qu'il  comptait  ses 
chevaliers. 

Au  point  de  vue  de  la  propriété,  par  l'effet  de  l'affranchisse- 
ment des  serfs,  il  ne  jouissait  plus  guère  de  ses  terres  qu'en 
percevant  de  ses  tenanciers  une  rente  invariable. 

Certes,  il  y  a  loin  de  ce  seigneur  au  «  barou  »  du  ix^  siècle, 
dont  Charlemagne  n'était  que  le  type  accompli  ! 

Mettons  maintenant  en  présence  d'une  déclaration  de  Com- 
mune ce  seigneur  amoindri  :  que  pouvait-il  faire? 

Que  pouvait-il  faire  comme  militaire?  Il  s'agissait  d'assiéger 


HISTOIRE   DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  309 

une  ville.  Pareille  entreprise  n'allait  guère  avec  des  vassaux  à 
cheval,  en  petit  nombre  et  tenus  pour  peu  de  temps  au  service. 
Aussi  voit-on  que  le  seigneur  recourait  h  toutes  sortes  de  feintes, 
et  finalement  aux  concessions,  pour  se  faire  ouvrir  les  portes. 
Tenter  d'amener  pour  le  siège  les  gens  des  campagnes  par  cette 
raison  que,  la  ville  prétendant  s'affranchir,  on  se  trouvait  dans 
un  cas  de  défense  du  fief,  c'était  un  leurre,  sans  compter  que 
le  motif  était  contestable.  Les  ruraux,  serfs  émancipés,  ne  se 
seraient  pas  laissé  aisément  persuader  de  marcher  contre  des 
hommes  du  peuple  qui  aspiraient  aux  mêmes  franchises  que  les 
leurs.  Au  reste,  ils  avaient  le  droit  de  ne  s'éloigner  de  chez  eux 
qu'à  une  journée  de  chemin,  quelquefois  moins,  et  de  rentrer 
dès  le  lendemain,  ou  le  soir  même.  Il  faut  compter  aussi  que 
la  ville  ne  possédait  pas  de  territoire  extérieur  sur  lequel  on  pût 
se  jeter  pour  le  ravager,  ce  qui,  dans  l'art  des  sièges  de  ce 
temps-là,  était  le  grand  moyen  de  provoquer  une  sortie  ou 
une  capitulation.  Enfin  le  seigneur,  en  s'attaquant  à  cette  ville 
révoltée,  s'attaquait  à  son  propre  avoir  :  s'il  poussait  la  guerre 
à  bout,  c'était  son  bien  qu'il  ruinait  II  se  battait  en  somme 
contre  lui-même.  Son  intérêt  le  portait  vite  à  transiger.  Quel 
parti  aurait-il  tiré  de  sa  ville  prise  d'assaut  et  saccagée?  Qui  y 
serait  venu  ensuite  pour  lui  fournir  matière  à  taxation,  même 
réduite  et  immuable  comme  celle  que  lui  proposaient  les  con- 
jurés? 

Et  que  pouvait-il  faire  comme  propriétaire?  Il  lui  fallait, 
bon  gré  mal  gré,  en  venir  à  accepter  des  artisans  de  la  ville  l'a- 
bonnement à  une  rente  fixe,  ainsi  qu'il  l'avait  accepté  déjà  des 
tenanciers  de  ses  domaines  :  il  n'y  avait  pas  de  victoire  sur  la 
Commune  qui  put  le  faire  échapper  à  cette  conséquence.  En 
effet,  les  artisans,  qui  s'en  allaient  de  jour  en  jour  grossir  les 
villes,  avaient  absolument  jjesoin  de  cette  fixité  de  droits  pour 
leurs  affaires;  ils  en  avaient  d'ailleurs  connu  le  bienfait  enviable 
dans  les  exploitations  agricoles  d'où  ils  venaient  ;  de  sorte  que 
le  seigneur  qui  s'obstinait  à  refuser  tout  arrangement  à  cetégard, 
arrêtait  net  le  peuplement  de  sa  ville;  les  artisans  se  portaient 
vers  les  villes  des  seigneurs,  qui,  plus  libéraux  ou  mieux  avi- 


310  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ses,  acceptaient  sans  difficulté  la  taxe  fixe.  Aussi  ne  faut-il  pas 
s'étonner  de  voir  beaucoup  de  seigneurs,  non  seulement  céder 
(levant  les  Communes,  mais  s'arranger  avec  elles  du  premier 
coup,  ou  même  aller  au-devant  de  cet  accommodement.  Ceux 
d'entre  eux  qui  réussirent  à  garder  quelque  droit  dans  la  no- 
mination des  magistrats  urbains  en  créant  le  régime  des 
u  villes  de  bourgeoisie  •),  ne  furent  pas  moins  obligés  d'ac- 
corder à  ces  villes  Timmutabilité  de  la  taxe.  La  lutte  du  sei- 
gneur contre  la  Commune  ne  pouvait  donc  avoir  d'autre 
objectif  réalisable  que  de  traiter  avec  les  artisans  aux  meil- 
leures conditions,  mais  il  fallait  en  venir  à  traiter  quand  même. 

Telle  est  l'explication  claire  de  la  double  faiblesse  du  sei- 
gneur comme  militaire  et  comme  propriétaire  vis-à-vis  de  la 
Commune  :  faiblesse  complète. 

La  constatation  que  je  viens  de  faire  de  la  situation  du  sei- 
gneur en  tant  que  militaire  est  confirmée  par  ce  qui  suit.  C'est 
à  cette  époque  qu'on  voit  les  seigneurs  obligés,  quand  ils  veulent 
à  toute  force  faire  la  guerre,  de  recourir  à  des  «  troupes  sou- 
doyées ».  U  faut  qu'ils  payent  des  chevaliers  qui  ne  sont  pas 
leurs  vassaux,  ou  qui  ne  se  considèrent  pas  comme  tenus  de 
marcher  en  qualité  de  vassaux.  Ils  se  trouvent  même  réduits 
à  prendre  à  leur  solde  des  bandes  de  gens  sans  aveu,  qui 
se  mettent  à  faire  de  la  guerre  un  métier.  C'est  le  commence- 
ment de  la  profession  de  soldat,  des  armées  enrôlées  à  prix 
d'argent.  L'armée  féodale  est  en  pleine  dissolution. 

La  constatation  que  j'ai  faite  de  la  situation  du  seigneur  en 
tant  que  propriétaire  a,  elle  aussi,  une  contirmation  encore. 
C'est  à  cette  époque  qu'on  voit  de  plus  en  plus  les  droits  sei- 
gneuriaux se  convertir  en  rentes.  Le  seigneur  est  successivement 
amené  à  tout  affermer.  Les  gens  même  qu'il  charge  de  la  justice, 
au-dessous  de  lui  ou  à  sa  place,  reçoivent  cet  office  en  fief  :  c'est 
ce  qu'on  appelle  un  ((  fief  sans  terre  »  ;  ils  font  leur  profit  des 
amendes,  des  confiscations,  des  frais  de  justice,  et  ils  acquittent 
en  retour  une  rente  au  seigneur.  Ainsi  en  advient-il  peu  à  peu 
de  presque  toutes  les  fonctions  seigneuriales.  Nous  ne  tarde- 
rons pas  à  voir  les  suites  de  cette  transformation  des  «  moyens 


HISTOIRE    DE    LA    FORMATION    PARTICULARISTE.  3H 

d'existence  »  du  soigneur, les  dernières  conséquences  de  cette  con- 
version du  propriétaire-exploitant  et  du  gouverneur  en  rentier. 

Après  qu'on  s'est  ainsi  rendu  intimement  compte  de  la  condi- 
tion du  seigneur  en  présence  du  mouvement  communal,  il  y  a 
errand  intérêt  à  la  voir  se  trahir  d'elle-même  dans  une  charte 
de  Commune.  J'en  citerai  une  qui  émane  du  sire  de  Coucy.  nom 
fameux  dans  l'histoire  des  plus  fiers  et  des  plus  redoutables 
seigneurs. 

«  Comme  par  la  générale  coutume  de  notre  terre  de  Coucy 
toutes  personnes  qui  y  viennent  sont  nos  hommes  ou  femmes 
de  mainmorte  et  de  formariage,  pour  haine  d'icelle  servitude 
plusieurs  personnes  délaissent  à  demourer  en  notre  dite  terre; 
lesquelles  personnes,  en  allant  demourer  hors  de  notre  dite 
terre  en  certains  lieux,  s'affranchissent  sans  notre  congé  et  peu- 
vent s'affranchir  toutes  les  fois  qu'il  leur  plaît,  par  quoi  notre 
dite  terre  est  grandement  moins  valable  ; 

«  Pouricelle  servitude  détruire,  ont  nos  devanciers,  seigneurs 
de  Coucy,  été  requis  de  par  les  habitants,  en  offrant,  iceulx, 
certaine  revenue  perpétuelle.  Sur  quoi  notre  dit  père  trouva  que 
c'était  grandement  ses  proufits  de  détruire  ladite  coutume  en 
prenant  le  proulit  à  lui  offert.  Lequel  notre  dit  père,  avant 
qu'il  pût  accomplir  ladite  requête,  alla  de  vie  à  trépassement. 

«  Dès  que  nous  fûmes  devenu  en  âge,  les  habitants  de  nos  villes 
sont  venus  plusieurs  fois  par  devers  nous,  en  nous  requérant  que 
nous  voulissions  notre  dite  terre  et  ville  —  tous  les  habitants 
présents  et  à  venir  demourants  en  icelles  —  affranchir  des  dites 
servitudes  et  autres  personnelles  quelconques,  à  toujours,  en 
nous  offrant  de  chacune  des  dites  villes  certaine  rente  et  revenue 
d'argent  perpétuelle,  pour  nous  et  nos  successeurs^  perpétuelle- 
ment à  toujours  :  c'est  à  savoir,  pour  Coucy-la-Ville  et  les  habi- 
tants d'icelle,  dix  livres  parisis  ;  y>02<;'  la  ville  de  Fraisne  et  les 
habitants  d'icelle,  vingt-quatre  sols  parisis;  etc..  »  Suivent  les 
noms  de  dix-sept  villes  ou  villages.  La  charte  se  termine  par 
l'acceptation  de  ces  «  rentes  perpétuelles  à  toujours,  pour  le 
sire  de  Coucy  et  ses  hoirs  perpétuellement  et  à  toujours  ». 
(Leber  :  Histoire  du  pouvoir  7nu7iicipal,  p.  336.) 


312  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  sire  de  Coucy  avait  raison  de  penser  qu'il  était  acculé  à 
une  nécessité  et  qu'il  prenait,  après  tout,  le  meilleur  parti.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que,  si  telle  était  la  condition  difficile 
du  seigneur  quand  apparurent  les  Communes,  elle  empira  par 
leur  établissement.  Alors  le  seigneur  ne  fut  pas  seulement  un 
officier  sans  troupes  les  trois  quarts  de  l'année  et  plus  encore, 
mais  il  vit  s'élever  à  côté  de  lui  une  milice  communale  ou  bour- 
geoise toute  prête  à  combattre  sans  lui  et,  au  besoin,  contre  lui. 
Alors  non  seulement  il  ne  bénéficia  plus  du  progrès  des  villes, 
qui  ne  lui  payaient  plus  qu'une  taxe  fixe,  mais  ce  progrès  se 
fit  contre  lui,  en  créant  à  côté  de  lui  une  richesse  et  une  puis- 
sance d'autre  allure  que  les  siennes  :  une  richesse  et  une  puis- 
sance qui  grandissaient,  tandis  que  les  siennes  demeuraient 
désormais  arrêtées  au  même  point  et,  par  cet  écart  même, 
devaient  se  trouver  de  plus  en  plus  abaissées. 

Tout  compte  fait,  que  gardait-il  du  vieux  régime  militaire 
qui  fût  bien  à  lui?  Son  cheval,  son  armure  et  ses  serviteurs 
d'armes.  Et  que  gardait-il  de  son  avoir  seigneurial?  Une  pen- 
sion régulière. 

N'est-il  pas  vrai  que  le  voilà  admirablement  préparé  et  étran- 
gement poussé  à  devenir  un  chevalier  errant?  C'est  précisément 
le  nouveau  type  que  présente  le  seigneur  féodal  à  partir 
du  ^t  siècle  :  évolution  radicale  bien  curieuse  et  bien  authen- 
tique. Mais  suivons-la. 

Cet  homme  qui  n'a  plus  ou  presque  plus  d'armée  régulière, 
de  troupe  féodale,  n'en  demeure  pas  moins,  de  sa  personne,  un 
guerrier.  Il  l'est  même,  de  cette  façon,  plus  que  jamais.  C'est 
que,  pour  l'ordinaire,  il  ne  peut  plus  compter  que  sur  lui-même. 
L'autorité  lui  échappant  de  tout  côté,  sa  force  personnelle,  sa 
force  corporelle  est  un  dernier  moyen  de  prestige  et  de  domi- 
nation. La  vigueur  de  son  bras  est  une  puissance  qui  lui  de- 
meure en  propre.  Aussi  est-ce  sa  suprême  affaire  que  de  s'exercer 
au  maniement  des  armes  ;  c'est  le  fond  essentiel  de  son  éduca- 
tion. Et  il  se  fait  plus  valoir  par  là  que  par  ses  titres  et  que  par 
l'étendue  de  ses  domaines. 

Que  voulez-vous  qu'un  personnage  qui  pousse  à  ce  point  le 


HISTOIRE    DE   LA    FORMATION   PARTICULARISTE.  313 

développement  de  son  énergie  physique,  fasse  dans  ses  terres 
où  tout  est  aftermé  à  perpétuité  et,  à  conditions  fixes,  jusqu'aux 
fonctions  administratives  et  judiciaires?  Il  lui  faut  absolument 
chercher  un  emploi  de  ce  qui  fait  son  exceptionnelle  capacité.  Il 
faut  qu'il  s'en  aille,  quelque  part  que  ce  soit,  faire  des  exploits , 
user  de  sa  prouesse,  employer  sa  valeur.  Si,  pour  l'employer,  il 
trouve  un  but  élevé,  il  sera  chevalier  chrétien,  croisé,  redres- 
seur de  torts,  pourfendeurs  de  mécréants.  S'il  vise  un  but  inté- 
ressé, ou  simplement  brillant,  il  sera  chevalier  conquérant,  ou 
preux. 

Voilà  la  genèse  de  cette  Chevalerie  qui,  à  la  fin  du  xi*"  siècle, 
semble  soudainement  sortir  de  terre  et  se  remue  avec  une  in- 
croyable activité  d'un  bout  de  FEurope  à  l'autre. 

La  tranformation  des  «  moyens  d'existence  »  du  seigneur  avait 
nécessairement  entraîné  une  transformation  correspondante  de 
son  ((  tnode  d'existence  ».  C'est  une  loi  sociale  qui  n'a  pas  failli. 

Il  nous  reste  à  voir  quelle  lumière  projette  encore  sur  quel- 
ques points  dominants  de  l'histoire  cette  claire  analyse  des 
causes  de  l'évolution  féodale  dans  sa  période  de  déconcentra- 
tion. Grâce  à  ce  que  nous  savons  maintenant,  nous  nous  expli- 
querons sans  peine  ce  que  je  me  contenterai  d'exposer  rapi- 
dement : 

1°  Nous  comprenons  maintenant  comment  a  surgi  le  per- 
sonnel de  ces  expéditions  homériques  de  chevalerie,  qui  se 
produisent  précisément  au  xi^  siècle,  mais  surtout  vers  sa  fin, 
se  continuent  au  xii®  et  se  terminent  au  xm^  Les  héros  de 
ces  grandes  aventures  présentent  bien  les  traits  de  leur 
formation.  Ils  ont  gardé  de  la  tradition  du  seigneur  proprié- 
taire-exploitant le  sentiment  d'une  indépendance  qui  ne 
s'effraie  d'aucun  isolement  et  n'admet  guère  d'autorité  au- 
dessus  d'elle  :  on  le  voit  assez  par  le  caractère  solitaire  de  beau- 
coup de  leurs  entreprises  et  par  les  désaccords  irréductibles 
qui  rompent  souvent  leurs  unions.  Ils  ont  pris  de  leur  condition 
nouvelle  de  seigneurs  rentiers  la  désoccupation,  la  facilité  de 
l'absentéisme,  le  goût  du  déplacement,  la  curiosité  des  choses 


314  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lointaines.  Leurs  habitudes  d'athlétisme  les  mettent  à  la  pour- 
suite de  hauts  faits  ou  gestes^  d'actions  d'éclat.  C'est  ce  qui  les 
transplante,  sans  souci  de  la  longueur  et  des  difficultés  de  la 
route,  à  des  distances  prodigieuses  de  la  retraite  où  s'abrite 
leur  manoir;  c'est  ce  qui  leur  fait  chercher  des  adversaires  chez 
les  Maures,  chez  les  Sarrasins,  chez  les  Grecs  de  Byzance,  en 
Portugal,  en  Sicile,  en  Italie,  en  Grèce,  en  Asie  iMineure,  en 
Syrie,  en  Palestine,  eu  Egypte  et  sur  la  côte  africaine.  S'il  est 
vrai  que  ces  expéditions  manifestent  la  puissance  d'expansion  de 
la  race,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  cette  expansion  prend, 
vers  la  fin  du  xf  siècle,  le  caractère  fâcheux  d'une  manie  guer- 
royante. (Voir  Science  sociale,  août  1901,  p.  HT,  118  et  119, 
notamment  le  dernier  alinéa.)  Dans  l'allure  toute  spéciale  du 
chevalier,  on  reconnaît,  d'une  part,  le  développement  intense 
que  la  féodalité  originaire  avait  donné  à  la  personnalité  du  sei- 
gneur et,  d'autre  part,  l'emploi  défectueux  vers  lequel  l'éman- 
cipation des  vassaux,  l'affranchissement  des  serfs  et  la  consti- 
tution des  Communes  avaient  détourné  cette  personnalité  en  la 
poussant  insensiblement  au  pur  militarisme.  N'ou])lions  pas  de 
noter  que  les  seigneurs  normands,  entrés  au  x^  siècle  seulement 
dans  la  féodalité  (911),  c'est-à-dire  à  l'époque  de  sa  déconcen- 
tration, ne  furent  guère  formés  par  assimilation  que  sur  ce  type 
militariste.  Aussi  en  furent-ils  des  premiers  et  des  plus  illustres 
représentants.  (Voir  Science  sociale,  janvier  190*^,  t.  XXXIII, 
p.  31  en  bas  et  32.) 

2°  Nous  comprenons  pourquoi  les  récits  des  expéditions 
militaires  de  ce  temps-là  sont  essentiellement  et  presque  exclu- 
sivement composés  de  hauts  faits  personnels,  de  prouesses 
mdividuelles  ;  nous  comprenons  les  exploits,  en  apparence 
invraisemblables,  poursuivis  par  quelques  chevaliers  qui 
conquièrent  tout  un  royaume,  comme  les  fds  de  Tancrède  de 
Hauteville  en  Italie  et  en  Sicile,  ou  qui  se  taillent  des  princi- 
pautés à  l'autre  bout  du  monde  connu,  comme  les  croisés  dans 
l'empire  latinisé  de  Constantinople  :  ce  sont  les  «  records  »  de 
ces  seigneurs  devenus  de  vrais  «  professionnels  de  la  cheva- 
lerie ». 


HISTOIRE  DE   LA   FORMATION   PARTICULARISTE.  .'Jl5 

3"  Nous  comprenons  l'étrange  contraste  qui  se  manifeste 
entre  les  seigneurs  de  la  féodalité  première  et  ceux  de  la  féoda- 
lité nouvelle  :  les  uns  s'enfermant  de  plus  en  plus  dans  leurs 
domaines  à  mesure  qu'ils  triomphent  de  la  royauté,  s'appli- 
quant  à  l'exploitation  progressive  de  leurs  terres,  protestant 
contre  les  expéditions  guerrières  et  lointaines,  et  faisant  si  peu 
de  bruit  au  dehors  qu'ils  semblent  dormir  et  que  leur  époque  a 
reçu  du  dépit  des  historiens-conteurs  le  nom  de  «  nuit  du 
moyen  âge  »;  les  autres,  au  contraire,  impatients  de  sortir  de 
chez  eux,  détachés  du  soin  de  leurs  domaines,  passionnés  de 
faits  d'armes,  entraînés  par  leurs  aventures  jusqu'aux  extré- 
mités de  l'Europe,  et  si  éclatants  par  les  dehors,  qu'ils  semblent 
remplir  à  eux  seuls  l'histoire  de  leur  temps.  Les  causes,  les 
résultats  et  la  juste  valeur  de  cette  évolution  nous  sont  con- 
nus. 

4°  Nous  comprenons  pourquoi  cette  féodalité  nouvelle,  si 
différente  de  la  première,  n'a  presque  rien  fondé  par  les  entre- 
prises extraordinaires  qu'elle  a  accomplies.  Les  expéditions  de 
chevalerie  n'étaient  pas  composées,  comme  les  invasions  fran- 
ques  et  saxonnes,  d'émigrants  agricoles  n'ayant  en  vue  que  la 
solide  organisation  et  le  libre  gouvernement  de  domaines  con- 
quis. Elles  étaient  composées  de  batailleurs  de  profession,  de 
guerriers,  de  preux,  qui  ne  se  proposaient  en  rien  d'abandon- 
ner la  chevalerie  pour  la  culture,  mais  qui  se  contentaieijt 
d'établir  sur  le  territoire  de  leur  conquête  le  régime  de  rentes 
auquel  ils  étaient  habitués,  sans  modifier  au  fond  le  régime 
réel  des  biens  ni  les  méthodes  de  culture  de  la  population  indi- 
gène, sans  changer  ses  coutumes,  sans  amener  avec  eux  un 
peuplement  nouveau  de  familles  agricoles  à  formation  particu- 
lariste.  Les  compatriotes  de  rang  inférieur  qui  les  suivaient, 
étaient  généralement  des  désorganisés,  qui  s'adonnaient  surtout 
au  trafic  et  ne  se  faisaient  pas  cultivateurs. 

Il  était  impossible  à  des  émigrants  agricoles  de  suivre  ces 
expéditions  lointaines,  si  différentes  de  celles  des  Francs  et  des 
Saxons  au  voisinage  de  la  Plaine  Saxonne,  dans  le  nord  de  la 
Gaule  et  dans  le  sud  de  la  Grande-Bretagne.  On  sait  les  désastres 


316  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

des  bandes  populaires  qui,  dans  les  premières  croisades,  vou- 
lurent gagner  l'Orient  par  la  voie  de  terre,  par  la  Hongrie,  et 
Ton  sait  ce  que  coûtait  la  voie  de  mer  sur  les  vaisseaux  de  Venise 
ou  de  Gênes  :  de  si  difficiles  et  de  si  longs  voyages  n'étaient  pas 
faits  pour  des  paysans  en  quête  d'un  domaine. 

Les  seuls  établissements  qu'on  voit  réussir  avec  quelque 
durée  à  la  suite  des  conquêtes  de  la  chevalerie  dans  le  Midi  et 
dans  l'Orient,  ce  sont  les  établissements  commerciaux,  comme 
ceux  de  Venise  et  de  Gênes.  Le  reste  disparait  promptement, 
comme  l'Empire  latin  de  Constantinople,  comme  les  princi- 
pautés de  Terre  Sainte;  ou,  si  la  descendance  des  conquérants 
s'y  maintient  quelque  temps,  l'ancienne  population  indigène 
n'y  est  pas  transformée  :  ainsi  à  Jérusalem,  ainsi  en  Italie  et  en 
Sicile. 

5°  Nous  comprenons  comment,  à  cette  époque,  prirent  tant 
de  vogue  les  imaginations  épiques  qui  s'étaient  formées  au- 
tour du  souvenir  de  Charlemagne  et  qui  ont  créé  les  Chansons 
de  Gestes  et  les  Romans  de  Chevalerie.  11  fallait  en  effet  aux 
hommes  derce  temps  remonter  jusqu'au  grand  empereur  pour 
trouver  des  précédents  à  leurs  expéditions  lointaines  et  écla- 
tantes, à  leurs  exploits  presque  fabuleux.  Ils  goûtaient  le  plai- 
sir d'entendre  louer  leurs  propres  actions  en  écoutant  le  récit 
légendaire  des  hauts  faits  «  de  Charlemagne  et  de  Roland  ». 
Ce  qui  est  plus  significatif  encore  de  l'esprit  auquel  ils  cédaient, 
c'est  leur  engoûment  non  moins  marqué  pour  un  personnage 
bien  autrement  éloigné  d'eux,  appartenant  à  une  formation 
toute  opposée  à  celle  des  Francs,  le  roi  Arthur,  le  Celte,  le 
héros  constamment  battu  par  les  Saxons  et  entre  les  mains  de 
qui  succomba  la  race  bretonne  d'Angleterre,  mais  insigne  ba- 
tailleur à  la  manière  celtique.  Il  faut  avouer  que  le  sens  social 
commençait  à  faire  terriblement  défaut  à  cette  génération  de 
seigneurs  féodaux.  Tandis  que  fleurissait  ainsi  parmi  eux  la 
gloire  des  cycles  de  Charlemagne  et  d'Arthur,  il  ne  se  trouvait 
pas  de  littérature  pour  célébrer  les  ancêtres  immédiats,  les 
triomphateurs  féodaux  de  la  royauté  romano-barbare,  les  vrais 
fondateurs  de  la  race,  de  sa  prospérité  et  de  ses  libertés.  C'est 


HISTOIRE    DE    LA    FORMATION    PARTICULARISTE.  317 

que,  chez  ceux-là,  ils  rencontraient  l'image  peu  goûtée,  j'allais 
dire  l'image  accusatrice,  d'une  puissance  seigneuriale  assidue 
au  chez-soi ,  appliquée  au  bien  du  pays  et  soucieuse  de  demeu- 
rer étroitement  liée  au  domaine  d'où  elle  savait  que  lui  venait 
toute  sa  force. 

6°  Nous  comprenons  que,  pour  s'exercer  aux  faits  de  cheva- 
lerie, ou  pour  suppléer  aux  expéditions  dont  le  crédit  diminuait 
parce  qu'elles  ne  fondaient  rien  de  durable,  on  ait  imaginé  de 
faire  des  prouesses  de  convention  :  de  là  les  tournois  et  tout  le 
lustre  qu'on  leur  donna.  Pour  beaucoup,  la  chevalerie  était 
en  réalité  un  sport  :  dans  les  tournois,  surtout  quand  tomba  la 
ferveur  des  expéditions,  elle  apparut  sans  fard  sous  cet  aspect. 
C'est  à  cette  forme  qu'elle  devait  aboutir. 

7^  Enfin,  nous  comprenons  quelle  dut  être  la  colère  de  cette 
chevalerie,  le  jour  où  elle  s'aperçut  que  cette  prouesse,  qui 
était  son  dernier  bien  et  sa  dernière  prétention,  était  égalée  par 
la  force  militaire  des  bandes  bourgeoises  et  des  milices  conmiu- 
nales.  Rien  ne  s'explique  mieux  que  le  méfait  inouï  de  ces  che- 
valiers passant  sur  le  corps  à  leurs  auxiliaires,  les  fantassins 
qui  allaient  recueillir  l'honneur  de  la  victoire.  Ils  sentaient,  la 
rage  dans  l'âme,  qu'ils  étaient  les  vrais  vaincus  de  cette  jour- 
née, et  qu'ils  étaient  vaincus  sans  retour. 

Concluons  : 

Nous  n'avons  plus  lieu  de  nous  étonner  ni  de  ce  que  cette  féo- 
dalité dernière,  pourtant  si  brillante  et  si  extraordinaire,  n'ait 
rien  fondé  au  dedans  ou  au  dehors,  à  la  différence  de  la  précé- 
dente, ni  de  ce  qu'elle  ait  complètement  perdu  ce  que  la  pré- 
cédente avait  acquis.  Tandis  que  les  liens  qui  attachaient  au- 
trefois le  seigneur  au  domaine  s'étaient  peu  à  peu  dénoués,  elle 
n'avait  pas  pris  le  souci  d'en  former  de  nouveaux,  comme  nous 
verrons  plus  tard  que  firent  les  héritiers  de  la  féodalité  nor- 
mande en  Angleterre.  Elle  avait  abouti  à  rabsentéisme  et  aux 
aventures  militaires.  On  peut  se  représenter  ce  que  devenaient 
le  domaine  et  l'influence  seigneuriale  pendant  que  s'accomplis- 
saient au  loin  tant  de  beaux  faits  d'armes,  suivis  d'ailleurs  de 
grandes  déconvenues.  Un  homme  qui  l'a  vu  de  ses  yeux,  et  de 

T.  XXXIII.  23 


3j[^  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

près,  et  dont  le  témoignage  n'est  pas  suspect,  Joinville,  nous 
le  dit  avec  un  accent  singulièrement  pénétrant  :  «  Je  fus  beau- 
coup pressé  par  le  roi  de  France  et  par  le  roi  de  Navarre  de  me 
croiser.  A  cela  je  répondis  que  j'avais  été  au  service  de  Dieu  et 
du  roi  outre-mer,  et  depuis  que  j'en  revins,  je  vis  que  les  sergents 
(du  roi)  m'avaient  détruit  mes  gens  tellement  qu'il  n'arriverait 
jamais  un  temps  où  moi  et  eux  vaudrions  pis;  et  je  leur  disais 
ainsi  que,  si  je  voulais  agir  au  gré  de  Dieu,  je  demeurerais  ici 
pour  aider  et  défendre  mon  peuple.  » 
Ce  que  la  féodalité  agricole  avait  fondé,  la  féodalité  militaire 

le  perdait. 

On  ne  peut  plus  être  surpris  que,  pendant  ce  temps,  la  royauté 
ait  eu  beau  jeu  pour  reprendre  le  dessus.  C'est  d'elle  que  nous 
allons  parler  maintenant. 

[La  suite  au  prochain  7iu77îéro.) 

Henri  de  Tourville. 


LE  HURON  DE  LORETTE 


II 

A  QUELS  ÉGARDS  IL  S'EST  TRANSFORMÉ 

Dans  le  précédent  article  (1),  nous  avons  relevé  la  situation 
géographique  de  Lorette,  au  point  de  rencontre  de  deux  pavs 
très  dissemblables  :  d'un  côté,  le  bas  pays  du  Saint-Laurent, 
zone  étroite  de  terre  fertile;  de  l'autre  côté,  le  haut  pays  de 
l'intérieur,  vaste  et  difficilement  transformable. 

Chacun  de  ces  deux  milieux  a  eu  son  action  distincte  sur  le 
petit  groupe  huron.  Les  influences  émanant  du  bas  pays,  avec 
ses  rangs  pressés  d'agriculteurs,  d'industriels  et  de  commerçants 
de  descendance  européenne,  ont  tendu  sans  cesse  cà  modifier  le 
type  primitif  du  Huron,  à  le  pousser  dans  la  voie  de  la  compH- 
cation  sociale.  Au  contraire,  la  proximité  du  haut  pays  Lauren- 
tien,  avec  sa  réserve  de  productions  spontanées,  a  eu  pourvcffet 
de  maintenir  bien  des  caractères  anciens  de  simjDlicité. 

A  l'égard  particulièrement  du  travail  et  de  la  propriété,  fac- 
tion du  haut  pays  a  été  prépondérante.  En  dépit  de  la  transfor- 
mation dans  le  régime  même  du  travail  (transformation  déter- 
minée par  les  influences  s'exerçant  du  bas  pays),  le  Huron  a 
conservé  à  un  degré  remarquable  certains  traits  distinctifs  du 
sauvage  :  le  penchant  pour  la  chasse  et  la  simple  récolte,  la  ré- 
pugnance pour  la  culture  et  fefibrt  suivi,  l'inaptitude  à  la  pro- 
priété du  sol. 

Mais,  des  moijens  d'existence  du  Huron  de  Lorette,  passons  à 

(1)  Voir  la  livraison  d'octobre  1901,  t.  XXXII,  p.  334. 


320  lA    SCIENCE   SOCIALE. 

rorganisation  de  sa  famille  et  à  son  mode  d'existence  ;  tout  va 
changer.  Sur  ces  points,  nous  allons  le  voir,  l'ancien  type  huron 
a  subi  de  grandes  modifications. 


1.    —   LA   DISPARITION   DU   CLAN   FÉMIXIX. 

A  mon  arrivée  à  Lorette,  je  voulus  me  rendre  compte  de  ce 
qu'il  restait  de  l'ancienne  organisation  familiale  des  Hurons. 
Celle-ci,  comme  on  sait,  était  du  type  patriarcal,  encadrée  et 
dominée  par  l'institution  du  clan  féminin.  Sous  le  même  toit, 
huit,  dix,  douze  et  parfois  jusqu'à  vingt-quatre  ménages,  vi- 
vaient ensemble.  Ainsi  groupés  matériellement  en  vastes  com- 
munautés de  famille,  les  individus  se  rattachaient,  en  outre,  les 
uns  aux  autres,  de  famille  à  famille,  de  village  à  village,  de 
tribu  à  tribu,  par  un  lien  d'autre  nature  :  le  clan,  fondé  sur  la 
parenté,  la  commune  origine. 

«  L'unité  sociale  et  politique  chez  les  Hurons,  écrit  un 
ethnologue  américain  très  autorisé,  n'était  pas  l'individu,  n'é- 
tait pas  la  faniiUe,  mais  le  clan.  L'enfant  appartenait  au  clan 
avant  d'appartenir  au  père  et  à  la  mère  (1).  »  De  temps  immé- 
morial, il  exista  chez  les  Hurons  au  moins  six  ou  sept  clans 
principaux  (2),  dont  chacun  avait  des  adhérents  dans  tous  les 
villages,  ou  du  moins  dans  toutes  les  tribus  composant  la  nation 
huromè.  Le  clan  était  le  lien  du  sang  qui  tenait  étroitement 
unis  les  tronçons  de  la  race. 

Un  trait  particulier  du  clan  huron,  c'est  qu'il  se  recrutait  in- 
variablement dans  la  ligne  féminine.  L'enfant  se  rettachait, 
non  au  clan  du  père,  mais  <à  celui  de  la  mère.  De  même  la  suc- 
cession d'un  guerrier  huron  décédé  n'était  pas  dévolue  à  ses  fils, 
mais  à  ses  frères,  ou  aux  enfants  de  ses  sœurs,  c'est-à-dire  à 
des  membres  de  son  propre  clan,  dont  ses  enfants  n'étaient  pas. 

A  Lorette,  je  ne  trouvai  guère  de  trace  dans  les  institutions 

il)  W  -E   Connelly.  dans  VOntario  Arclueological  Report,  1899.  p.  107. 
I'    M.  Connellv  a  relevé  le.istence  de  douze  clans  dislincls  chez  les  Hurons,  rna.s 
tous  nontpas  cïislé  à  la  même  époque.  Ibid.,  p.  102-104. 


LE   JIURON   DE   LORETTE.  321 

sociales  de  cette  antique  organisation  du  clan  féminin.  La  tradi- 
tion même  en  était  à  peu  près  entièrement  effacée.  Les  anciens 
que  je  questionnai  avaient  bien  encore  quelque  connaissance  du 
clan,  qu'ils  appelaient  «  compagnie  »,  mais  ils  le  faisaient 
reposer  sur  la  fdiation  en  ligne  masculine.  Un  Huron  nonagé- 
naire, et  son  frère  âgé  de  soixante-seize  ans,  me  dirent  qu'ils 
étaient  de  la  «  compagnie  »  du  Chevreuil ,  parce  que  leur  père 
en  avait  été.  Un  troisième  m'assura  qu'il  était  de  la  compagnie 
de  la  Tortue,  pour  la  même  raison. 

Un  ethnologue  canadien  de  distinction,  sir  Daniel  Wilson, 
écrivait  en  1884  (1)  que  les  clans  se  perpétuaient  à  Lorette  ; 
qu'on  y  conservait  la  tradition  de  quatre  ((  grandes  compagnies  » 
comprenant  chacune  les  cinq  clans  du  Chevreuil,  de  FOurs,  du 
Loup,  de  la  Tortue  et  du  Castor,  et  que  les  clans  continuaient 
de  se  recruter  dans  la  ligne  féminine.  Sir  Daniel  n  avait  pas  fait 
ces  constatations  lui-même.  Il  les  consignait  dans  son  étude  sur 
le  témoignage  d'un  Huron  instruit  et  ne  vivant  plus  à  Lorette, 
lequel,  dans  la  circonstance,  paraît  s'être  inspiré  de  ses  lectures, 
ou  de  traditions  très  anciennes  et  à  peu  près  perdues,  plutôt 
que  de  l'observation  directe  des  faits.  A  tout  événement,  ces 
données  de  sir  Daniel  ne  concordent  d'aucune  façon  avec  mes 
propres  observations  faites  sur  les  lieux  ces  années  dernières. 
La  seule  trace  que  je  pus  relever  du  clan  fut  ce  souvenir  vague 
de  la  «  compagnie  ». 

La  désorganisation  du  clan  chez  les  Hurons  commença  à  se 
produire  dès  l'époque  de  leur  séjour  dans  le  pays  de  la  3Ier 
Douce  (le  lac  Huron).  Afin  de  mieux  nous  rendre  compte  des 
causes  déterminantes  du  phénomène,  reportons-nous  d'abord  à 
l'étude  lumineuse  de  Al.  de  Rousiers,  parue  il  y  a  onze  ans  dans 
les  pages  mêmes  de  cette  revue  (2).  M.  de  Rousiers  nous  a 
montré  que  l'état  social  des  Hurons,  comme  des  Iroquois,  se 
distinguait  fondamentalement  par  la  coexistence  à  chaque  foyer 
de  deux  ateliers  de  travail,  de  deux  groupes  de  travailleurs  se 
faisant  équilibre  :  le  groupe  féminin  livré  à  la  culture,  le  groupe 

(1)  Mémoires  de  la  Société  Boyate  du  Canada,  t.  II,  p.  75. 

(2)  La  Science  sociale,  t.  IX,  p.  82-156;  t.  X,  p.  lii. 


32:2  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

masculin  livré  à  la  chasse  et  à  la  pêche.  Le  groupe  agricole 
féminin  étant  le  plus  sédentaire,  le  plus  stable,  c'est  ])ar  lui  na- 
turellement que  se  maintenait  la  tradition  communautaire,  la 
cohésion  familiale.  De  là  Tinstitution  du  clan  féminin.  De  là 
aussi  cette  autre  conséquence  :  la  stabilité  et  le  prestige  du  clan 
huron  se  trouvaient  étroitement  liés  au  développement  de  la  cul- 
ture, à  l'importance  relative  de  celle-ci  dans  le  régime  du  travail. 

Or,  dans  Tancien  pays  huron,  certaines  circonstances  assu- 
raient la  prépondérance  du  groupe  masculin  sur  le  groupe 
agricole  féminin.  La  situation  du  lieu  à  la  limite  de  la  plaine 
arable  et  du  haut  pays  giboyeux  de  Muskoka,  à  l'entrée  de  la 
région  livrée  au  parcours  des  nomades  algonquins,  bref  toutes 
les  conditions  du  milieu  physique,  sans  s'opposer  à  la  culture, 
favorisaient  davantage  lâchasse  et  la  pèche,  et,  j'ajouterai  aussi, 
les  échanges. 

«  Chez  les  Hurons,  écrivait  Champlain  en  1616,  les  hom- 
mes ne  font  rien  qu'aller  à  la  chasse  du  cerf  et  autres  ani- 
maux, pêcher  du  poisson,  faire  des  cabanes  et  aller  à  la  guerre. 
Ces  choses  faites,  ils  vont  aux  autres  nations  où  ils  ont  de 
l'accès  et  cognoissance,  pour  traicter  et  faire  des  eschanges 
de  ce  qu'ils  ont  avec  ce  qu'ils  n'ont  point.  »  Et  ailleurs,  il  nous 
informe  que  les  Hurons  ont  «  diversitez  de  peaux  de  b  es  te  s 
sauvages,  tant  de  celles  qu'ils  prennent  que  d'autres  qu'ils 
eschangent  pour  leur  bled  d'Inde,  farines,  pourcelines  et 
filets  à  pescher,  avec  les  Algommequins,  Piserinis  et  autres  na- 
tions qui  sont  chasseurs  et  n'ont  leurs  demeures  arrestées  »  (1). 

Le  conmierce  prit  un  nouvel  et  très  grand  essor  dans  les 
bourgades  huronnes  après  l'arrivée  des  Français,  les  Hurons 
devenant,  comme  on  l'a  vu,  les  intermédiaires  et  les  transpor- 
teurs de  la  traite  des  fourrures.  Par  le  fait  même,  l'équilibre 
entre  les  deux  ateliers  de  travail  se  trouva  rompu,  la  culture 
tomba  au  second  rang  parmi  les  moyens  d'existence,  son  impor- 
tance relative  diminua,  et  le  clan  féminin  déclina. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  clan  féminin,  fondé  primordialement  sur 

(1)  Œuvres  de  Champlain  (Québec,  1870),  p.  567,  57o,  589. 


LE   UUROX   DE   LORETTE.  323 

l'importance  acquise  au  groupe  agricole  féminin,  avait  un  se- 
cond point  d'appui  dans  les  traditions  religieuses  de  la  race. 
Chaque  clan  avait  son  «  totem  »,  son  animal  mythique  qui  était 
sa  divinité  protectrice.  Or  le  trafiquant  français  était  accompagné 
du  missionnaire  catholique.  Le  Huron,  que  sa  pratique  du  com- 
merce portait  à  faire  bon  accueil  au  trafiquant,  devait  en  même 
temps  prêter  l'oreille  aux  enseignements  du  missionnaire.  La 
prédication  de  l'Évangile  par  les  récollets  et  les  jésuites  n'eut 
pas  seulement  pour  résultat  la  conversion  de  quelques  sau- 
vages ;  elle  battit  en  brèche  les  croyances  superstitieuses  de  la 
masse,  et  de  cette  manière  affaiblit  le  prestige  du  clan,  déjà 
ébranlé  par  la  base. 

C'est  même  dans  cet  ébranlement  de  l'institution  du  clan, 
accompagné  du  déclin  de  la  culture,  qu'il  faut  voir  la  cause 
principale  de  l'infériorité  des  Hurons  vis-à-vis  des  Iroquois,  de 
leur  défaite  finale  et  de  leur  dispersion  par  ces  derniers.  Tous 
les  faits  consignés  dans  les  anciens  récits  nous  amènent  à  cette 
conclusion.  Champlain  constatait,  dès  1615,  que  les  Hurons  ne 
fortifiaient  pas  leurs  villages  avec  le  même  soin  que  les  Iro- 
quois, et  qu'ils  manquaient  absolument  de  discipline  (1).  Les 
Relations  des  jésuites  nous  montrent  les  partis  de  traite  hurons, 
en  route  pour  Québec,  chargés  de  fourrures,  mais  faiblement 
armés  et  pourvus  de  munitions,  tombant  dans  les  embuscades 
des  partis  de  guerre  iroquois  (2).  Et  d'après  Charlevoix,  la 
tactique  des  Iroquois  qui  finalement  assura  leur  triomphe,  fut, 
sous  le  couvert  d'une  paLx  avec  le  gros  de  la  nation,  d'attaquer 
et  de  détruire  séparément  les  villages  hurons  (3).  C'est  parce  que 
la  culture  ne  tenait  plus  autant  de  place  dans  leurs  moyens 
d'existence,  que  les  Hurons  s'appliquaient  moins  à  fortifier  leurs 
villages,  se  montraient  moins  aptes  à  tenir  le  pays  et  à  repous- 
ser l'envahisseur.  C'est  parce  que  le  commerce  était  devenu 
leur  principale  ressource  que,  pour  s'y  livrer,  ils  ne  craignaient 
pas  de  dégarnir  leurs  bourgades  et  de  s'exposer  aux  surprises  de 

(1)  Champlain,  Ihid.,  p.  531-2. 

(2)  Relation  de  1642,  p.  55-6. 

(3)  Charlevoix.  t.  J,  p.  201. 


324  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

riroquois.  C'est  parce  que  le  lien  du  clan  s'était  relâché,  que  les 
Hurons  manquaient  de  discipline  et  de  cohésion,  qu'ils  étaient 
désormais  incapables  d'union  et  d'action  concertée. 

Six  tribus ,  ou  petites  nations ,  formaient  la  confédération 
huronne.  A  la  suite  de  leur  dispersion  par  les  Iroquois,  les 
débris  de  trois  seulement  de  ces  nations  (l'Ours,  la  Roche  et  la 
Corde),  en  tout  quelques  centaines  de  fuyards,  se  transportèrent 
à  Québec  (1).  Il  y  avait  à  peine  sept  ans  qu'ils  étaient  établis  à 
File  d'Orléans,  presque  sous  les  murs  de  Québec,  quand  les  Hu- 
rons subirent  un  nouveau  démembrement.  Sur  les  instances 
pressantes,  menaçantes  même,  des  délégués  de  deux  des  nations 
iroquoises,  deux  des  nations  huronnes  de  l'île  d'Orléans  crurent 
prudent  de  se  détacher  de  la  colonie  française  pour  se  fondre 
avec  leurs  anciens  ennemis.  Les  Attignaouentans,  ou  gens  de 
l'Ours,  suivirent  les  Agniers;  ceux  de  la  Roche  se  donnèrent  aux 
Onnontagués.  La  nation  huronne  de  la  Corde  fut  seule  à  rester 
auprès  des  Français  (2).  Encore,  par  crainte  des  Iroquois,  dut- 
elle  quitter  l'île  d'Orléans  et  chercher  un  refuge  plus  assuré 
sous  les  canons  même  du  fort  de  Québec. 

Ce  n'est  que  douze  ans  plus  tard,  lorsque  les  Iroquois  eurent 
été  intimidés  par  les  expéditions  de  Tracy  et  de  Courcelles  et 
que  la  paix  eut  été  rétablie  pour  un  temps,  que  les  Hurons  se 
hasardèrent  de  nouveau  à  former  un  établissement  dans  la  cam- 
pagne. Sous  la  direction  du  jésuite  Chaumonot,  ils  se  fixèrent  à 
Sainte-Foye,  à  quelques  kilomètres  de  Québec  (1669).  Leur 
nombre  déjà  très  réduit  par  la  sécession  des  gens  de  l'Ours  et  de 
la  Roche,  était  diminué,  en  outre,  des  pertes  subies  à  la  guerre; 
ils  n'étaient  plus  qu'environ  cent  cinquante.  C'est  ce  tout  petit 
groupe,  nécessairement  très  désorganisé,  qui  est  devenu  la 
souche  de  nos  Hurons  de  Lorette  contemporains. 

Ainsi  les  circonstances  qui  précédèrent  et  celles  qui  suivirent 
immédiatement  l'établissement  des  Hurons  dans  le  voisinage  de 
Québec  avaient  eu  pour  effet  d'ébranler  sérieusement  leurs  ins- 
titutions traditionnelles,  et  notamment  celle  du  clan  féminin. 

(1)  En  1654,  d'après  la  Relation  (p.  21),  ils  étaient  au  nombre  de  500  à  600. 

(2)  Relation  de  1657,  p.  20  et  23. 


LE   UURON   DE   LORETTE.  325 

Les  conditions  de  leur  nouvel  habitat  ne  furent  pas  plus  favo- 
rables au  maintien  et  au  relèvement  de  ces  institutions.  Nous 
avons  vu  précédemment  que,  par  suite  de  la  concurrence  des 
colons  français  et  de  Fétroitesse  de  la  zone  fertile  en  arrière  de 
Québec,  les  Hurons  se  trouvèrent  bientôt  relégués  sur  les  sables 
maigres  du  pied  de  la  montagne,  qu'ils  renoncèrent  graduelle- 
ment à  leurs  cultures  rudimentaires,  pour  ne  vivre  plus  que  de 
la  chasse,  du  commerce  des  fourrures,  des  allocations  du  ser- 
vice militaire,  et  subséquemment  (lorsque  ces  ressources  com- 
mencèrent à  faire  défaut)  des  industries  de  fabrication  alimen- 
tées par  la  simple  récolte.  De  ce  fait,  le  clan  huron  se  trouva 
privé  de  sa  base  matérielle  :  l'atelier  agricole  féminin. 

D'autre  part,  en  leur  nouvelle  demeure,  les  Hurons  subirent 
fortement  l'influence  de  leurs  voisins  français.  Notamment,  dans 
l'ordre  religieux,  les  missionnaires,  dont  ils  avaient  appris  dans 
leur  ancien  pays  à  écouter  la  voix,  prirent  sur  eux  un  empire 
presque  absolu.  Le  village  huron  devint  une  «  réduction  »  où  nul 
n'était  admis  à  moins  d'avoir  renoncé  aux  superstitions  païennes. 
Dès  lors  la  tradition  du  clan  perdit  le  prestige  qu'elle  emprun- 
tait à  la  croyance  aux  fétiches  anciens,  aux  êtres  mytholo- 
giques. 

Enfin,  à  une  époque  plus  récente,  les  Hurons  de  Lorette, 
débordés  par  leurs  voisins  blancs,  épousèrent  des  Canadiennes 
françaises,  sans  pouvoir  se  les  assimiler,  et  ce  fut  le  coup  de 
mort  du  clan  féminin  ;  il  ne  fut  plus  qu'un  vain  mot.  Un  hal)i- 
tant  de  Lorette  me  déclarait  qu'il  appartenait  au  clan  de  la 
Tortue,  parce  que  c'était  le  clan  dont  son  père  avait  été.  Comme 
je  lui  faisais  observer  que  le  clan  huron  se  transmettait  toujours 
par  la  mère,  il  me  fit  cette  réponse  sans  réplique  :  «  Comment 
pourrais-je  appartenir  à  un  clan  huron  par  ma  mère,  qui  était 
canadienne-française?  » 

Le  vieux  Thomas  Tsioui  émettait  un  jour  devant  moi  la  pré- 
tention que  les  Tsioui  étaient  les  seuls  Hurons  authentiques  à 
Lorette,  les  autres,  d'après  lui,  étant  fils  ou  petits-fils  de  Cana- 
diens-français qui  se  seraient  introduits  furtivement  sur  la 
réserve.  Je  lui  objectai  que  les  Tsioui  eux-mêmes  n'étaient  pas 


326  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

d'extraction  pure,  les  mères  et  les  grand'mères  dans  bien  des 
cas  étant  canadiennes-françaises.  Et  le  vieillard  de  me  soutenir 
alors  avec  chaleur  que  c'est  le  mari  (non  pas  la  femme),  le  père 
(non  pas  la  mère),  qui  fait  la  race.  Il  ne  se  doutait  guère  que 
c'était  là  le  renversement  de  la  doctrine  sociale  de  ses  ancêtres, 
et  que  cet  argument  dans  sa  bouche  me  prouvait  que,  sur  un 
point  important  des  traditions  de  la  race,  il  n'était  plus  Huron. 


II.    —  LA  REDUCTION    ET  L  INSTABILITE    DU  GROUPE  FAMILIAL. 

Un  phénomène  intéressant  qui  signale  la  disparition  du  clan 
féminin  et  la  dissolution  de  l'ancien  groupement  patriarcal, 
c'est  rapparition  de  noms  de  familles  distincts,  transmissil)les 
de  père  en  fils.  Chez  les  anciens  Hurons,  en  effet,  il  n'existait 
pas  de  noms  de  familles  autres  que  les  désignations  générales 
des  clans.  Chaque  individu  recevait  un  nom  distinctif  à  la  fois 
de  sa  personne  et  de  son  clan,  mais  qu'il  ne  transmettait  géné- 
ralement pas  à  ses  enfants,  pas  plus  que  nous  ne  transmettons 
généralement  chez  nous  le  prénom  ou  nom  de  baptême. 

«  Chaque  clan,  écrit  M.  Connelly,  avait  sa  liste  de  noms 
propres  qui  était  sa  propriété  exclusive  et  dont  aucun  autre 
clan  ne  pouvait  se  servir...  Ces  noms  s'inspiraient  de  quelque 
particularité  ou  de  quelque  habitude  de  F  animal  dont  le  clan 
prétendait  descendre...  Ainsi  tout  nom  propre  se  rattachait  à  un 
clan  déterminé.  Lorsque,  par  suite  de  décès,  un  nom  propre 
devenait  disponible,  on  le  donnait  au  prochain  enfant,  du  sexe 
de  la  personne  décédée,  qui  venait  à  naitre  dans  le  clan.  » 

Lorsque  les  missionnaires  se  mirent  à  convertir  les  Hurons,  ils 
leur  imposèrent  au  baptême  des  noms  de  saints,  et  ces  noms, 
pendant  plusieurs  générations,  furent  usités  en  même  temps 
que  les  noms  de  clans.  Ils  finirent  même  par  les  remplacer.  La 
plupart  des  noms  de  famille  à  Lorette  sont  simplement  des 
noms  de  baptême  qui  ont  fini  par  rester  attachés  aux  divers 
groupes  familiaux,  et  qui  se  transmettent  aujourd'hui  de  père 
en  fils  :  Romain,  Vincent,  Gros-Louis,  Bastien  (pour  Sébastien). 


LE    IIURDN    DE    LORETTE.  .'i27 

Dans  d'autres  cas,  un  nom  de  famille  français  (Picard),  ou  un 
sobriquet  huron  (Tsioui)  ont  été  adoptés. 

C'est  vers  la  fin  du  xviii''  siècle,  ou  au  commencement 
du  xix°,  que  les  familles  de  Lorette  se  mirent  à  se  distinguer 
les  unes  des  autres  au  moyen  de  noms  propres  fixes,  transmis- 
sibles  de  père  en  fils.  On  y  trouve  aujourd'hui  21  familles 
Tsioui,  13  Picard,  12  Gros-Louis,  6  Vincent,  i  Bastion,  2  Romain, 
3  Gonzague  (de  descendance  abénaquise)  et  1  Paul  (d'origine 
malécite). 

Les  familles  sont,  en  général,  peu  nombreuses,  réduites  le 
plus  souvent  à  un  seul  ménage,  comprenant  quek{ues  personnes 
seulement;  ainsi,  le  mari,  la  femme  et  deux  ou  trois  jeunes 
enfants;  ou  encore,  le  vieux  père  et  la  vieille  mère,  seuls  ou 
assistés  d'une  fille  ou  d'un  fils  demeurant  au  foyer. 

Ce  n'est  pas  que  ces  ménages  hurons  aient  peu  d'enfants. 
Assez  souvent,  comme  nous  avons  pu  le  voir  par  l'exemple  des 
Tsioui,  les  enfants  sont  nombreux.  Mais  ils  quittent  le  foyer 
de  bonne  heure.  Dès  l'âge  de  huit  ou  dix  ans,  le  petit  Lorettain, 
la  petite  Lorettaine  apprennent  au  foyer  à  fabriquer  divers 
menus  articles  de  fantaisie  à  la  mode  indienne,  et  bientôt  leur 
apprentissage  est  terminé.  A  vingt  ou  vingt-deux  ans,  ils  se 
marient  et  se  font  un  foyer  séparé  de  celui  des  vieux  parents. 
Parfois  ils  émigrent,  et  vont  travailler  pendant  quelque  temps 
dans  les  villes  des  États-Unis.  Parfois,  aussi,  ils  décident  de 
s'établira  Lorette  même.  S'ils  ne  sont  déjà  pourvus  d'une  habi- 
tation, ils  s'adressent  au  conseil  des  chefs  pour  obtenir  un  lot 
attenant  au  village,  sur  lequel  ils  se  construisent  une  maison. 
En  ces  dernières  années,  plusieurs  jeunes  ménages  se  sont  fixés 
de  cette  manière  à  Lorette.  Une  nouvelle  rue  ou  ruelle  a  dû 
être  ouverte,  et  une  seconde  le  sera  bientôt. 

Lorsque  la  famille  huronne  s'élève  à  l'aisance  (ce  qui,  du  reste, 
est  exceptionnel),  le  groupement  au  foyer  devient  plus  stable  et 
plus  noml)reux.  Ce  fait  m'est  apparu  plus  particulièrement  chez 
le  chef  Maurice  Bastien,  qui  non  seulement  héberge  sous  son 
toit  une  assez  nombreuse  parenté,  mais  se  préoccupe,  comme 
nous  l'avons  vu,  d'assurer  l'avenir  de  ses  enfants.  Toutefois,  si 


3^8  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

les  plus  capcables  de  ces  Ilurons  modèlent  leur  organisation 
familiale  sur  le  type  quasi  communautaire  des  Canadiens-Fran- 
çais, leurs  voisins,  il  faut  dire  que  la  plupart  des  familles  de 
Lorette  se  rattachent  plutôt  au  type  instable. 

Nous  connaissons  maintenant  fjuelle  est  la  composition  ordi- 
naire, le  type  général  de  la  famille  lorettaine;  voyons  quel  est 
son  gouvernement  intérieur.  L'autorité  des  parents  y  est  faible. 
Les  enfants  ne  subissent  guère  de  contrainte,  ne  reçoivent  guère 
de  direction.  La  proximité  des  habitations  dans  ce  village  à  po- 
pulation dense  a  pour  effet  de  restreindre  singulièrement  l'action 
de  chaque  groiïpe  familial  sur  les  jeunes  gens  de  ses  membres. 
Les  bambins  se  font  mutuellement  leur  éducation,  dans  la  rue 
ou  sur  la  place  publique.  Les  jeunes  gens,  nous  l'avons  vu, 
apprennent  de  bonne  heure  à  fabriquer  T article  indien;  ils 
deviennent  des  facteurs  importants  du  bien-être  de  la  famille, 
ou  du  moins  très  indépendants  de  celle-ci  pour  leur  subsistance. 

Sous  ce  rapport,  les  Hurons  actuels  ne  diffèrent  que  fort  peu 
de  leurs  ancêtres  des  bords  de  la  Baie  Géorgienne,  qui  laissaient 
à  leurs  enfants  la  plus  grande  liberté  possible,  qui  jamais  ne  les 
corrigeaient  (1).  Chez  les  anciens  Hurons,  ce  relâchement  de 
l'autorité  paternelle  était  la  conséquence  naturelle  de  Timpor- 
tance  acquise  à  la  chasse  et  à  la  guerre,  occupations  qui  assu- 
raient aux  jeunes  gens  une  supériorité  sur  les  Anciens.  Chez  les 
Hurons  de  Lorette,  Tau to rite  paternelle  est  restée  taible,  tant  à 
cause  de  la  persistance  chez  eux  jusqu'à  ces  dernières  années 
de  la  chasse  comme  moyen  principal  d'existence,  c|ue  de  l'intro- 
duction, aune  époque  plus  récente,  d'industries  de  fabrication 
offrant  à  la  jeunesse  de  grandes  facilités  d'établissement. 

Et  pourtant,  on  ne  peut  dire  aujourd'hui  que  les  mœurs 
soient  mauvaises.  Elles  sont  certainement  en  grand  progrès 
sur  le  passé.  Il  est  vrai  que  cela  est  dû  moins  à  l'action  directe 
de  la  famille  huronne  qu'à  l'action  du  prêtre  et  à  l'influence  du 
milieu  social  canadien-français.  Les  mœurs  des  anciens  Hurons 
étaient  très  dissolues.  La  débauche  avait  libre  cours  dans  leurs 

(l)  Champlain,  t.  IV,  p.  85. 


LE  HUROX  DE  LORETTE.  'i20 

villages  (1).  Lorsque,  à  la  suite  de  leur  établissement  dans  le 
voisinage  de  Québec,  ils  tombèrent  sous  la  tutelle  des  jésuites, 
une  règle  sévère  de  morale  monastique  leur  fut  imposée.  Cette 
règle,  ils  l'acceptèrent,  non  pas  tant,  toutefois,  par  un  senti- 
ment intime  de  devoir  et  de  respect  de  soi-même,  que  dans  la 
crainte  d'être  cbassés  de  la  réserve,  ou  de  se  voir  infliger  une 
pénitence  publique  (2).  Aussi,  après  que  la  tutelle  des  jésuites 
eut  pris  fin,  sous  le  régime  anglais,  les  Lorettains,  au  contact 
des  mauvais  sujets  de  la  ville  voisine,  se  relâchèrent  singuliè- 
rement de  la  rigidité  de  leur  conduite.  Dans  le  cours  du 
xix''  siècle,  Lorette  devint  «  le  rendez- vous  ordinaire  de  la 
jeunesse  libertine  de  Québec,  un  lieu  d'orgies  et  de  débauches 
de  la  pire  espèce,  au  point  que  les  autorités  durent  intervenir 
pour  réprimer  les  excès  (3)  ». 

Depuis,  grâce  à  l'action  d'un  patronage  reKgieux  plus  éner- 
gique et  à  l'influence  d'un  voisinage  meilleur,  les  mœurs  se 
sont  améliorées.  Les  naissances  illégitimes  sont  rares  aujour- 
d'hui. Mais  beaucoup  de  Hurons  manifestent  encore  un  faible 
prononcé  pour  les  boissons  enivrantes. 

Les  enfants  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  font  preuve  très  souvent 
d'aptitudes  réelles  pour  le  commerce,  les  arts  industriels  et 
même  les  beaux-arts.  Mais  il  leur  arrive  rarement  de  dévelop- 
per ces  aptitudes,  même  lorsque  l'occasion  leur  en  est  offerte. 
Presque  tous  ont  de  la  voix  et  une  oreille  très  juste.  Quelques- 
uns  ont  montré  du  talent  pour  le  dessin  et  la  peinture.  xMais  ils 
manquent  presque  toujours  de  l'esprit  de  suite  et  de  la  force 
de  volonté  nécessaires  pour  tirer  parti  de  leurs  ressources. 


(1)  Cliamplain,  t.  IV,  p.  82-85. 

(2)  Relations  des  ]ésmles,  passiin  ;  Charlevoix,  Journal^  p.  82;  Franquet,  Jour- 
nal de  Voyage,  p.  143. 

(3)  journaux  de  V Assemblée  législative  du  Bas-Canada,  1844-45;  ibid.,    1847, 
témoignage  de  messire  Fortier. 


330  LA    SCIENCE   SOCfALE. 


III.    —    L  ABANDON    1>ES    CROYANCES    ET    L  OUBLI    DE    LA    LANGUE 

DES    ANCÊTRES. 

Les  Hurons  de  Lorette  cliiFèrent  encore  de  leurs  ancêtres  en 
deux  points  essentiels  :  la  religion,  la  langue.  Ils  sont  aujour- 
d'hui tous  chrétiens,  et  leur  langue  est  le  français. 

Les  pratiques  extérieures  de  religion  furent  parmi  les  pre- 
mières choses  qui  se  transformèrent  chez  les  Hurons  au  contact 
des  Européens.  On  sait  que  le  missionnaire  catholique  avait 
emboîté  le  pas  derrière  le  traitant  français,  et  qu'une  propa- 
gande très  active  des  doctrines  chrétiennes  s'était  poursuivie 
dans  les  bourgades  huronnes  des  bords  de  la  baie  Géorgienne, 
dès  les  premières  années  du  xvii®  siècle.  Lorsque  les  misérables 
débris  de  cette  nation  huronne  eurent  été  formés  en  «  réduc- 
tion »  dans  le  voisinage  de  Québec,  cette  propagande  religieuse 
devint  plus  autoritaire  et  plus  efficace.  Pour  être  admis  dans 
la  nouvelle  bourgade,  le  Huron,  comme  on  l'a  vu ,  dut  se  faire 
chrétien,  s'il  ne  l'était  déjà,  et  accepter  la  direction  des  jésuites, 
constitués  tuteurs  des  Indiens  dans  l'ordre  matériel  comme 
dans  l'ordre  moral.  Le  P.  Chaumonot,  avant  que  l'âge  l'eût  par 
trop  affaibli,  et  particulièrement  le  P.  de  Couvert,  ainsi  que 
son  successeur,  le  P.  Richer,  exercèrent  sur  les  Hurons  un 
pouvoir  presque  despotique  (1).  Dans  ces  conditions,  les  pra- 
tiques et  même  les  croyances  païennes  des  anciens  Hurons 
furent  bien  vite  extirpées,  remplacées  par  les  formes  et  les 
formules  (sinon  toujours  par  les  maximes  et  par  l'esprit)  de  la 
religion  catholique. 

A  Lorette,  un  des  anciens  de  la  tribu  me  déclarait,  un  jour, 
qu'il  était  doué  du  pouvoir  mystérieux  d'activer,  de  ralentir 
ou  de  suspendre  à  volonté  la  circulation  du  sang  dans  le  corps 
malade.  Était-ce  là  une  réminiscence,  un  lambeau   de  l'an- 

(1)  Charlevoix,  Journal  (1721),  p.  82  et  suivantes. 

L'abbé  L.  Sl-G.  Lindsay,  de  Québec,  vient  de  faire  paraître  l'histoire  religieuse 
détaillée  de  Notre-Dame-de-Lorelte. 


LE    HURON    DE    LORETTE.  331 

cieimc  tradition  du  jongleur,  moitié  prêtre,  moitié  médecin, 
de  la  bourgade  huronne  antique?  En  tout  cas,  c'est  la  seule 
trace  que  j'aie  pu  trouver  à  Lorette  des  anciennes  superstitions. 

Les  Lorettains  professent  tous  la  religion  catholique,  à  l'ex- 
ception d'une  famille,  dont  le  chef,  Stanislas  Tsioui,  a  embrassé 
dernièrement  le  protestantisme. 

La  langue  huronne  n'est  plus  parlée  à  Lorette;  le  français 
l'a  remplacée.  Les  vieillards  même,  en  réponse  à  mes  ques- 
tions, avaient  la  plus  grande  difficulté  à  se  rappeler  quelques 
mots  décousus  de  la  langue  de  leurs  ancêtres.  Quelques-uns 
pouvaient  à  peine  me  dire  le  sens  du  nom  huron  qui  leur  avait 
été  donné  à  leur  naissance  et  dont  ils  se  servent  encore  dans 
.  les  grandes  occasions.  En  outre,  les  quelques  mots  hurons  ainsi 
conservés  dans  leur  nomenclature  familiale  se  déforment  dans 
leur  bouche.  Ainsi,  la  lettre  «  L  »,  introduite  dans  plusieurs  de 
leurs  noms  propres,  ne  figurait  pas  dans  l'alphabet  des  anciens 
Hurons  (1).  Par  exemple,  «  Han-yon-yeh  »,  l'ancienne  forme 
huronne  pour  ours  (2),  se  prononce  aujourd'hui  à  Lorette  : 
«  Agniolen  ».  De  même,  ((  Owawandaronhé  »,  «  Odiaradhéité  » 
et  «  Téachéandahé  »  sont  devenus  respectivement  :  ((  Wawenda- 
rolen  » ,  «  Ondiaralété  »  et  «  Téachendalé  » . 

Ce  n'est  que  dans  le  cours  du  dernier  siècle,  180  à  200  ans 
après  l'année  de  leur  dispersion  (16i9),  que  la  langue  des  Hu- 
rons se  perdit  à  Lorette.  Les  premiers  missionnaires,  en  effet, 
n'avaient  aucun  désir  de  la  voir  disparaître;  au  contraire,  ils  en 
favorisaient  l'usage  exclusif,  en  vue  d'isoler  plus  complètement 
le  groupe  indien,  pour  qui  le  commerce  des  Français  était  un 
danger.  Mais  les  circonstances  lurent  plus  fortes  que  leur  vo- 
lonté. Le  faible  développement  de  la  culture,  la  faible  étendue 
des  biens  communaux  ou  individuels  à  Lorette,  la  proximité  de 
la  zone  fertile,  très  peuplée,  et  de  la  ville  de  Québec,  le  service 
militaire,  le  commerce  des  fourrures  et  de  menus  articles  de 
fabrication,  bref,  toutes  les  conditions  d'existence  des  Hurons, 
les  mettaient  en  rapports  intimes  et  constants  avec  la  popula- 

(1)  Relation  de  1636,  p.  99. 

(2)  Connelly,  op.  cit.,  p.  103, 


33^  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tion  française.  Au  témoignage  de  Franquef ,  dès  1750,  un  siècle 
après  leur  établissement  dans  le  voisinage  de  Québec,  les  Hu- 
rons  commençaient  à  parler  français  et  s'étaient  mis  à  épouser 
des  Canadiennes-Françaises  (1).  Soixante-quinze  ans  plus  tard, 
nous  voyons  que  déjà  il  était  exceptionnel  pour  les  enfants  à  Lo- 
rette  de  savoir  parler  la  langue  de  leurs  pères.  C'est  du  moins 
ce  que  constate  la  notice  nécrologique  consacrée  par  un  jour- 
nal de  Québec,  à  Gabriel  Vincent  Wawandaronhé,  en  18*29  (2). 
En  1856,  d'après  le  rapport  des  commissaires  officiels,  la  langue 
huronne  était  tombée  en  désuétude  dans  le  village  huron  (3). 


IV.    —   LA    TRANSFORMATION  DC   MODE    J)  EXISTENCE. 

A  regard  de  la  nourriture,  de  riiabitation,  du  vêtement,  de 
l'hygiène,  des  récréations,  les  Hurons  de  Lorette  n'ont  conservé 
que  fort  peu  des  habitudes  et  des  caractéristiques  de  leurs  an- 
cêtres, et  peuvent  être  placés  sur  le  même  pied  que  les  Cana- 
diens-Français des  classes  correspondantes. 

La  plus  grande  partie  des  aliments  qu'ils  consomment  leur 
sont  vendus  par  les  marchands  du  village  ou  par  des  fournis- 
seurs ambulants,  qui  approvisiomient  en  même  temps  les  Cana- 
diens-Français de  la  paroisse  de  Saint-Ambroise ,  toute  voisine. 
Pendant  mon  séjour  à  Loretrte,  j'eus  l'occasion  de  prendre  un 
repas  chez  une  des  familles  huronnes  les  plus  pauvres  de  la  ré- 
serve, et  je  me  rappelle  encore  avec  plaisir  le  savoureux  goûter 
de  bon  pain  et  de  bon  beurre,  de  lait,  de  crème  et  de  confitures, 
qui  me  fut  servi  dans  de  la  faïence  ou  de  la  verrerie  bien  nette, 
sur  du  linge  bien  blanc.  Je  ne  pouvais  qu'être  frappé  du  con- 
traste entre  ces  conditions  et  les  traits  de  répugnante  voracité 
signalés  par  les  premiers  missionnaires  dans  les  bourgades  de 
la  baie  Géorgienne  vers  le  milieu   du  xvii°  siècle,    ou  encore 


(1)  Franqiiel.  Journal  de  Voyages,  p.  143 

(2)  Le  Québec  Star,  cité  par  l'abbé  Lindsay,  dans  la  Revue  Canadienne,  novem- 
bre 1901.  p.  3U. 

(3)  Report  of  Spécial  Commissioners,  1856,  p.  30. 


LE   HURON   DE   LORETTE.  333 

cent  ans  plus  tard,  clans  le  village  môme  de  Lorette,  par  le  bo- 
taniste suédois,  Kalm  (1749)  et  Tingénieur  Franquet  (1752). 
Celui-ci  nous  apprend  qu'à  l'occasion  de  la  visite  du  gouver- 
neur, les  Lorettains  avaient  préparé  un  festin  comprenant  trois 
chaudronnées  pleines  de  sagamité  (bouillie  de  maïs),  un  bœuf 
et  quatre  moutons,  dépecés  et  à  moitié  cuits.  Et  il  ajoute  : 
«  Têtes,  cornes,  pieds  et  queues,  tout  y  était,  rien  n'ayant  été 
séparé;  d'autant  que,  selon  eux,  tout  fait  ventre  »  (1). 

Les  maisons  d'habitation  à  Lorette  sont  presque  toutes  de  pe- 
tite dimension,  basses,  construites  en  bois  et  blanchies  à  la 
chaux.  Elles  sont  disposées  en  doubles  rangs  le  long  d'étroites 
ruelles,  et  dépourvues  pour  la  plupart  de  cours,  de  jardins  et 
de  dépendances.  Dans  bien  des  cas,  elles  se  touchent  presque, 
ou  du  moins  sont  beaucoup  trop  rapprochées  pour  la  commodité 
de  ceux  qui  les  habitent.  D'autre  part,  elles  ont  une  apparence 
de  propreté,  et,  à  peu  d'exceptions  près,  elles  me  semblèrent 
aussi  bien  tenues  que  les  bonnes  maisons  de  cultivateurs  ou 
d'artisans  canadiens-français. 

Au  moyen  d'écorces  et  de  troncs  déjeunes  arbres,  les  anciens 
Hurons  se  construisaient  des  habitations  en  forme  de  tonnelles 
allongées.  Si  nous  rapprochons  les  indications  fournies  par 
Kalm,  en  1749,  de  celles  données  par  Charlevoix,  en  1721,  nous 
voyons  que  c'est  à  la  suite  de  leur  troisième  et  dernier  déplace- 
ment dans  le  voisinage  de  Québec  (1697),  et  plus  précisément 
entre  les  années  1716  et  1720,  que  les  Hurons  renoncèrent  à  leur 
ancien  type  d'habitation  mobile  et  facilement  transportable, 
pour  adopter  le  bâtiment  fixe  en  bois  à  la  manière  des  colons 
français  (2). 

Kalm,  en  1749,  trouva  ces  Hurons  logés  en  des  maisons  com- 
prenant deux  chambres  chacune  (cuisine  et  chambre  à  coucher), 
mais  très  insuffisamment  meublées.  Les  lits  n'avaient  ni  draps 
ni  couvertures.  L'Indien,  la  nuit  venue,  s'enroulait  pour  dormir 
dans  la  couverture  qu'il  avait  portée  toute  la  journée.  Us  étaient 
pourvus  de  poêles,  nous  dit  Franquet,  mais  la  chaleur  qui  s'en 

(1)  Franquet,  op.  cit.,  p.  141;  Kalm,  Voyage  en  Amérique,  t.  IF,  p.  12i. 
(?.)  Kalm,  ibid.yip.  123;  Charlevoix,  Journal,  p.  83, 

T.  XXXIII.  2  4 


33  i  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

dégageait  ne  faisait  que  rendre  insupportable  pour  tout  autre 
que  des  sauvages  la  malpropreté  de  toutes  choses  (1). 

Les  jours  ordinaires,  le  Huron,  la  Iluroime  de  Lorette,  dans 
leurs  vêtements  de  travail,  ne  pourraient  que  difficilement  être 
distingués  du  Canadien-Français,  de  la  Canadienne-Française 
de  la  classe  ouvrière.  L'ancien  costume  traditionnel,  même 
le  costume  modifié  à  la  française  du  xviif  siècle ,  a  été 
abandonné.  Je  ne  pus  découvrir  dans  tout  le  village  qu'un 
membre  de  la  tribu,  une  vieille  Huronne  de  90  piintemps,  qui 
portât  encore  le  costume  huron  du  siècle  précédent  :  jupe 
courte,  u  mitasses  «  (guêtres),  mocassins  (souliers  sauvages). 
11  est  vrai  que  les  jours  de  fête,  de  grande  solennité,  les  chefs 
et  les  «  guerriers  »,  comme  ils  continuent  de  s'appeler,  revêtent 
des  costumes  d'apparat.  Mais  ces  costumes  sont  entièrement  de 
fantaisie.  Ils  sont  faits  des  draps  et  des  indiennes  du  commerce, 
et  dans  les  broderies  qui  les  ornementent,  on  chercherait 
vainement  ces  figures  mythiques  ou  symboliques  distinctives 
de  l'art  primitif  huron-iroquois.  Nous  savons  par  Kalm  et  Fran- 
quet  que,  dès  le  milieu  du  xviii°  siècle,  quelques  Hurons 
aimaient  à  s'afïubler  de  défroques  françaises,  bien  que  la  plu- 
part, et  particulièrement  les  femmes,  eussent  conservé  le  cos- 
tume traditionnel. 

Malgré  l'encombrement  du  village,  malgré  l'absence  presque 
générale  de  cours  et  de  jardins  et  la  contiguïté  des  habitations, 
les  conditions  hygiéniques,  à  Lorette,  ne  sont  pas  très  mau- 
vaises.- Cela  est  dû  en  grande  partie  aux  mesures  de  propreté 
prises  par  le  conseil  local  et  par  les  habitants  eux-mêmes. 
M.  Maurice  Bastien,  dont  nous  connaissons  déjà  l'esprit  d'initia- 
tive, a  construit  à  ses  frais  un  aqueduc,  et,  moyennant  une  ré- 
tribution de  quatre  dollars  par  année,  chaque  famille,  à  Lorette, 
a  l'eau  dans  sa  maison. 

Le  sang  est  très,  mêlé  chez  nos  Hurons.  Depuis  quelques  gé- 
nérations, ils  se  sont  mis  à  épouser  des  Idanches,  des  Cana- 
diennes-Françaises principalement,  et  leur  type  physique  en  a 

(1)  Kalm,  Voya(je  en  Amérique,  p.   123;  Franquet,  Journal  de  Voijagcs,  p.  lié. 


LE   UURO.N    DE   LORETTE.  335 

été  grandement  modifié^  sans  toutefois  s'effacer  entièrement. 
La  forte  carrure,  la  haute  taille,  qui  étaient,  si  nous  en  croyons 
les  anciens  auteurs,  caractéristiques  des  Hurons  primitifs,  ne 
se  rencontrent  plus  aujourd'hui  que  très  exceptionnellement  (1). 
Je  ne  remarquai  pas  que  les  pommettes  des  joues  fussent  très 
saillantes,  ou  le  nez  proéminent,  comme  chez  le  type  originaire. 
D'autre  part,  j'observai  nombre  de  Lorettains  au  teint  olivâtre, 
aux  yeux  taillés  en  amande ,  aux  cheveux  plats  ;  et  ces  carac- 
tères me  parurent  plus  marqués  chez  les  très  jeunes  enfants 
que  chez  les  personnes  adultes.  Les  hommes  sont  bien  pourvus 
de  barbe,  ce  qui  les  distingue  encore  de  leurs  ancêtres. 

Les  amusements  des  Lorettains  sont  les  mêmes  que  ceux  de 
la  population  canadienne-française  du  voisinage.  Une  initiative 
typique  des  jeunes  gens  du  village  huron  a  été  l'achat  d'instru- 
ments de  musique  et  d'organisation  d'une  fanfare,  nommée, 
d'après  une  des  célébrités  de  leur  nation,  «  Kondiaronk  ».  Les 
danses  indiennes  qui,  au  dire  de  Franquet,  s'exécutaient  en- 
core, dans  les  grandes  occasions,  vers  le  milieu  du  xv!!!"" 
siècle,  danse  de  «  la  découverte  »,  de  «  la  chevelure  enlevée  », 
du  «  blessé  »,  sont  aujourd'hui  oubliées.  Il  y  a  quelque  cin- 
quante bu  soixante  ans,  les  enfants  hurons  s'amusaient  encore 
parfois  à  tirer  de  l'arc;  mais  cela  ne  se  voit  plus  maintenant. 
Même  le  jeu  national  des  anciens  Hurons,  le  jeu  de  crosse,  que 
les  Canadiens  ont  appris  d'eux,  ne  se  joue  plus  à  Lorette. 


V.    —    L  ÉVOLUTION    DE    LA    VIE    LOCALE    ET    DE     LA    VIE    PUBLIQUE. 

Lorette  manque  des  éléments  propres  à  constituer  fortement 
la  vie  locale.  Les  chefs  d'industrie  sont  peu  nombreux,  et,  à 
une  exception  près,  ne  sont  pas  hurons,  mais  canadiens  d'ori- 

(1)  M.  A.  F.  Hunter,  archéologue  de  Barrie  (Ontario^  dans  l'ancien  pays  des  Hurons, 
m'écrit  à  ce  sujet  qu'à  la  suite  d'un  examen  minutieux  d'ossements  trouvés  dans  les 
ossuaires  indiens  de  son  voisinage,  il  reste  convaincu  que  les  anciens  Hurons  étaient 
de  taille  très  ordinaire.  A  rencontre  de  sa  conclusion,  j'ai  le  témoignage  de  plusieurs 
voyageurs  et  observateurs  des  premiers  temps  de  la  colonie,  notamment  Champlain 
(t.  IV,  p.  569),  Kalm  (t.  II,  p.  135-36)  et  le  P.  Le  Jeune  {Relation  de  1632,  p.  14). 


331)  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

gine  française  ou  écossaise.  De  même  aussi  le  commerce  qui  se 
fait  ici,  tant  pour  rapprovisionnement  des  familles  que  pour 
récoulement  des  produits'  de  leur  industrie  (sauf  quelques 
menus  articles  de  fabrication  vendus  sur  place  ou  dans  les 
villes  d'eau),  est  aux  mains  de  leurs  voisins  blancs  de  Saint- 
Ambroise  ou  des  grandes  villes. 

On  rencontre  à  Lorette  fort  peu  de  gens  ayant  quelque  ins- 
truction. Il  s'y  trouve  une  école  élémentaire  pour  les  garçons 
et  une  école  élémentaire  pour  les  filles,  mais  toutes  deux  di- 
rigées par  des  institutrices  canadiennes-françaises,  et  mainte- 
nues aux  frais  du  gouvernement  canadien.  Et  les  enfants  de  la 
tribu,  particulièrement  les  garçons,  manifestent  fort  peu  de 
goût  pour  l'étude.  Dans  les  occasions  où  il  est  nécessaire  de  re- 
quérir les  services  du  médecin,  du  notaire,  de  l'avocat,  c'est 
aux  hommes  des  professions  libérales  établis  dans  les  villages 
voisins  ou  à  Québec,  que  les  Hurons  s'adressent.  M.  Paul  Picard, 
fils  d'un  ancien  chef  huron  bien  connu,  lui-même  ancien  no- 
taire, et  fonctionnaire  en  retraite  du  gouvernement  de  Québec, 
habite  ici.  Lorette  compte  aussi  parmi  ses  enfants  un  prêtre, 
M.  Fabbé  Prosper  Vincent,  aujourd'hui  vicaire  dans  une  paroisse 
de  la  province. 

Il  n'y  a  pas  de  prêtre  résident  à  Lorette  même.  Le  curé  de 
Saint-Ambroise  est  chargé  de  la  desserte  religieuse  du  village 
huron.  Dans  la  petite  chapelle,  pittoresque  dans  sa  simplicité  et 
dont  une  partie  remonte  à  1730,  une  messe  basse  est  dite  cha- 
que dimanche,  avec  chant  et  sermon  en  langue  française.  Le 
desservant  reçoit  pour  cet  objet,  du  gouvernement  canadien,  un 
traitement  de  225  dollars  par  année. 

Les  affaires  locales  sont  gérées  par  un  conseil  composé  d'un 
grand  chef  et  de  quelques  sous-chefs,  généralement  quatre  ou 
cinq.  Le  grand  chef  actuel  est  François  Gros-Louis  (laiennio)  ; 
les  sous-chefs  sont  :  Gaspard  Picard  (Ondiaralété),  Maurice  Bas- 
tien  (Agniolen),  Ovide  Tsioui  (Awenkwen),  Moïse  Picard  (Tsa- 
waeti)  et  Delphis  Tsioui  (Skaratati).  Les  deux  plus  anciens  de 
ces  chefs,  Gaspard  Picard  et  François  Gros-Louis,  furent  nommés 
à  vie  il  y  a  trente-cinq  ou  quarante  ans.  Les  autres  ont  été  élus 


LE   UURON   DE   LORETTE.  337 

pour  une  période  de  frois  ans  seulement.  Le  conseil  des  chefs 
est  chargé,  en  vertu  de  règlements  préparés  en  son  nom  et 
sanctionnés  par  l'autorité  supérieure  (le  gouvernement  cana- 
dien), de  veiller  à  la  police  du  village,  au  maintien  de  la  paix 
pubKque,  à  la  répression  des  désordres  et  à  l'administration  de 
certains  biens  communaux. 

Autrefois  les  chefs  étaient  en  plus  grand  nombre,  leurs  attri- 
butions étaient  plus  importantes  et  plus  variées,  leur  prestige 
plus  grand.  Outre  le  grand  chef,  il  y  avait  un  second  chef,  des 
chefs  du  conseil  et  des  chefs  des  guerriers.  Vers  1820,  la  trilm 
comptait  huit  chefs.  Lorsque  le  grand  chef  venait  à  mourir,  la 
nouvelle  en  était  portée  par  courriers  spéciaux  aux  autres  bour- 
gades indiennes  du  Bas-Canada,  et  le  choix  du  nouveau  grand 
chef  se  faisait  avec  solennité,  en  présence  des  délégués  de  ces 
bourgades  formant  la  ligue  des  Sept  Nations  chrétiennes,  dont 
le  grand  feu  (le  chef-lieu)  était  chez  les  Iroquois  du  Sault-Saint- 
Louis  (Caughnawaga)  (1).  Pendant  la  période  de  la  domination 
française,  les  chefs  hurons  étaient  regardés  en  quelque  sorte 
comme  des  officiers  militaires,  et,  en  maintes  occasions,  consul- 
tés par  les  gouverneurs  (2). 

Si  nous  remontons  encore  plus  loin  en  arrière,  nous  voyons 
que  les  anciens  Hurons  avaient  des  chefs  nombreux,  capitaines 
militaires  et  capitaines  civils,  chargés  des  attributions  les  plus 
diverses  :  des  festins,  des  jeux,  des  danses,  des  funérailles,  de 
la  police  et  des  relations  extérieures,  ou  de  tout  à  la  fois;  les 
uns  étaient  héréditaires  et  les  autres  électifs.  L'influence  (sinon 
l'autorité)  de  quelques-uns  de  ces  chefs  était  parfois  très 
grande  (3). 

Or,  depuis  quelque  cinquante  ans,  la  visée  constante  du  gou- 
vernement canadien  a  été,  sans  rien  brusquer,  de  diminuer  le 
nombre  des  chefs  indiens,  de  restreindre  leurs  attributions  et 
la  durée  de  leur  terme  d'office.  A  Lorette,  cette  politique  a  pu 

(1)  Journaux  de  l'Assemblée  législative  du  Bas- Canada,  \%2k. 

(2)  Kalm.   Voyage  en  Amérique,  t,  II,  p.  13 i. 

(3)  Brebeuf.  Relation  de  1636,  p.  122;  Parkman,  Jesuits  in  North  America,  iiilro- 
duclion,  p.  52. 


3^^8  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

être  mise  à  exécution  sans  soulever  trop  de  mécontentement.  (Il 
n'en  a  pas  été  ainsi  dans  tous  les  villages  indiens,  notamment 
chez  les  Iroquois  de  Gaughnawaga  et  de  Saint-Régis.)  Ces  an- 
nées dernières,  le  conseil  des  chefs  de  Lorette  a  décidé  c[u'en 
vertu  de  la  loi  des  Indiens  (1),  il  n'y  aurait  plus,  à  partir  de  Tan- 
née 1900,  de  cliefs  élus  à  vie  à  Lorette,  mais  que  tous  se  pré- 
senteraient à  l'élection  de  trois  ans  en  trois  ans.  On  conçoit  que 
le  prestige  des.  chefs  soit  sensiblement  diminué  par  T obligation 
de  briguer  fréquemment  les  suffrages  des  électeurs,  ainsi  que 
par  les  changements  de  titulaires  que  ces  élections  déterminent. 
Le  conseil  des  chefs  de  la  tribu  se  trouve  réduit  au  rang  d'un 
simple  conseil  de  paroisse  ou  de  village,  sans  même  pouvoir 
exercer  cette  large  mesure  d'autonomie  dont  jouissent  au  Ca- 
nada les  communes  rurales. 

En  effet,  ce  conseil  des  chefs  liurons  est  étroitement  contrôlé 
par  les  fonctionnaires  de  l'administration  centrale,  dont  le  siège 
est  à  Ottawa.  Les  Hurons  sont  encore  sous  la  tutelle  de  l'État, 
qui,  par  l'intermédiaire  du  département  des  Affaires  indiennes, 
détient  leurs  propriétés  en  fidéicommis,  et  en  administre  les 
revenus  pour  leur  bénéfice.  Le  département  se  renseigne  et 
agit  généralement  parle  moyen  d'un  agent  vivant  sur  les  lieux. 
L'agent  actuel,  M.  Antoine  Bastien,  est  de  descendance  huronne. 

Le  caractère  de  cette  tutelle  de  l'État  s'est  grandement  mo- 
difié dans  le  cours  du  siècle  dernier.  A  l'origine  de  la  colonie 
et  pendant  toute  la  période  de  la  domination  française,  les 
pouvoirs  publics  se  déchargeaient  sur  les  jésuites  du  soin  et  de 
la  direction  des  sauvages  dans  l'ordre  religieux,  moral  et  même 
à  certains  égards  dans  l'ordre  matériel.  Sous  le  régime  français 
et  pendant  les  soixante-dix  années  qui  suivirent  immédiate- 
ment la  cession  du  pays  à  l'Angleterre,  l'administration  colo- 
niale n'eut  de  rapports  directs  avec  les  Indiens  que  pour  les 
fins  militaires.  Ceux-ci  étaient  considérés  uniquement  comme 
des  soldats  en  service  permanent,  et  traités  comme  tels  par  les 
autorités.  Pendant  la  première  période  de  l'occupation  anglaise, 

(1)  Lois  refondues  du  Canada,  ch.  lxxxiii,  art.  75  et  7G. 


LE    HUROX    DE   LORETTE.  339 

le  surintendant  des  sauvages  était  un  officier  de  l'armée,  dont 
la  fonction  principale  en  temps  de  paix  consistait  à  distribuer 
annuellement  des  présents  aux  divers  groupes  d'aborigènes. 

L'année  1830  marque  le  commencement  d'une  ère  nouvelle 
dans  les  rapports  de  l'autorité  publique  avec  les  divers  groupes 
indiens.  Sir  George  Murray,  secrétaire  des  colonies  dans  le 
gouvernement  anglais,  transforma  l'administration  des  affaires 
indiennes  du  Canada  et  tenta  d'y  introduire  tout  un  esprit  nou- 
veau. Le  bureau  fut  placé  sous  la  direction  de  fonctionnaires 
civils  qui  eurent  pour  mission  spéciale  de  faire  sortir  le  sauvage 
de  son  état  primitif,  et  de  développer  chez  lui  les  habitudes  de 
travail  et  de  prévoyance,  les  goûts  paisibles  de  la  vie  civilisée. 
Toutefois  cette  politique  de  relèvement  et  de  progrès,  par  suite 
surtout  de  la  faible  étendue  et  de  la  pauvreté  des  terres  restées 
aux  mains  des  Hurons,  ne  put  être  mise  à  exécution  aussi  promp- 
tement  et  aussi  complètement  qu'elle  le  fut  sur  les  réserves 
indiennes  du  Haut-Canada,  et  qu'elle  l'a  été  plus  tard  sur  les 
réserves  du  Far  West  canadien. 

Sir  James  Kempt,  gouverneur  du  Canada  en  1830,  s'était 
rendu  compte  que  la  condition  première  du  relèvement  social 
des  Hurons  de  Lorette  était  le  développement  chez  eux  de 
l'aptitude  à  la  culture  et  à  la  propriété  du  sol.  Il  connaissait, 
d'autre  part,  la  fai])le  étendue  et  la  nature  généralement  aride 
des  terrains  laissés  à  la  disposition  des  Hurons  sur  la  terrasse 
sablonneuse,  et  il  savait  qu^on  ne  pouvait  s'attendre  à  voir  des 
hommes  déjà  peu  portés  vers  l'agriculture  quitter  leur  village 
pour  aller  faire  des  défrichements  dans  la  région  montagneuse, 
à  laquelle  ils  se  trouvaient  acculés.  Aussi  proposait-il  à  sir 
George  Murray,  secrétaire  d'État  des  colonies  à  Londres,  de 
faire  l'acquisition,  à  proximité  de  Lorette,  de  lopins  de  terre 
arable,  pour  l'usage  des  Hurons.  Mais,  sur  ces  entrefaites, 
le  ministère  anglais  dont  sir  George  était  membre  dut  se  dé- 
mettre, et  le  nouveau  secrétaire  des  colonies  rejeta  la  proposi- 
tion de  Kempt.  Repris  en  1837,  sous  une  forme  un  peu  diffé- 
rente, par  les  commissaires  chargés  de  s'enquérir  de  la  condition 
des  sauvages,  et  approuvé  cette  fois  par  le  bureau  des  Colonies, 


340  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

puis  recommandé  de  nouveau  par  les  commissaires  de  ISii,  le 
projet  n'en  fut  pas  moins  abandonné. 

Aujourd'hui  (et  depuis  bien  des  années),  le  gouvernement 
canadien  paie  le  traitement  du  prêtre  préposé  à  la  desserte  reli- 
gieuse du  village  indien  de  Lorette.  Il  y  pourvoit  aux  frais  de 
l'enseignement  primaire,  solde  les  appointements  des  institu- 
trices, y  distribue  des  secours  aux  nécessiteux,  et  y  entretient 
un  agent  dont  la  fonction  est  de  le  tenir  au  courant  des  besoins 
des  sauvages.  Mais  Tadministration  n'a  jamais  rien  fait  pour 
développer  chez  les  Hurons  l'aptitude  au  travail  pénible  et 
suivi  de  la  culture,  ni  lui  faciliter  l'accès  à  la  propriété  du  sol. 

Dans  le  dernier  cjuart  de  siècle,  la  tutelle  exercée  par  les 
pouvoirs  publics  sur  les  aborigènes  a  revêtu  au  Canada  un  nou- 
veau caractère,  suite  et  développement  nécessaire  de  celui  que 
lui  avait  imprimé  la  réforme  de  1830.  Il  était  naturel  que  l'État, 
après  s'être  appliqué  à  relever  le  niveau  social  du  sauvage,  en- 
treprît de  l'assimiler  tout  à  fait  au  blanc,  et  de  l'émanciper. 
Toute  la  législation  actuelle  relative  aux  Indiens  du  Canada 
est  imprégnée  de  cette  double  idée  :  assimilation,  émancipa- 
tion. Dans  ce  but,  elle  favorise  la  subdivision  des  communaux, 
la  constitution  de  la  propriété  individuelle  du  sol,  la  suppres- 
sion des  entraves  à  la  liberté  des  personnes,  l'assimilation  des 
chefs  à  des  conseillers  municipaux  ;  bref,  Teffacement  de  toutes 
les  anciennes  distinctions  entre  sauvage  et  blanc,  dans  la  vie 
public[ue  comme  dans  la  vie  privée. 

Mais  les  Hurons  de  Lorette  sont-ils  bien  prêts  à  entrer  dans 
ce  mouvement  d'assimilation  et  d'émancipation?  sont-ils  en 
mesure  d'en  bénéficier?  A  première  vue,  on  pourrait  croire 
que  rassimilation  est  déjà  un  fait  accompli.  Nous  venons  devoir, 
en  effet,  que  dans  leur  vie  de  famille,  par  la  langue  et  par  la 
religion,  par  leur  manière  de  se  nourrir,  de  se  loger,  de  se  vêtir, 
de  se  récréer;  bref,  par  nombre  de  caractères  sociaux  les  plus 
facilement  saisissables,  les  Lorettains  se  confondent  avec  les  Ca- 
nadiens-Français des  classes  correspondantes.  Et  c'est  bien  là 
l'impression  que  rapporte  le  touriste,  le  voyageur  de  passage 
à  Lorette.  «  Ce  sont  de  véritables  Canadiens-Français,  »  s'écrie- 


LE   HURON   DE   LORETTE.  '.M 

t-il;  OU  encore,  comme  me  le  disait  un  de  mes  amis  anglais  : 
«  Ce  sont  des  Français  jouant  au  sauvage  »  [Fi^enc/imen  mas- 
queradlng  as  Indians). 

Et  pourtant,  si  l'on  pousse  l'observation  plus  loin,  on  trou- 
vera que ,  par  des  caractères  sociaux  d'une  importance  ma- 
jeure, ces  Hurons  sont  demeurés  primitifs.  Sauf  de  très  rares 
exceptions,  ils  n'ont  pas,  nous  l'avons  vu  dans  Farticle  précédent, 
acquis  le  goût  du  travail  agricole,  non  plus  que  l'aptitude  à 
la  propriété  du  sol.  Ils  n'ont  pas  l'ambition  de  devenir  pro- 
priétaires individuels  de  lopins  de  terre.  Et,  d'autre  part,  ils 
ne  désirent  pas  être  émancipés,  pas  plus  dans  l'ordre  privé 
que  dans  l'ordre  public.  Même,  ils  redoutent  l'émancipation. 
Ceux  avec  qui  j'en  causai  y  étaient  franchement  hostiles.  Plu- 
sieurs d'entre  eux  étaient  mécontents  de  l'état  de  choses  actuel, 
mécontents  de  la  manière  dont  les  affaires  étaient  administrées 
par  les  chefs,  par  l'agent  et  par  le  département  des  Affaires 
indiennes,  au  point  qu'ils  refusaient  de  se  rendre  aux  assem- 
blées et  de  prendre  part  aux  élections.  Mais  ce  n'est  pas  dans 
l'émancipation  qu'ils  cherchaient  un  remède  à  leurs  maux.  Ils 
auraient  voulu  simplement  changer  de  tuteur.  Ils  ne  pouvaient, 
disaient-ils,  se  passer  de  la  protection  de  quelqu'un  de  puis- 
sant. Émancipés,  ils  courraient  risque  d'être  dépouillés  de  leurs 
biens  par  de  malhonnêtes  blancs,  et  ils  auraient  à  supporter  de 
lourdes  taxes,  tandis  que,  sous  le  régime  actuel,  le  gouverne- 
ment se  charge  des  frais  du  culte  et  de  l'enseignement,  et  les 
chemins  mêmes  sont  entretenus  par  les  blancs  des  paroisses 
voisines  de  Lorette,  en  échange  du  droit  de  passage  sur  la  ré- 
serve huronne.  L'émancipation,  à  leurs  yeux,  était  un  danger 
dans  la  vie  privée  et  un  fardeau  dans  la  vie  publique. 

D'autre  part,  je  viens  de  le  dire,  les  Hurons  sont  mécontents. 
Lors  de  mon  passage  à  Lorette,  leurs  nombreux  griefs,  quel- 
ques-uns d'origine  historique,  d'autres,  au  contraire,  très  ré- 
cents ,  faisaient  le  sujet  ordinaire  des  conversations  :  griefs 
contre  la  société  de  Jésus  et  l'ancienne  administration  coloniale 
française,  pour  les  avoir  dépouillés  de  leur  titre  à  la  seigneurie 
de  Sillery;  griefs  contre  le  gouvernement  britannique,  pour 


342  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

avoir,  à  la  conquête,  confisqué  Sillery  en  même  temps  que  les 
autres  propriétés  des  jésuites,  sans  compensation  pour  les  In- 
diens; griefs  contre  quelcjues-uns  de  leurs  chefs  décédés,  c[u'ils 
accusaient  d'avoir  réduit,  à  leur  profit  personnel,  l'étendue  de 
la  commune;  griefs  même  contre  certains  chefs  actuels  qui 
utilisent  le  Ijien  commun  pour  des  fins  particulières;  griefs 
contre  radministration  de  la  province  de  Quéhec,  pour  avoir 
mis  la  main  sur  leurs  terrains  de  chasse,  restreint  le  parcours, 
et  réglementé  l'exploitation  des  productions  spontanées  de  la 
terre  et  des  eaux;  griefs  enfin  contre  le  gouvernement  fédéral 
et  son  agent,  qui,  à  les  entendre,  auraient  mal  administré  les 
réserves  et  les  recettes  provenant  de  celles-ci. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  nous  enquérir  du  bien-fondé  ou  du 
mal-fondé  de  ces  griefs.  Il  me  suffira  de  faire  observer  que, 
d'une  manière  générale ,  le  voisinage  et  la  concurrence  des 
blancs  ont  placé  les  Hurons  de  Lorette  dans  des  conditions  dé- 
favorables au  point  de  vue  du  travail  et  de  la  propriété;  que 
leurs  griefs  se  rattachent  tous  directement  ou  indirectement  au 
régime  de  la  propriété  ou  à  celui  du  travail,  et  que  ces  griefs 
disparaîtront  le  jour  où  les  Hurons  auront  été  placés  dans  de  meil- 
leures conditions  de  stabilité  et  de  prospérité  sociale. 

Dans  ces  circonstances,  il  semble  c[ue  le  devoir  du  départe- 
ment des  Affaires  indiennes,  tuteur  des  sauvages,  soit  tout 
tracé.  Il  devrait,  semble-t-il,  s'applic£uer,  d'une  part,  à  déve- 
lopper chez  ces  Hurons  le  goût  de  l'agriculture,  l'aptitude  au 
travail  suivi  et  à  la  propriété  du  sol;  et,  d'autre  part,  il  devrait 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  faciliter  à  ses  pupilles 
l'accès  à  la  propriété  de  terrains  fertiles  dans  le  voisinage  même 
de  Lorette.  C'est  au  moyen  d'une  mesure  de  cette  sorte,  judi- 
cieusement mise  à  exécution,  sous  une  direction  inteUigente, 
c|u'on  pourrait  rendre  à  ces  descendants  des  Hurons  la  pleine 
somme  de  justice  sociale  à  lacpelle  ils  ont  droit,  f[u'on  les 
mettrait  à  même  de  se  maintenir  au  sein  de  la  concurrence 
moderne,  et  qu'en  les  préparant  à  l'émancipation,  on  les  ache- 
minerait vers  un  état  social  supérieur. 

Léon  GÉRix. 


LE  VALAISAN  ET  SON  ROLE  SOCIAL 


IX 

LA  CITÉ.  —  L'ÉTAT.  —  LA  CONFÉDÉRATION 

Toutes  les  communes  du  Valais  sont  des  «  bourgeoisies  »  ins- 
tituées sur  la  base  de  la  démocratie.  La  ville  de  Sion  seule  pos- 
séda jusqu'à  la  fin  de  Tancien  régime  une  constitution  de  bour- 
geoisie aristocratique  et  privilégiée  dont  un  siècle  d'égalité  n'a 
pas  détaché  tous  les  esprits.  Aussi,  en  raison  du  prestige  que  les 
vieilles  familles  nobles  ou  lîourgeoises  sont  parvenues  à  conser- 
ver sous  le  nouvel  ordre  des  choses,  tant  dans  FÉtat  que  dans 
la  Cité,  nous  convient-il  d'examiner  la  formation  sociale  de  cette 
dernière  et  de  dégager  ce  rôle  de  petite  Rome  qu'elle  joua 
jusqu'au  milieu  du  dernier  siècle  vis-à-vis  des  petites  provinces 
alpestres  qui  l'entouraient. 

l.  LA   CITÉ. 

Dans  la  population  agglomérée  que  Sion  pouvait  réunir  au 
xv!!!""  siècle  —  2.500  âmes  au  plus  —  vivaient  nombre  de  gens 
titrés.  A  leur  tête  étaitle  Bourg  ï7iestre^  sorte  de  prince  ou  de  doge, 
qui  présidait  le  Conseil  de  Ville  formé  de  vingt-quatre  membres, 
dont  sept  élus  à  vie.  C'est  d'ailleurs  au  sein  de  ces  sept  privilé- 
giés qu'on  le  choisissait.  Les  charges,  de  môme  que  celle  des 
syndics  (primitivement  consuls  ),  dont  on  tirait  chaque  nouveau 
conseiller,  étaient  réservées  à  quelques  familles  aristocratiques. 

«  Dans  l'élection  d'un  nouveau  membre,  dit  Schiner  (1),  ceux 

(1)  Le  témoignage  de  cet  auteur  est  d'autant  plus  irrécusable  qu'il  fut  lui-même  un 
des  produits  du  népotisme  et  qu'il  déchaîna  comme  gouverneur  de  Monthey  la  conju- 
ration populaire  de  1795. 


344  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qui  étaient  déjà  du  Conseil  ne  cherchaient  souvent  qu'à  nommer 
leurs  parents,  de  préférence  à  des  gens  plus  méritants  et  d'une 
famille  souvent  plus  distinguée.  Au-dessous  de  ces  groupes 
hiérarchisés  venaient  les  pi^ocureiirs,  parmi  lesquels  étaient 
recrutés  les  syndics;  les  bourgeois^  seuls  participants  à  la 
bourse  de  la  Bourgeoisie,  puis  les  habitants^  exclus  de  cette 
bourse  et  dont  le  premier  acte,  après  le  serment  de  fidélité 
prêté  au  conseil  de  ville,  consistait  à  se  pourvoir  à  leurs  propres 
frais  d'un  équipement  miHtaire  complet.  Derrière  cette  classe 
venait  encore  celle  des  tolérés,  reçus  ou  exclus  au  bon  plaisir 
des  conseillers. 

((  Chaque  élection  d'un  syndic  devait  être  acquise  au  prix  de. 
trois  grands  repas  publics.  La  ville  fournissait  le  pain,  le  vin 
et  le  bois;  le  reste  demeurait  à  la  charge  du  procureur  en  voie 
de  passer  syndic  à  vie.  L'évêque,  l'ambassadeur  de  France, 
toute  la  magistrature  de  la  ville,  tout  le  chapitre  assistaient  à 
ces  repas  qui  duraient  de  onze  heures  du  matin  à  huit  heures 
du  soir.  A  partir  de  ce  moment,  étaient  introduites  les  dames  et 
demoiselles  de  la  bourgeoisie,  accompagnées  de  quelques-uns 
des  cavaliers  du  dîner,  et  le  souper  se  terminait  par  des 
danses.  » 

Le  premier  de  ces  repas  était  offert  à  l'arrivée  de  la  pension 
de  France  —  ce  qui  donne  une  idée  de  la  considération  dans 
laquelle  était  tenu  le  service  à  l'étranger  —  le  second  aux  fêtes 
de  la  Pentecôte,  le  troisième  aux  fêtes  de  l'Assomption. 

Schiner  ajoute  :  «  Il  n'y  avait  peut-être  point  de  pays  au 
monde  où  l'on  faisait  plus  de  repas  publics  qu'en  Valais.  Il  fallait, 
pour  obtenir  une  charge  de  dixain,  donner  à  manger  à  tous  les 
habitants,  ce  qui  attirait  quelquefois  une  populace  de  plusieurs 
mille  hommes.  Aussi,  n'était-il  pas  rare  de  voir  se  ?'iiiîier  en 
peu  de  temps  des  hommes  fort  riches.  » 

Nous  retrouvons  bien  ici  le  digne  ancêtre  du  chef  de  clan 
actuel  qui  se  ruine  pour  quelques  coups  de  chapeau;  tel  ce 
citoyen  qui,  dernièrement,  sacrifiait  2.000  francs  pour  devenir 
juge  de  paix  dans  une  agglomération  agricole  de  500  habitants. 
On  ne  donne  plus  de  repas,  mais  on  se  ruine  à  verser  du  vin.  Il 


LE   VALAISAN   ET   SON   RÔLE   SOCIAL.  345 

est  à  retenir  que  ce  goût  de  bombances,  en  honneur  spécialement 
à  Sion  sous  Tancien  régime,  a  exercé  son  influence  jusque 
sur  notre  propre  génération.  Les  plantureux  repas  communs 
offerts  à  cette  ignorante  populace  arrivaient  à  rehausser  déme- 
surément à  ses  yeux  ceux  qui  les  donnaient  et,  par  suite,  à 
étouffer  dans  le  germe  toute  critique  de  sa  part  sur  leurs  actes 
publics.  Ces  repas,  on  a  beau  les  avoir  supprimés  avec  le  régime 
aristocratique,  nous  les  voyons  se  perpétuer  encore  sous  la 
forme  d'orgies  électorales,  et  c'est  surtout  là  où  les  procureurs 
et  les  syndics  se  survivent  dans  une  descendance  avide  de  titres 
sans  devoirs,  que  les  populations  rurales  demeurent  le  plus 
illettrées  et  le  plus  asservies  moralement.  Nulle  part,  comme 
dans  les  environs  de  Sion,  on  n'est  j)rêt  à  se  battre  pour  le 
compte  du  patron  qui  offre  une  tournée  de  ca^e.  .Finvoque  sim- 
plement le  témoignage  d'une  campagne  électorale  dans  le  dis- 
trict d'Hérens  en  1897.  Durant  trois  semaines,  une  dizaine  de 
mulets  partirent  chaque  jour  de  Sion  pour  la  vallée,  chargés 
chacun  de  deux  tonnelets  de  45  litres. 

Sans  doute,  ces  procédés  de  corruption  simpliste  et  bon 
enfant,  pratiquée  d'ailleurs  à  des  degrés  moindres  dans  le  reste 
du  canton,  peuvent  être  préférés  à  une  concussion  impudente 
ou  tortueuse;  mais,  tout  bien  compté,  le  peuple  n'a  guère  de 
chance  de  tirer  plus  de  bénéfice  de  Tune  que  de  l'autre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  dégageons  de  ces  faits  la  constatation 
que  le  dirigeant  porté  aux  honneurs  par  de  tels  moyens  est 
peu  prédisposé  à  se  rendre  compte  des  responsabilités  de  sa 
charge.  C'est  pourquoi  le  magistrat  valaisan  est  bien  rarement 
d'une  activité  mesurée  à  celle  du  peuple.  Le  montagnard,  dur 
au  labeur,  est  lui-même  encadré  par  ces  ressortissants  de  la 
plaine  du  Rhône  dont  nous  avons  eu  l'occasion  de  dire  l'apathie 
et  l'indolence.  Les  autres  petites  villes  copient  de  leur  mieux  la 
capitale  :  Brigue,  Viège,  Loèche,  Sierre,  Martigny,  Saint-Maurice, 
Monthey  et  plusieurs  autres  bourgs  sont  de  vrais  nids  de  fonc- 
tionnaires où  les  titres  de  bourgeoisie  et  le  simple  diplôme  de 
légiste  tiennent  lieu  de  parchemins. 

Un  autre  privilège  de  la  bourgeoisie  sédunoise  est  que  le  curé 


346  LA.    SCIENCE    SOCIALE. 

de  la  ville  est  de  droit  membre  du  chapitre  de  la  cathédrale  et 
que,  tandis  que  la  population  et  l'autorité  civile  de  toutes  les 
autres  paroisses  du  canton  doivent  accepter  le  curé  que  désigne 
l'autorité  hiérarchi(|ue  religieuse,  le  conseil  ])ourgeoisial  de 
Sion  a  la  prérogative  de  désigner  son  curé  entre  c^uatre  candi- 
dats qui  lui  sont  proposés  par  le  chapitre.  C'est,  appliquée  d'une 
manière  restreinte,  la  méthode  constitutionnelle  que  nous  avons 
vu  fonctionner  pour  le  choix  de  Tévèque  diocésain.  Comme  il 
rosne  en  Valais  un  antagonisme  séculaire  entre  Romands  et  Ger- 
mains,  la  récente  nomination  d'un  curé  à  Sion  a  donné  lieu  à  de 
loues  et  curieux  tiraillements. 


II.    —    L  ETAT    CANTONAL. 

Les  hommes  diÉtat  et  fonctionnaires  de  premier  rang  sont 
donc  —  de  notre  temps  —  des  gens  de  la  plaine.  A  tout  le  moins, 
ceux  qui  pourraient  faire  exception  sont  sérieusement  «  déraci- 
nés »  de  la  montagne,  car,  à  mesure  qu'un  montagnard  s'élève 
socialement,  il  tend  à  se  rapprocher  des  localités  plus  impor- 
tantes. Et  ce  proverbe  que  j'ai  recueilli  jadis  de  la  bouche  d'un 
villageois  montagnard  est  parfaitement  vrai  :  /  z'amou  van  pâ 
à  reho  de  iwoiie  (Les  amours  ne  vont  pas  à  rebours  de  l'eau I), 
c'est-à-dire  cju'un  personnage  se  garde  d'aller  chercher  un  éta- 
blissement dans  une  bourgade  plus  écartée  que  celle  où  il  est  né. 
Or,  nous  avons  déjà  constaté  combien  les  populations  rurales 
de  la  plaine  sont  inférieures  en  tout  à  celles  de  la  montagne 
et  des  vallées  latérales.  Toutefois  il  leur  reste  des  compensa- 
tions :  le  sol  de  la  plaine  est  moins  ingrat,  même  à  qui  met  peu 
de  soin  à  le  cultiver;  c'est  en  outre  dans  la  plaine  que  s'éche- 
lonnent les  centres  d'affaires,  que' se  forment  les  fortunes,  que 
se  multiplient  les  familles  susceptibles  de  pousser  l'instruction 
de  leurs  enfants  au  delà  de  la  moyenne,  et  que  se  rencontrent, 
du  reste,  les  établissements  d'instruction  moyenne  et  l'École  de 
Droit. 

En  sorte   que,  grâce  à  ces  multiples  faveurs  du  sort,   nous 


LE   VALAISAN    ET    SON    RÔLE   SOCIAL.  'Ml 

voyons  la  plaine  ressaisir,  sans  clibrt  ni  difficulté,  la  grande  par- 
tie de  l'ascendant  que  les  qualités  de  la  race  auraient  plutôt 
assuré  à  la  montagne.  Et  ces  qualités  mêmes,  la  population  de 
la  plaine  les  refoule,  réussissant  souvent  à  les  altérer,  comme 
une  marée  montante  va  altérer  de  son  eau  salée  le  courant  in- 
térieur des  fleuves  dont  elle  envahit  l'estuaire.  Sans  doute  les 
populations  des  vallées  hautes  ont  aussi  leurs  chefs  propres, 
mais  ce  sont  là  des  chefs  que  l'éloignement  paralyse  à  demi  et 
qu'immobiliserait  d'ailleurs  leur,  état  de  paysans  obligatoire- 
ment sédentaires  et  économes. 

xVussi,  ces  chefs  manquent-ils  généralement  de  l'habileté,  des 
moyens  d'intrigue,  des  rapports,  des  relations  et  du  contact  qu'il 
faut  pour  se  hausser  au  niveau  des  grands  honneurs.  D'autre 
part,  ces  charges,  peu  rémunérées  pour  qui  n'est  pas  sur  place, 
sont  d'excellentes  aubaines  pour  la  classe  privilégiée  de  la  capi- 
tale et  des  petits  centres,  qu'elles  dispensent  de  vivre  sur  son 
fonds  et  à  laquelle,  par  surcroît,  elles  assurent  la  facilité  de 
caser  les  fils,  les  frères,  les  neveux. 

L'ancien  gouvernement  du  Valais  tenait  à  la  fois  de  la  forme 
aristocratique  et  de  la  forme  démocratique.  Ne  pouvant,  en  rai- 
son des  pouvoirs  du  prince-évêque ,  s'instituer  sur  le  plan  de  la 
démocratie  pure,  comme  les  petits  états  de  la  Suisse  primitive, 
(où  le  pouvoir  législatif  est  entre  les  mains  de  l'assemblée  de 
tous  les  citoyens),  le  peuple  valaisan  possédait,  depuis  de  nom- 
breux siècles,  une  assemblée  représentative  de  52  membres. 
C'est  dans  ce  pays  que  prit  d'ailleurs  naissance  le  principe  du 
référendum,  ce  droit  de  veto  législatif  conféré  au  peuple,  qui 
depuis  a  fait  fortune  en  Suisse  (1). 

Cette  ancienne  assemblée,  appelée  diète ^  était  composée  des 
députés  des  sept  dixains  du  Haut  Valais  nommés  tantôt  par  le 
peuple,  tantôt  par  le  conseil  de  dixain,  selon  les  institutions  in- 

(1)  «  En  Valais,  le  référendum  est  combiné  avec  les  formes  du  gouvernement  re- 
présentatif introduites  dans  la  constitution  de  1839;  il  y  constitue  donc  une  anoma- 
lie, une  exception  dans  l'ensemble  de  cette  constitution.  C'est  un  acte  de  fédéra- 
lisme qu'on  n'a  pas  osé  enlever  au  peuple  encore  attaché  à  cet  exercice  local  de  sa 
souveraineté  par  des  habitudes  séculaires.  »  —  A.-E.  Cherbuliez,  De  la  Démocralie 
en  Suisse. 


348  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

térieiircs  de  ces  miniiscules  démocraties.  Elle  comptait  encore 
les  députés  du  clergé.  Après  la  Révolution  et  le  régime  de  l'Em- 
pire français,  cette  représentation  du  clergé  se  réduisit  à  la 
présence  de  l'évéque,  lequel  disposait  de  quatre  voix,  c'est-à- 
dire  que  son  vote  équivalait  à  celui  d'un  dixain.  De  même  la 
présidence  qui,  sous  l'ancien  régime,  était  réservée  à  Févéque 
passa,  sous  la  constitution  de  1815,  aux  mains  du  grand  bailli, 
lequel  présidait  en  même  temps  le  pouvoir  exécutif.  Le  Bas- 
Valais,  administré  jusqu'en  1799  par  des  gouverneurs  du  Haut, 
acquit,  dès  cette  date,  l'égalité  des  droits. 

Ainsi,  de  la  base  au  sommet,  tout  est  fédératif  :  le  canton  lui- 
même  est  formé  de  petites  républiques,  à  leur  tour  divisées  en 
communes  à  peu  près  souveraines. 

Dans  l'ordre  constitutionnel  modifié  par  les  nouvelles  dispo- 
sitions de  1839  et  de  1875,  quelques  rouages  ont  changé  de  nom 
et  de  place,  mais  leur  rôle  et  surtout  leur  nombre  se  sont  scru- 
puleusement conservés  jusqu'à  ce  jour. 

De  nombreuses  incompatibilités  ont  été  proclamées  en  1875, 
mais  ce  progrès  apparent  dans  le  sens  démocratique,  est  lui- 
même  un  effet  de  la  tendance  à  considérer  le  pouvoir  commue 
un  gâteau  dont  chacun  convoite  une  part  grande  ou  petite ,  une 
tranche,  une  parcelle,  une  miette.  Si  de  plus  nombreuses  coupes 
sombres  n'ont  pas  été  entreprises  dans  cette  forêt  des  compa- 
tibilités et  si  l'on  s'est  à  peu  près  contenté  de  mettre  fin  à  la 
prise  de  possession  d'un  conseil  municipal  par  une  même  fa- 
mille, par  un  père  et  sa  nichée  de  fils,  c'est  qu'en  raison  de  la 
dureté  des  temps,  le  maître  n'est  plus  en  mesure  de  délais- 
ser ses  affaires  propres  pour  une  seule  fonction  peu  rétribuée. 
L'instinct  des  clans  n'est  neutralisé  que  par  les  nécessités  de 
l'époque  où  nous  vivons. 

Cette  diffusion  de  l'autorité  de  l'État  entre  des  mains  innom- 
brables n'est  évidemment  pas  faite,  surtout  dans  une  démocratie 
pauvre,  pour  accentuer  le  relief  du  gouvernement  auquel,  d'une 
part,  la  commune  a  déjà  ôté  par  en  bas  une  forte  partie  des 
attributions  qui  devraient  logiquement  lui  incomber  et  auquel, 
d'autre  part,  le  pouvoir  de  la  Confédération  suisse  enlève  encore 


LE   VALAISAN   ET   SOX   RÔLE   SOCIAL.  349 

peu  à  peu,  par  en  haut,  ce  que  la  constitution  particulière  du 
canton  lui  a  jusqu'ici  garanti. 

Par  une  autre  conséquence  du  même  mouvement  de  trans- 
formation, la  part  d'autorité  ainsi  émiettée  entre  d'innomljrabies 
favoris  de  l'État  arrive  à  se  dissoudre,  à  se  fondre,  puis  à  s'éva- 
porer. Et  la  préoccupation  que  le  gouvernement  met  à  vouloir 
la  conserver  n'arrive  qu'à  précipiter  cette  dissolution.  A  quelle 
force  a-t-il  recours  pour  étayer  ce  vaste  mécanisme  de  sa  puis- 
sance réduite?  A  celle  qu'il  compte  tirer  d'un  appel  nouveau  à 
l'appétit  des  clans,  et  c'est  bien  pourquoi,  depuis  vingt-cinq  ans 
surtout,  il  s'applique  à  dédoubler  le  bénéfice  de  certains  postes 
administratifs  afin  de  satisfaire  un  plus  grand  nombre  de  ser- 
viteurs. En  1876,  deux  amis  étant  en  compétition  pour  le  poste 
d'officier  de  Tétat  civil  dans  une  importante  commune,  Tun  prie 
l'autre  de  ne  pas  s'opposera  sa  nomination,  s'engageant  au  préa- 
lable à  le  récompenser  et  à  lui  abandonner,  en  échange  du  titre, 
la  direction  du  bureau  et  les  honoraires.  En  1881,  le  receveur 
du  district  d'Entremont  étant  décédé,  son  successeur  obtient  le 
poste  à  cette  condition  que,  bien  que  seul  titulaire,  il  se  rési- 
gnera à  partager  son  arrondissement  avec  un  autre.  Plus  tard, 
deux  favoris  de  l'État  se  trouvent  en  présence  pour  un  poste  de 
conserv^ateur  des  hypothèques  ;  le  pouvoir  cantonal  en  nomme 
un  et  le  charge  en  même  temps  d'utiliser  les  services  de  son 
rival  à  des  conditions  fixées.  Malheureusement  la  rivalité  est 
trop  chaude  encore,  des  contestations  surgissent,  l'arbitrage  de 
l'État  serait  légitime  et  nécessaire  ;  mais  l'État  recule  précisé- 
ment  devant  l'idée  de  faire  un  simple  mécontent;  un  procès 
s'ensuit  et  c'est  le  titulaire  régulièrement  nommé  qui  est  tenu  de 
payer  une  indemnité  à  l'autre. 

Ainsi,  de  même  que  nous  avons  vu  ces  populations  pauvres 
partager  tous  leurs  biens  à  l'infmi  —  ce  qui  est  la  forme  de 
propriété  individuelle  la  plus  voisine  de  la  communauté  —  de 
même  nous  voyons  l'État  issu  de  ces  mêmes  populations  diviser 
et  subdiviser  ses  protections  de  manière  à  ne  mécontenter  per- 
sonne. Par  ce  procédé,  on  ne  se  fait  pas  de  serviteurs  d'un 
dévouement  absolu,  mais  on  ne  se  fait  pas  non  plus  d'adversaires 

T.  xxxiil.  25 


350  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

trop  violents,  et  c'est  à  peu  près  ce  qu'il  faut  à  un  pouvoir  com- 
primé entre  Tautonomie  des  communes  qui  est  à  sa  base  et  la 
lourde  pesée  centralisatrice  de  la  Confédération. 

De  la  sorte,  pareil  à  ces  vieilles  plantes  grimpantes  qui  vont 
se  développant  sans  se  fortiticr,  le  vaste  régime  officiel  du  clan, 
de  la  commune,  de  l'État  et  de  son  administration  continue  de 
s'élargir,  jusqu'à  envelopper  dans  son  réseau  l'initiative  des  indi- 
vidus et  des  groupements  privés.  Cette  œuvre,  peut-être  en  quel- 
que mesure  non  préméditée,  est  d'autant  plus  redoutable  dans 
ses  efîets  qu'ici  le  fonctionnaire  n'est  fonctionnaire  qu'à  demi,  que 
—  sauf  peut-être  à  Sion  —  il  ne  peut  former  une  caste  distincte. 
Il  pénètre  donc  la  race  entière  en  lui  inoculant,  si  l'on  peut  dire, 
la  virus  du  dédain  à  l'endroit  des  métiers  manuels  et  des  profes- 
sions techniques.  Il  n'est  pas  jusqu'au  plus  humble,  au  plus 
pauvre  de  biens  ou  d'esprit  qui,  par  voie  de  parenté,  de  do- 
mestication ou  d'asservissement  pécuniaire,  ne  représente  au 
moins  une  feuille  de  ce  l)ranchage  touffu.  Al)straction  faite  de 
quelques  rares  individus  que  leur  position  contraint  à  plier  sous 
le  labeur  sans  rêver  d'autre  gloire  que  l'avenir  de  leurs  enfants, 
il  est  permis  de  dire  que  tout  Valaisan,  même  émigré,  est  direc- 
tement attaché  au  pouvoir.  Car  il  faut  observer  que  le  «  pou- 
voir »  n'est  pas  tout  entier  formé  des  gens  momentanément 
investis  de  fonctions,  et  qu'il  embrigade  aussi  ceux  qui  le  con- 
voitent pour  eux  ou  testeurs,  comme  ceux  qui,  après  en  avoir 
été  exclus,  portent  son  empreinte  à  travers  le  monde. 

A  l'heure  actuelle,  la  députation  au  Grand  Conseil  du  Valais 
est  composée  d'un  député  par  mille  âmes  de  population,  soit  de 
115  membres.  Malgré  cet  effectif  considéral)le  ,  chacun  de  ces 
représentants  est  doublé  d'un  suppléant  qu'il  peut  éventuelle- 
ment requérir  de  se  rendre  à  l'assemblée  en  son  lieu  et  place  — 
quitte  à  y  voter  le  contraire  de  ce  que  le  titulaire  eût  prétendu 
voter.  Il  existe  dans  le  canton  des  districts  de  4  à  5.000  Ames  au 
plus;  or  chacun  a  encore  son  préfet  ni  plus  ni  moins  qu'un 
grand  département  français  et,  comme  si  ce  n'était  pas  encore 
assez,  il  doit  être  renforcé  d'un  substitut  éventuel  auquel  l'usage 
a  conféré  le  titre  de  sous-préfet  !  Ajoutons  que  chaque  district 


LE    VALAISAX    ET    SON    RÙLE    SOCIAL.  351 

est  pourvu  (l'un  tribunal  correctionnel  et  criminel  avec  substi- 
tuts, procureurs,  huissiers,  ni  plus  ni  moins  que  les  impercep- 
til)les  seigneuries  de  Tancien  régime:  telle  celle  de  la  petite 
vallée  de  Géren,  aujourd'hui  presque  inhabitée,  qui  n'en  eut 
pas  moins,  juscpi'à  la  chute  de  l'ancien  régime  ,  son  tribunal, 
son  bailli  et  sa  potence. 

Pour  découvrir  un  peuple  si  parfaitement  enchâssé,  si  profon- 
dément serti,  il  faudrait,  de  nos  jours,  aller  bien  loin.  Et  encore, 
serions-nous  vraiment  sûrs  d'en  trouver  un  qui  puisse  nous 
rappeler  aussi  fidèlement  que  lui  ces  tableaux  de  miniaturistes 
où,  voilés  par  la  patine  des  ans,  les  mérites  de  l'œuvre  se  déta- 
chent à  peine,  indistincts  et  vagues  au  milieu  de  l'éclat  tapageur 
d'un  cadre  démesuré? 

Le  Valais  ne  dispose  d'aucune  fortune  publique  notable.  L'in- 
vasion française  en  1799,  les  guerres  civiles  qui  se  sont  pour  ainsi 
dire  succédé  jusqu'en  1850,  le  krack  de  la  Banque  cantonale 
en  1871,  l'ont  sans  cesse  maintenu  acculé  à  la  ruine.  En  dépit 
des  efforts  prodigieux  que  lui  imposa  ce  dernier  désastre,  le 
gouvernement  a  dii  s'arranger  coûte  que  coûte  pour  ne  pas 
accroître  sensiblement  les  charges  du  contribuable;  car,  par 
un  phénomène  d'inconséquence  fréquent  dans  les  démocraties, 
le  suffrage  populaire  ne  désavoua  pas  les  hommes,  mais  pré- 
féra rejeter  en  bloc  une  proposition  qui  tendait  au  relèvement 
de  l'impôt. 

Les  dépenses  de  l'État  sont  d'ailleurs  modestes.  Aucun  can- 
ton suisse  de  plus  de  100.000  âmes  ne  dépense  aussi  peu,  dit 
M.  Jules  Repond,  dans  la  Gazette  de  Lausanne.  Toutefois,  si 
sagement  administrées  que  semblent  être  aujourd'hui  les  fi- 
nances de  l'État,  nous  ne  devons  pas  oublier  que  les  com- 
munes, par  ce  qu'elles  entreprennent  spontanément  et  par  les 
subsides  qu'elles  oublient  de  solliciter  afin  de  rester  maîtresses, 
allègent  dans  une  mesure  considérable  les  charges  du  gouver- 
nement. D'autre  part,  la  grande  majorité  des  fonctionnaires 
ont  su  jusqu'à  ce  jour,  sans  précisément  mépriser  les  hono- 
raires, se  nourrir  à  demi  d'honneurs.  L'exenq^le  leur  était 
donné  de  haut:  jusqu'à  ces  dernières  années,  un   membre   du 


352  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

gouvernement  cantonal  émargeait  au  budget  pour  Thumble 
somme  de  2.500  francs.  Il  faut  bien  dire  que  les  représentants 
de  familles  sûres  de  leurs  revenus  fonciers  étaient  seuls  appe- 
lés à  de  telles  dignités  ;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  l'heure  est  pro- 
che où,  sinon  pour  les  chefs,  du  moins  pour  les  soldats  du  fonc- 
tionnarisme, l'éclat  des  titres  officiels  ne  suffira  plus.  Même 
dans  le  Valais,  les  temps  amènent  de  nouvelles  exigences. 

Autrefois,  l'occasion  de  toute  dépense  faisant  presque  défaut, 
l'homme  lettré,  invariablement  prêtre  ou  juriste,  était  partout 
chez  lui,  et,  quoi  qu'il  fît,  nul  n'entreprenait  de  contester  son 
honorabilité  ou  ses  mérites.  De  la  sorte  toute  obole  passait  dans 
son  coffre  éternellement  clos  aux  dépenses.  Il  ne  saurait  plus  en 
être  ainsi.  Sans  doute,  nous  avons  vu  plus  haut  comment  cer- 
taine famille  Z...  parvient  à  prospérer  en  cumulant  une  foule 
de  petites  attributions;    seulement,   cette  supériorité,   elle   la 
+ient  de  l'inimitable  stoïcisme  qu'elle  déploie  à  se  cantonner 
dans  toutes    les  pratiques  d'autrefois,    de    sa  persévérance   à 
ignorer  que  sa  propre  génération  a  créé  des  cabarets,  de  son 
exil  volontaire  loin  de  l'agitation  des  temps  présents,  de  sa 
constance  docile  à  fuir  des  honneurs  qui,  même  insignifiants, 
cachent  toujours  des  sources  imprévues  de  frais.  Elle  la  main- 
tient surtout,  cette  supériorité  unique,  en  conservant,  malgré 
cent  petites  sujétions  personnelles,  cette  indépendance  collec- 
tive qui  assure  son  autonomie  sociale.  En  un  mot  c'est,  appli- 
quée à  la  famille,  la  môme  incompressibilité  que  les  habitants 
de  Sarreyer  appliquent  au  clan  local. 

Par  la  fantaisie  qu'un  homme  met  à  conquérir  la  plus  modeste 
des  places,  il  rompt  immédiatement  ce  bel  équilibre,  puisque, 
en  raison  de  la  modicité  des  traitements,  il  n'a  que  le  choix  ou  de 
négliger  ses  intérêts  directs  ou  de  s'acquitter  à  demi  de  la  tâche 
publique.  Qu'il  ait  tout  d'abord  entrevu  dans  cette  distinction 
convoitée  un  appui,  un  expédient,  le  salut  final  ou  la  simple 
gloriole,  invariablement  il  vient  se  heurter  à  un  miroir  d'a- 
louettes que  tant  d'autres  ont  déjà  effleuré,  et,  comme  les  au- 
tres, il  épuise  ses  forces  au  point  de  ne  pouvoir  rien  rapporter 
au  nid. 


LE   VALAISAN   ET   SON   RÔLE   SOCIAL.  353 

C'est  ainsi  qu'une  fois  de  plus  les  hal)ilcs,  les  quelques  lé- 
gistes dont  c'est  là  le  rôle,  recueillent  tout  pour  eux-mêmes 
ou  pour  de  nouvelles  dupes  et  emportent  ces  débris  dans 
leur  étrange  ruche  syndicale  du  haut  de  laquelle  on  tient  F  œil 
ouvert  sur  toutes  les  transactions,  flairant  les  affaires  bonnes 
ou  mauvaises,  exerçant  une  police  mutuelle,  et  butinant  de 
tous  les  côtés. 

Presque  tous  les  districts  envoient  encore  au  Grand  Conseil 
une  députation  formée  de  curiales  ou  tout  au  moins  dirigée 
par  un  ou  deux  légistes  influents  qui  absorbent  les  discussions 
et  font  silence  sur  les  propositions  émanées  des  députés  tech- 
niciens ou  médecins,  de  manière  que  toute  sélection  se  fasse  à 
leur  profit.  C'est  ainsi  que,  sur  soixante  représentants  que  le 
peuple  valaisan  a  envoyés  à  l'Assemblée  fédérale  depuis  1850, 
c'est  tout  au  plus  si  l'on  en  trouve  deux  d'étrangers  à  la  car- 
rière juridique.  Au  moins  les  sept  membres  actuels  sont  des 
légistes.  Et,  ce  qui  frappe  particulièrement,  c'est  que  toutes 
les  fois  que,  par  extraordinaire ,  il  est  arrivé  aux  assemblées 
préparatoires  ou  aux  comités  électoraux  de  proposer  ou  de 
porter  en  liste  un  commerçant,  un  industriel,  un  technicien  ou 
un  homme  de  science,  la  masse  des  meneurs,  ou,  à  défaut,  celle 
des  électeurs,  a  corrigé  de  telles  dispositions.  Car  le  paysan, 
plus  attaché  à  la  routine  que  ses  chefs  eux-mêmes,  dédaigne 
avec  hauteur  l'homme  instruit  qui  n'interprète  pas  le   code. 

Mais,  dans  ce  domaine  de  la  répartition  des  charges  électo- 
rales et  des  fonctions,  il  nous  reste  à  tenir  compte  d'un  phé- 
nomène particulier  à  la  Suisse  et  à  ses  sociétés  de  formation 
fédérative. 

Loin  de  nous  toute  pensée  de  blâmer  quoi  que  ce  soit,  attendu 
que  ces  peuples-là  savent  mieux  que  les  autres  quelles  institu- 
tions leurs  conviennent  ;  toutefois  de  quelque  manière  qu'ils  la 
veuillent  juger,  chacun  conviendra  que  la  représentation  pro- 
portionnelle est  Tattestation  de  Tidée  qu'un  peuple  à  base  de 
clan  se  fait  de  l'existence  et  de  l'exercice  du  pouvoir. 

Je  vais  me  servir  d'une  figure   plutôt  vieillotte  et  triviale, 
mais  c'est  à  dessein,  car  il  n'en  existe  pas  de  plus  simple.  Le 


354  I-A    SCIENCE   SOCIALE. 

pouvoir  étant  généralement  considéré  comme  un  gâteau,  celui 
qui  a  été  pouss